15 octobre 2020 | tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/ecpmp,oe/151020/avec-le-couvre-feu-l-ordre-marchand-devient-la-priorite?page_article=1
Sans doute l’époque nous réduit-elle à devoir faire des mauvais choix. La circulation du coronavirus ne semble pas maîtrisable et l’intégralité des techniques utilisées semble être vouée à l’échec. L’annonce d’un couvre-feu entre 21 heures et 6 heures par Emmanuel Macron pourrait simplement entrer dans cette catégorie du « moindre mal », où l’on tente de minimiser les risques tout en sauvegardant ce que l’on appelle ordinairement « l’économie ». L’urgence impose sans doute des contraintes parfois difficilement supportables pour beaucoup.
C’est peut-être vrai. Mais cela ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur la nature propre de cette décision. Car « sauver l’économie » n’est pas un terme neutre dès lors que l’on considère l’économie pour ce qu’elle est réellement, une construction humaine. Le confinement du printemps dernier avait montré qu’il était possible de réaliser, pour reprendre le mot du sociologue hongrois Karl Polanyi, un « désencastrement » de l’économie sur la société. Cette dernière avait décidé de se concentrer sur l’essentiel pendant un temps.
Il y aurait beaucoup à dire de la façon dont ce désencastrement, au reste partiel, s’est effectué alors. Certains avaient été mis en première ligne, sans être suffisamment protégés. Mais l’économie marchande, celle qui fonctionne selon le mode de la reproduction du capital, avait été suspendue et remplacée temporairement par des revenus issus de la puissance publique.
Ce désencastrement total ne pouvait certes être que provisoire, non pas tant pour des raisons « économiques » que pour des raisons sociales : on ne peut guère « enfermer » une population indéfiniment. Mais il permettait d’ouvrir deux possibilités, largement complémentaires. La première, c’était que ce désencastrement même étant possible, il permettait, hors du confinement, d’organiser autrement « l’économie ». Il devenait alors possible de réduire l’impact social de la suspension de l’économie marchande, par un élargissement du filet de sécurité sociale et par le développement de l’emploi public. On pouvait donc penser des besoins hors du cadre marchand. Cela était d’autant plus nécessaire que la crise sanitaire ne s’arrêtait pas et que des restrictions pouvaient encore avoir lieu.
La deuxième possibilité était d’utiliser le confinement et les possibilités du désencastrement pour renforcer les dispositifs sanitaires. La première crise avait montré les limites de la gestion passée du système hospitalier. Le virus est dangereux, mais son vrai danger, celui qui conduit aux restrictions de liberté, c’est la sous-capacité du système de santé. Il fallait donc trouver des solutions pour déployer de nouveaux moyens, humains et matériels, au plus vite. Bien sûr, les contraintes physiques et de formation freinent nécessairement ce déploiement, mais au moins eût-il fallu engager le mouvement. De ce point de vue, l’inertie du gouvernement a été patente. Combien d’emplois durables, de lits spécialisés, de structures ont été créés ?
L’exécutif a fait le choix d’ignorer ces deux possibilités. Effrayé par le « coût » du premier confinement, il s’est empressé d’organiser un simple retour à la normale économique et social. La production de profit redevenait l’alpha et l’oméga de toute la vie sociale. La meilleure preuve de cela, c’est bien ce fameux « plan de relance » centré sur la politique de l’offre, alors même que la crise sanitaire n’était pas terminée.
Cette logique de « reprise économique » perçue comme la seule défense contre les conséquences sociales du confinement a écarté la possibilité d’une organisation économique et sociale de crise permanente. Elle a certes permis à Bruno Le Maire de claironner au regard des chiffres de l’été et de l’industrie touristique que « la reprise était là », mais cette reprise même condamnait la France à une deuxième vague. Sauf que, dès lors que l’on a rejeté tout désencastrement économique, on a changé fondamentalement de priorité.
C’est donc désormais la logique marchande qui dicte sa loi et s’impose à la crise sanitaire elle-même. C’est le vrai sens du « vivre avec le virus » qui a été le mot d’ordre du gouvernement durant tout l’été. Car, en réalité, il y a bien des façons de vivre avec le virus, selon les priorités que l’on se donne et qui déterminent les inévitables limitations de liberté qui accompagnent une telle crise sanitaire. Depuis le 11 mai, la priorité du gouvernement est inscrite dans son plan de relance, c’est « produire ». Non pas produire pour répondre à des besoins essentiels ou à la crise, mais simplement « produire », sans aucun complément d’objet.
C’est donc la crise sanitaire qui est désormais encastrée dans la logique marchande. Il faut non pas « vivre avec le virus », mais bien plutôt « produire avec le virus ». Le discours du président de la République du 14 octobre a traduit cette inversion de façon très claire. Le centre de la vie doit être le travail et ce qui doit s’ajuster à cet impératif, c’est la santé et les libertés publiques.
En réalité, cette vision est, d’un point de vue capitaliste, imparable : elle prouve qu’il n’y a pas d’économie capitaliste sans travail et que c’est bien ce travail soumis à l’impératif marchand qui est la source de toute valeur. Dès lors, la fonction de l’être humain dans une telle société est d’abord de travailler. Tout le reste doit y être soumis.
L’ensemble du discours gouvernemental s’appuie sur cette inversion : le « relâchement » individuel et la focalisation sur la sphère dite « privée » comme sources principales de contamination font ainsi abstraction des risques que prennent les travailleurs au quotidien. Le déni du ministre de l’éducation nationale sur la situation scolaire est, à ce titre, très parlant car l’école est un maillon indispensable de la chaîne productive. En bref, on se contaminerait partout sauf au travail.
Le couvre-feu est donc le produit de cette inversion des priorités et de ce ré-encastrement économique. Bien sûr, nul ne veut revenir à un confinement global qui est source de détresse psychologique et sociale (au sens des rapports sociaux). Est-il juste de penser que la seule alternative à ce confinement pour réduire la circulation du virus est de la limiter partout ailleurs qu’au travail ? En réalité, cela traduit un choix anthropologique du gouvernement : celui de considérer que le premier lien social est le travail productif et que la première des libertés est celle de gagner de l’argent.
Reductio ad productionem
Comment comprendre autrement la réticence d’Emmanuel Macron sur le télétravail ? Ce mode de travail pose, en temps normal, de nombreux problèmes, notamment d’atomisation des travailleurs face à l’entreprise. Mais en cas de crise sanitaire, il permet, lorsque cela est possible, de réduire précisément les risques. Mais le président de la République a jugé que ce télétravail réduisait la socialisation et qu’il fallait donc y avoir recours avec précaution. Il suit ainsi les demandes du patronat qui n’est pas très favorable à l’établissement de recommandations strictes sur ce point.
Car, pour le Medef, principal syndicat patronal, le télétravail est synonyme de paresse et de baisse de productivité. La surveillance de l’atelier et de l’open space reste, pour lui, parmi les incontournables. Et c’est précisément cette surveillance que le président de la République considère comme la dernière socialisation qu’il veut bien tolérer. La socialisation, soit, mais à condition qu’elle soit utile et productive. D’ailleurs, il l’a dit clairement : « On se socialisera, mais au travail. »
La crise sanitaire est donc utilisée comme un moyen de réduire l’homme à sa seule fonction productive. Quelle est la vie sous le couvre-feu ? Travailler pour produire, travailler pour générer du profit et renouveler sa force de travail pour recommencer demain, une fois le couvre-feu levé. Rien de plus. La police est, carnet de contraventions à la main, en charge du respect de cet ordre social. Mais pour le gouvernement, tout le génie social de l’homme réside dans cette simple fonction. Un autre élément est venu le confirmer : celui du refus d’augmenter de façon pérenne et structurel le RSA et de renforcer l’assurance-chômage.
C’est un élément intéressant, parce que, d’un côté, on prétend vouloir sauvegarder le travail par le couvre-feu en protégeant la population de la pauvreté et, de l’autre, on refuse de gérer structurellement les problèmes de la pauvreté et du chômage. Ce refus prouve bien que ce n’est pas la question de la pauvreté qui a déterminé le gouvernement à maintenir en fonctionnement la sphère productive. C’est bien plutôt d’assurer le fonctionnement « sain » du marché du travail.
D’ailleurs, Emmanuel Macron prétend, en opposition avec la plupart des études, qu’augmenter le RSA désinciterait au travail. Dès lors, on comprend bien le cœur de la politique actuelle, bien loin de la priorité sanitaire : c’est plutôt l’ajustement du marché du travail. Le Covid-19 a augmenté le chômage, très bien. Il faut désormais que ce chômage fasse son œuvre, vienne réduire le coût du travail pour que l’on ait moins de chômeurs et plus de compétitivité.
Mais pour que cela fonctionne, bien sûr, il faut que, Covid ou pas, on puisse aller au travail. D’ailleurs, les exceptions au couvre-feu prévoient, bien sûr, les « raisons professionnelles ». Même la règle des six personnes n’est pas valable dans le cercle du travail.
Il n’y a finalement rien de surprenant à ce que le gouvernement fasse ce choix. Il traduit sa perception profonde de la société. Historiquement, le capitaliste français a toujours perçu le « bon peuple » comme celui qui travaille et retourne dans son foyer.
Dans son discours célèbre du 24 mai 1850 qui défend la perte du droit de vote pour ceux qui n’ont pas de résidence fixe depuis trois ans, Adolphe Thiers, à l’époque député à l’Assemblée nationale législative, explique qui sont ceux qu’il veut exclure du corps des citoyens : « Ces hommes que nous avons exclus, sont-ce les pauvres ? Non. Ce n’est pas le pauvre, c’est le vagabond, qui souvent, par des moyens licites ou illicites, gagne des salaires considérables, mais qui ne vit pas dans un domicile à lui appartenant ; qui se hâte, quand il est sorti de l’atelier, d’aller au cabaret, qui ne met aucun intérêt à son domicile, aucun. Savez-vous pourquoi ? Qui ne met aucun intérêt à son domicile parce que souvent il n’a pas de famille, ou quelquefois, quand il en a, il ne l’intéresse pas à l’asile qu’il habite. »
Le danger, c’est l’homme qui, après le travail, ne rentre pas chez lui. C’est cela pour Thiers, la « vile multitude » qu’il oppose au « vrai peuple ».
Celui qui deviendra président de la République en 1871 voyait dans le « cabaret » le lieu où se fomente la révolte sociale, Emmanuel Macron y voit le lieu où s’attrape le virus. Mais la logique n’est pas différente. Le lieu de perdition est le même : c’est la vie sociale extra-économique, celle où l’on ne produit pas.
Lorsque Emmanuel Macron combat le virus par un couvre-feu, il estime bien ne pas punir les « braves gens » mais seulement cette partie de la population qui réussit à trouver un lien social en dehors de sa fonction productive. Il pense biffer le « superflu » tandis qu’il faudrait s’interroger sur « l’essentiel ». Mais pour lui, est superflu ce qui ne participe pas à la compétitivité de l’économie. Il faut produire de la valeur à tout prix et faire croire que le virus ne frappe qu’en dehors du processus de production.
Au-delà de toute considération sanitaire, ce couvre-feu traduit donc le retour de l’ordre capitaliste dans une version brute. L’homme est réduit à sa fonction productrice de serviteur du système marchand. En prétendant « sauver l’économie » et donc « les emplois », le gouvernement envoie trois messages inquiétants.
Le premier, c’est que le système de santé va devoir s’ajuster à cette nouvelle priorité. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qui prévoit 1,5 milliard d’euros d’économies sur l’hôpital, avait déjà montré clairement cette réalité. Le couvre-feu le confirme : les hôpitaux géreront les conséquences de la « normalité économique ».
Ensuite, il fait de l’économie un totem absolu. Quiconque désormais sera contaminé hors du travail sera moralement condamnable. Au travail, ce sera « pour sauver les emplois » et donc acceptable. La conséquence, c’est que la seule vie « tolérable » est celle de la production.
Enfin, Emmanuel Macron se condamne lui-même à l’échec économique. Son aveuglement de l’été montre bien que la priorité donnée à l’économie est la condition du retour de l’épidémie. Et donc d’un nouveau ralentissement économique. Car si l’on travaillera toujours, on consommera moins, notamment en biens et services de loisirs et de culture. Dans ces conditions, nul ne se hasardera à investir alors même que l’horizon de présence du virus semble s’allonger.
La stratégie du « stop and go » continuel, conséquence de la focalisation du gouvernement sur l’offre productive, le condamne à un désastre économique. L’économie, ce n’est pas que la production et le travail, c’est aussi, au sens ancien, la bonne intendance, la bonne gestion des besoins. C’est un outil. En faire une fin en soi nous condamne à une fuite en avant funeste. C’est pourquoi il est urgent de réfléchir à une nouvelle organisation économique. Ce virus nous y contraint, quand bien même l’hôte de l’Élysée tenterait désespérément de nous faire regarder ailleurs.
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