Édition du 17 décembre 2024

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LGBT

Belgique : Contre les personnes trans*, le VB ressort l’arsenal nazi

Suite à la constitution du gouvernement Vivaldi, notre pays est le premier d’Europe à avoir nommé une personne transgenre déclarée à un poste de ministre, à savoir Petra de Sutter qui endosse les compétences de la Fonction publique et des Entreprises publiques.

Tiré du site Gauche Anticapitaliste

La nouvelle n’a pas eu l’effet d’une bombe médiatique comme on aurait éventuellement pu s’y attendre dans un paysage où la peopolisation de la politique reste très prégnante. Il n’en a rien été : quelques articles de presse soulevaient justement le fait que ce soit une nouvelle somme toute assez banale qui n’a pas déclenché de levées de boucliers. On peut peut-être expliquer ce fait par une actualité déjà chargée pour les journalistes politiques ou par le manque d’implication de de Sutter dans les questions LGBTQI+ au niveau belge (malgré son implication au niveau européen par ailleurs).

Évidemment, frustrée par ce manque de réaction d’une société belge relativement indifférente (malgré les habituels commentaires haineux qu’on peut trouver dans un spectre politique encore extrêmement large), les néo-fascistes du Vlaams Belang (VB) ont essayé de donner un coup de pied dans la fourmilière de la transphobie, continuant ainsi leurs attaques répétées contre les personnes transgenres. (1)

Un élu du VB a donc twitté que Petra de Sutter était la “personnification du marxisme culturel”, elle voudrait “détruire et remplacer toutes les bases de notre civilisation occidentale”.

On pourrait d’abord penser innocemment qu’il ne s’agit là que d’une attaque politique contre la gauche en général. Ce serait là pécher par négligence grave de contexte : tout d’abord sur les éléments de langage de l’extrême-droite et mais aussi sur l’histoire du nazisme. Les journalistes qui ont délaissé ces éléments de contexte jouent un jeu extrêmement dangereux à une époque de résurgence mondiale de l’extrême-droite.

Tout d’abord, l’utilisation du terme marxisme culturel est très loin d’être une première dans l’actualité flamande : l’odieux Theo Francken a déjà défendu que les “marxistes culturels” voulaient détruire “nos” traditions, plus particulièrement la célébration de la Saint-Nicolas suite à une polémique complètement absurde représentant un Saint-Nicolas sans croix sur sa mitre, représentation qu’on retrouve pourtant déjà dans l’art religieux du XVe siècle.

En réalité, le terme “marxisme culturel” ne regroupe absolument rien de précis dans l’usage (bien que certains “penseurs” réactionnaires aient essayé de théoriser la notion) et sert d’argument pseudo-intellectuel à l’extrême-droite pour faire avancer ses crises de panique morale. Il s’agit en réalité d’un terme usité pour disqualifier tout élément un tant soit peu progressiste.
Une théorie du complot aux contours très flous

Pour les intellectuels réactionnaires, le marxisme culturel, tel qu’ils le conceptualisent, est issu d’un essai de 1992 de Michael Minnicino, Les nouveaux âges sombres : L’École de Francfort et le politiquement correct, publié par l’Institut Schiller, institut fondé entre autres par le complotiste antisémite Lyndon Larouche dont une figure comme Jacques Cheminade, candidat aux présidentielles en France, est un des disciples. Cet essai déplore que l’école de Francfort a imposé le modernisme dans l’art et a joué un rôle prépondérant dans la contre-culture des années 60.

Cette définition est déjà fortement critiquable en ce que l’école de Francfort, loin d’être un bloc monolithique complotant pour propager une contre-culture et infiltrer les institutions, était en réalité un regroupement très hétérogènes de penseurs marxistes visant à publier des travaux universitaires marxistes, réfléchissant sur la superstructure capitaliste. Ils n’ont jamais sérieusement abordé le modernisme dans l’art. (2)

Constituée de nombreux allemands de gauche, pour la plupart juifs, réfugiés à New York après l’accession des nazis au pouvoir, l’école de Francfort compte ainsi dans ses rangs des penseurs comme Theodor Adorno, Herbert Marcus, Walter Benjamin (mort en septembre 1940 à Portbou, en Catalogne, alors qu’il tentait de fuir le nazisme), ou Max Horkheimer.

L’expression “marxisme culturel” provient en réalité d’un autre marxiste, Trent Schroyer, critique du manque de contenu révolutionnaire de l’école de Francfort. Il avait inventé cette notion en 1973 pour désigner les travaux de cette école. (3)

Il est clair que la notion de “marxisme culturel” a une histoire très complexe. Cette complexité est entretenue par la grande diversité des travaux de l’école mais également par le flou extrême des très nombreux réactionnaires qui se sont emparés du sujet pour lui faire dire tout et n’importe quoi.

Ainsi, l’extrême-droite réactualise le marxisme culturel de Minnicino à sa sauce, en fonction des obsessions du moment : le politiquement correct, le grand remplacement, la soi-disant obsession du sociétal contre le social de la gauche (4), la guerre des campus, le déboulonnage des statues confédérées et coloniales, la laïcisation des noms des congés, etc.

Cette école n’est évidemment pas visée au hasard : juifs, réfugiés, communistes et critiques des valeurs traditionnelles représentent tout ce que détestent les extrêmes-droites. Il s’agit donc d’un bouc émissaire idéal qui regroupe de nombreuses obsessions pour les ennemis du moindre progrès, d’où l’importance de transformer cette école en une coterie complotant pour détruire la civilisation occidentale.

C’est d’ailleurs un livre de 2002, par un certain Kevin MacDonald, psychologue évolutionniste et égérie des néo-nazis étasuniens, qui va manipuler les données pour “démontrer” que les juifs auraient été à l’origine d’à peu près tous les mouvements sociaux de gauche des XIXe et XXe siècle (notamment au travers de l’école de Francfort), de la sociale-démocratie aux Black Panthers en passant par Stonewall, le tout afin de protéger leur ethnie. Le marxisme culturel est donc consacré comme une théorie expliquant la complexité gigantesque d’une époque dans une formule qu’on peut résumer par “c’est un coup des juifs”, une théorie du complot.

La notion a notamment été utilisée par le tueur d’extrême-droite Anders Behring Breivik pour justifier la tuerie de 77 personnes en Norvège durant l’été 2011. Celui-ci prétendait alors lutter contre afin de protéger l’Europe de “l’islamisation.” On ne sera pas surpris de le voir faire le salut fasciste à son procès. Ce qui nous amène au nazisme…
Un terme issu de l’idéologie nazie

Si le terme est aussi populaire à l’extrême-droite (y compris au Brésil, chez Bolsonaro et ses proches conseillers), c’est également qu’il renvoie, par une certaine ironie de l’histoire (étant donné que le terme a d’abord été créé par un marxiste comme nous l’avons vu plus tôt), à un concept clé de l’idéologie nazie : le “bolchévisme culturel”.

Dans l’idéologie nazie, tout doit être compris au travers de la peur de l’extinction de la race germanique. Les nazis sont terrifiés à l’idée que leur peuple soit annihilé, éteint. Il s’agit non seulement de protéger un peuple en tant qu’entité biologique mais également en tant qu’entité culturelle : l’obsession du sang pur traduit d’abord une préoccupation pour la race germaine en tant que catégorie supposée éternelle et non pour les personnes bien réelles regroupées sous cette étiquette. Il ne faut pas tant protéger les germains que l’identité germanique.

Ainsi, contre une telle menace, l’idéologie nazie appelle à abandonner des concepts centraux des sociétés démocratiques pour se donner les moyens de survivre à la guerre raciale. La liberté d’expression, les crimes de guerre, le droit à un procès équitable, les droits des femmes, le socialisme, tous ces concepts (et bien d’autres) sont compris par les nazis comme créés par le complot juif pour les affaiblir.

Dénoncer le bolchévisme culturel pour les nazis, c’est dénoncer les formes d’art modernistes (on en revient à Minnicino) comme de la propagande visant à populariser ces notions qui sont vues comme un obstacle à la survie de la civilisation germanique. Pour les nazis, l’apparition simultanée de la révolution russe et de l’art moderne n’est pas un hasard du calendrier mais bien une relation de cause à effet : il s’agit alors de s’en défendre. Comme pour l’utilisation contemporaine du terme de “marxisme culturel”, le bolchévisme culturel reste là aussi un gloubi-boulga mal défini destiné à faire peur dans les chaumières. En témoigne cette citation datée de 1931 par le pacifiste Carl von Ossietzky :

« Le bolchevisme culturel, c’est quand le chef d’orchestre Klemperer prend des temps différents de son collègue Furtwängler, quand un peintre étale une couleur sur son coucher de soleil qu’on ne voit pas en Poméranie ultérieure ; quand quelqu’un préfère le contrôle de la natalité ; quand on construit une maison avec une toiture plate ; quand un accouchement par césarienne est montré à l’écran ; quand on admire le jeu de Charlie Chaplin et la magie mathématique d’Albert Einstein. Ceci est appelé du bolchevisme culturel et une faveur accordée à Herr Stalin. C’est aussi la mentalité démocratique des frères Mann, un morceau de musique par Hindemith ou Weill, et cela doit être identifié à l’insistance hystérique d’un fou pour une loi lui donnant la permission d’épouser sa propre grand-mère. » (5)

Cette citation de 1931 fait écho à l’utilisation actuelle du mot “marxisme culturel” : un recyclage haineux et fainéant d’une vieille notion des heures les plus sombres du XXe siècle qui a exactement le même usage, un épouvantail taillé sur mesure pour créer des polémiques haineuses.
La transmisogynie antisémite

Dans l’idéologie nazie, l’homosexualité est une tare qui doit être éradiquée par l’eugénisme pour permettre de remporter la guerre des ventres tout en créant un vivier d’hommes virils, seuls aptes à la guerre pour défendre la race. Ainsi, c’est davantage la féminisation de l’homme qui est dangereuse pour la race germaine, raison pour laquelle les femmes transgenres sont autant haïes par l’extrême-droite. Dans la vision des nazis, les femmes transgenres seraient en réalité des homosexuels particulièrement atteints. Les nazis vont d’ailleurs expérimenter des thérapies de conversion sur certain.e.s détenu.e.s catégorisés comme “homosexuels” dans les camps de concentration. La déconstruction de la catégorie (autrefois entièrement perçue comme biologique) des rôles de genre est, aux yeux des nazis, un énième avatar de l’arsenal idéologique juif contre la race germaine, une négation intolérable de la réalité scientifique afin de baisser la natalité et la combativité allemande.

L’extrême-droite fétichise les choses concrètes, supérieures à l’abstrait qui serait une dégénérescence : c’est pour cela que la finance est vue comme une corruption du travail manuel, que l’action est supérieure à la réflexion et à la discussion, que la citoyenneté doit être une affaire de sang et que le pouvoir s’incarne non pas dans une collectivité mais dans un seul homme providentiel. En ce sens, les transidentités sont vues comme une abstraction au même titre que “la finance juive” serait une abstraction de “l’économie réelle” :

“De la même manière que les Juifs deviennent les manifestations concrètes de l’abstraction du capitalisme et de la loi de la valeur, la femme trans devient la manifestation concrète de l’abstraction et de la dénaturalisation du genre. (..) Tout comme les Juifs « sans racines, cosmopolites » représentent l’abstraction en n’étant enracinés dans aucune nation, les personnes trans font preuve d’un déracinement cosmopolite vis-à-vis du genre/sexe — au mépris de l’ancrage du sexe et de l’allégeance au genre.” (6)

C’est encore une fois l’illustration de l’obsession récurrente autour de la “biologie” qui a polarisé le débat sur les transidentités, typique de l’idéologie d’extrême-droite. Cette obsession autour de la biologie revient également quand il s’agit de protéger la race (qu’elle soit germaine ou blanche) des menaces extérieures. Ce n’est pas pour rien que l’extrême-droite excelle à utiliser des métaphores biologiques où la nation est vue comme un organisme uniforme mis en danger par des “virus”, des “parasites”, un “cancer”, une “infection” et qu’il faudrait “purger”, “purifier”, “nettoyer.”
Conclusions

Quand un militant du VB accuse Petra de Sutter de “marxisme culturel”, il s’affiche clairement comme un héritier direct du nazisme, obsédé par la protection de sa civilisation occidentale contre le grand remplacement (qui prend aujourd’hui le rôle de l’extinction de la race germanique des années 30) contre la décadence identifiée comme juive ou, pour le dire sans éveiller les soupçons, “mondialiste” (qui renvoie à l’imaginaire d’un peuple cosmopolite, sans terre, faisant encore ici écho à l’idéologie nazie).

On pourrait se contenter de condamner le Vlaams Belang pour avoir exprimé ses idées immondes et antisémites. Ça ne devrait pas étonner grand-monde après tout : l’extrême-droite est d’extrême-droite, la belle affaire. Il ne faudra cependant pas oublier la réaction de la présidente du parlement flamand, Liesbeth Homans de la N-VA : celle-ci, bien que condamnant le manque d’exemplarité du député néo-fasciste, défend du même coup la liberté d’expression de ce dernier. On croit rêver. La N-VA continue sa stratégie ignoble de jouer la tolérance vis-à-vis des personnes LGBTQI+ dans une stratégie cyniquement homonationaliste, tout en protégeant l’expression de théories clairement issues de l’idéologie nazie.

Récemment, un retraité de Keerbergen a été condamné pour avoir arboré sur sa maison des symboles nazis pendant des années : croix gammées, sigles SS, saluts à Hitler, etc. Si une personne peut être condamnée à la peine maximale pour avoir arboré ces symboles, nul doute que le recyclage de concepts idéologiques nazis pour attaquer une personne transgenre est au moins aussi grave et devrait mener à des mesures analogues !

Nous le répétons, la N-VA n’a pas sa place à la Belgian Pride : en protégeant la liberté d’expression des transphobes, elle se rend complice de nos oppressions. En légitimant leurs thèmes, elle se rend complice de nos oppressions. En envisageant de former une coalition avec, elle se rend complice de nos oppressions. En travaillant avec Francken qui utilise lui aussi le concept de marxisme culturel, elle se rend complice de nos oppressions. (7)

Stop à l’hypocrisie : on ne peut pas jouer sur deux tableaux, particulièrement en pleine montée de l’extrême-droite au niveau mondial ! Les copains de nazis n’ont pas leur place dans la Pride !

Sources :

Alexander Aerts, Histoire d’un complot du marxisme culturel, disponible sur : https://lavamedia.be/fr/histoire-dun-complot-du-marxisme-culturel/
Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie – Johann Chapoutot, disponible sur : https://youtu.be/Lfe5shsp4Hw
Collectif, Cultural Marxism, disponible sur : https://rationalwiki.org/wiki/Cultural_Marxism
Brenden Gallagher, What Is Cultural Marxism—and where did the term come from ?, disponible sur : https://www.dailydot.com/debug/what-is-cultural-marxism/
Joni Alizah Cohen, L’éradication des « abstractions talmudiques » : l’antisémitisme, la transmisogynie et le projet nazi, disponible sur : http://www.contretemps.eu/antisemitisme-transmisogynie-nazisme/?fbclid=IwAR0m225iwIJcEh5Sp0eERoSGLoRXAE_yfJjbcpegLzec_zZm89ez-GQeJ40

Crédit photo : Jonathan Poh

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