(Première réaction)
Un mot, un seul mot et voilà une carrière qui est pulvérisée ou jetée aux orties, c’est selon. Manifestement, il y a des mots tabous qui heurtent la sensibilité de certaines personnes. Ce mot (ou ces mots), prononcé(s) en leur présence suffit (ou suffisent) pour éjecter du haut lieu du savoir celle ou celui qui l’a (ou les a) prononcé(s). Même si ce mot figure dans le titre d’un livre, dans une théorie, même s’il est contextualisé… le maudit mot dit a blessé quelqu’une ou quelqu’un et l’affaire est rapidement jugée dans le cadre d’une procédure expéditive à outrance. En un rien de temps, la personne qui a prononcé le mot (ou les mots) tabou(s) se retrouve sanctionnée.
Et pendant ce temps, au sud du 45e parallèle, il y en a un qui occupe une fonction de très haut niveau, ses propos sont souvent offensants, déplacés, haineux, indignes de sa fonction… il n’y a personne pour le sanctionner. Lui, il peut tout dire. À l’opposé, à l’Assemblée nationale à Québec, l’utilisation de certains mots, lors de la joute parlementaire, est interdite. Pourtant, plusieurs de ces mots apparaissent dans le dictionnaire. Le décorum parlementaire a ses exigences, quitte à interdire l’utilisation de mots justes au contenu précis.
Est-il réellement nécessaire de demander aux parlementaires d’utiliser des mots inconsistants, inadéquats et insignifiants lors de la période des questions à l’Assemblée nationale ? Des mots qui relèvent du politicaly correct (ou political correctness) ? Doit-on étendre, jusqu’à l’enceinte universitaire ou collégiale, l’interdiction de prononcer certains mots à cause de certaines sensibilités ? Et jusqu’où s’étend cette interdiction ? Peut-on le savoir pour éviter de se retrouver dans l’eau chaude quasiment à son insu ?
Pour avoir prononcé un mot, à l’Université d’Ottawa, une personne a été sanctionnée dans le mépris des règles élémentaires de justice procédurale. Le recteur et vice-chancelier de cette institution universitaire est un juriste. Il doit s’y connaître en droit puisqu’il a enseigné cette matière durant plusieurs décennies et il a également présidé la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec. Où loge-t-il dans cette affaire[1] ? Je mentionne que pendant ce temps, en France, on s’indigne et on manifeste, avec raison d’ailleurs, contre un geste barbare commis à l’encontre du « droit au blasphème ». Et si ce geste d’horreur inqualifiable n’avait pas été posé contre le professeur Samuel Paty, est-ce qu’une personne, au nom de sa « sensibilité présumée affectée », aurait pu déposer une plainte contre l’enseignant ? En France non, mais ici au Québec ?
La revue Rolling Stones publiait récemment la liste des 500 meilleurs disques de tous les temps. La nouveauté cette année : en première position « What’s going on » de Marvin Gaye… C’est exactement ce que je me dis quand je vois des signes de dérapages inquiétants dans notre société. Des signes où la liberté de parole et la liberté académique se retrouvent menacées et bafouées au nom de quoi au juste ? Au nom d’une rectitude dogmatique qui rappelle un certain intégrisme intolérant. Il me semble qu’il y a toute une différence entre la censure des propos racistes et haineux et l’échange intellectuel autour du titre d’un livre ou d’un concept qui a des assises théoriques. Les établissements d’enseignement supérieur doivent être des lieux ouverts aux débats d’idées et ce même si les propos tenus par les professeurEs heurtent, quand ils citent un titre ou nomment un concept, la sensibilité aux sentiments privés de certaines et de certainEs étudiantEs.
Au sujet du mot « nègre », Dany Laferrière a mentionné ce qui suit :
« N’importe qui peut l’employer. On sait quand on est insulté, quand quelqu’un utilise un mot pour vous humilier ou vous écraser. On sait aussi quand c’est un autre emploi. » C’est lui qui le dit.
https://www.lapresse.ca/actualites/2020-10-15/l-etudiant-a-toujours-raison.php . Consulté le 18 octobre 2020.
Je me pose une question : jusqu’où va nous mener cette sensibilité aux sentiments privés ?
Yvan Perrier
18 octobre 2020
19h
yvan_perrier@hotmail.com
(N.B. J’avais initialement écrit "grand juriste". Voici pourquoi je viens de retrancher le mot "grand". Une personne m’a fait remarquer qu’un grand juriste est également quelqu’un qui défend les principes fondamentaux du droit (exemple le droit d’être entendu, le droit de savoir ce qu’on nous reproche). Monsieur Frémont a accepté que madame Lieutenant-Duval soit sanctionnée à l’extérieur des règles de base de justice naturelle. Le comportement qu’il a adopté, dans le présent cas, est contraire aux règles que doit suivre et appliquer, en tout temps, un grand juriste.) 20 octobre 2020, 19h26.
(Deuxième réaction)
Pensée unidimensionnelle versus réflexion plurielle
Comment nommer ce qui est imprimé sur la couverture d’un bouquin ? Comment exprimer verbalement ou par écrit certaines réalités qui ont été conceptualisées ?
Quels mots utilisés quand les repères langagiers habituels pour les identifier étaient, jusqu’à tout récemment, réputés conformes à la norme de l’usage et qu’ils deviennent subitement déchus ?
Quelle unité sémantique employer à la place de ces mots ou de ces concepts maintenant prohibés, parce que tombés, à juste titre dans plusieurs cas, en disgrâce ? Que faire de ces mots proscrits ? Ces mots illégitimes à émettre verbalement, parce que considérés comme outrageants par certainEs ? Quel mot dire sans risquer de se faire maudire à vie pour avoir commis cette nouvelle faute impardonnable d’avoir prononcé ou écrit, en présentiel ou à distance, un mot (ou des mots) sur lequel(s) pèse(nt) un anathème accompagné d’une sanction lourde, drastique, impérative, autoritaire, excessive, catégorique, radicale et semble-t-il accompagné d’une sanction irrévocable pour celle ou celui qui osera prononcer le ou les mots tabou(s) ?
Pistes de réflexion interrogatives
Moi qui croyais qu’en matière d’intolérance les marxistes-léninistes, les stalinienNEs et les maoistes étaient une catégorie indépassable. Décidément, je n’ai pas encore tout vu. Notre ère est visiblement viciée, elle comporte quelque chose qui la rend invivable pour les esprits libres et affranchis de cette détestable sensibilité aux sentiments privés rarement exposés à la vue de toutes et de tous. En raison du fait que les sensibilités aux sentiments privés sont invisibles, les professeurEs ont devant elles et devant eux un potentiel d’adversaires non identifiés. Adversaires qui pourront se métamorphoser en ennemiEs le temps venu. Ces personnes, à la moindre faute commise selon leur subjectivité offensée, pourront réclamer la peau de celle ou de celui réputéE en position d’autorité. UnE professeurE en position d’autorité dans le choix du lexique à adopter et à préconiser dans son enseignement ? UnE professeurE capable de contraindre ses étudiantEs à agir contre leur volonté à ce sujet ? Allons donc ! Les personnes qui me semblent en position d’autorité ici, c’est-à-dire les personnes qui ont la capacité de mener une action contraignante accompagnée d’une sanction, se retrouvent plutôt du côté des étudiantEs et des membres de l’administration. Qui a les moyens dans la présente situation décrite pour agir à la manière de Procuste ? Les professeurEs ? Les étudiantEs ? Les administrateurEs de l’établissement d’enseignement ?
Duplessis, à son époque, a eu raison de Borduas. Le haut clergé a obtenu, jusqu’à la fin des années cinquante, la démission de professeurs de philosophie qui ne voulaient pas conformer leur enseignement au thomisme. Les marxistes-léninistes, les stalinienEs et les maoistes, durant les années soixante-dix, ont obtenu la démission de certainEs professeurEs qui ne cadraient pas avec leur orthodoxie idéologique. CertainEs administrateurEs ont contraint à la démission des professeurEs en raison de leurs positions progressistes. Qu’en est-il aujourd’hui de l’importance des points de vue opposés dans les maisons d’enseignement postsecondaire ? Je vous le demande : What’s going on ?
Pour conclure : Which side are you on ?
Quelle provienne de la droite ou de la gauche, de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, toute action dont la finalité vise la conformité et la soumission à une pensée unidimensionnelle est nécessairement une action qui cherche à éliminer la réflexion plurielle. Il n’y a pas que les autodafés pour intimider et imposer des moules à penser uniformisateurs. Ce sont deux conceptions de l’enseignement supérieur qui s’affrontent ici : le safe-space d’un côté et la liberté d’expression et la liberté académique de l’autre. Je vous pose la question suivante : Which side are you on ?
Yvan Perrier
19 octobre
2 heures AM
yvan_perrier@hotmail.com
(Troisième réaction)
Le recteur et vice-chancelier de l’Université d’Ottawa, Jacques Frémont, vient de sortir de son mutisme. Il appuie les décisions qui ont été prises à l’encontre de la professeure Verushka Lieutenant-Duval. Il défend les étudiantEs qui se sont sentiEs briméEs par l’enseignante. Il veut supposément, par son intervention, nuancer la situation. Il affirme que madame Lieutenant-Duval avait le choix des mots et qu’elle doit en assumer les conséquences. Selon lui, la liberté d’expression et le droit à la dignité ne se contredisent pas. Cette liberté et ce droit « sont deux principes qui doivent être réconciliés ».
Voici ce que je viens de lire à ce sujet sur le site de Radio-Canada :
« Lundi, le recteur de l’Université est intervenu dans le débat. Dans un message envoyé à la communauté universitaire, Jacques Frémont écrit « Nous sommes, comme bien d’autres universités, en train de prendre conscience des diverses manifestations de ce racisme systémique, bien ancrées (sic) dans nos façons de faire et nous avons pris l’engagement de travailler à remédier à la situation.
Le recteur Frémont souligne que la liberté d’expression et le droit à la dignité sont deux principes qui doivent être réconciliés.
Dans son message, il a défendu les étudiants qui se sont sentis brimés par la professeure et a rappelé que plusieurs incidents racistes se sont produits sur le campus au cours des dernières années.
Le recteur a ajouté que la liberté d’expression et droit à la dignité ne se contredisent pas ; ils doivent se compléter et exister l’un en présence de l’autre. C’est l’exercice auquel nous sommes conviés.
La liberté d’expression et la liberté académique sont nécessaires au fonctionnement de toute université. Il faut lutter pour que ces libertés soient omniprésentes dans notre quotidien.
Jacques Frémont, recteur de l’Université d’Ottawa
Jacques Frémont a indiqué que tout au long des derniers jours, la professeure en question est demeurée une employée de l’Université d’Ottawa.
Le recteur a précisé que la professeure a pu reprendre son cours vendredi dernier. Les étudiants qui le désirent peuvent avoir accès à une autre section du cours afin de poursuivre leur parcours académique. »
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1742133/suspension-professeure-universite-ottawa-racisme-reactions-debat. Consulté le 19 octobre 2020.
Mille fois oui, les professeurEs doivent se montrer perméables aux réalités des différentes étudiantEs qu’elle ou qu’il a devant elle ou devant lui dans sa salle de cours ainsi qu’à l’extérieur de sa classe. Les maisons d’enseignement supérieur demeurent par contre des lieux d’exploration et d’analyse des réalités sociales et historiques et quand il est question de l’histoire des idées, il est normal que certains mots entrent en conflit avec la doxa du jour. J’aurais aimé que Jacques Frémont définisse ce qu’il entend par « incidents racistes », « racisme systémique » et surtout « accommodement nécessaire » (c’est à la radio que j’ai entendu cette dernière expression). Ça me rappelle cette histoire qui avait fait scandale à l’époque quand les Beatles ont mis sur le marché la chanson « Hey Jude ». Dans le livre The Beatles Anthology, à la page 297, George Harrison relate l’incident suivant : « La boutique Apple étant vide, on a suggéré de faire la promo du nouveau single sur la vitrine. Quelqu’un y est donc allé avec du badigeon blanc et a écrit « Hey Jude » et « Revolution ». Le lendemain, la vitrine était détruite. Apparemment, quelqu’un avait confondu avec le « Juden » des campagnes antisémites nazies d’avant-guerre. » Il y a même eu, à cette même occasion, des menaces de violence physique qui ont été proférées à l’endroit de Paul McCartney. Le propriétaire d’une confiserie a menacé d’envoyer un de ses fils « casser la gueule » à l’auteur de la célèbre chanson.
Questions : Dites-moi, comment chez les bêtes humaines que nous sommes, les choses se mettent-elles à déraper ? Comment certainEs personnes (appartenant à la majorité ou à la minorité) parviennent-elles à obtenir la peau d’autrui et réussissent à soumettre le reste de l’humanité à se conformer à leur épure linguistique ? Oui, il y a des mots qui sont à bannir de notre vocabulaire, mais quand il s’agit d’une citation ou de faire l’exégèse d’un processus ou d’un concept, là j’avoue tout ignorer du mode d’emploi à suivre pour éviter de heurter la sensibilité aux sentiments privés. Les membres du groupe les Beatles s’étaient fait dire à l’époque, si ma mémoire est fidèle, « They should have known ». Vraiment pas facile de se mettre à parler avec les mots que l’autre veut entendre en provenance de notre bouche. Il y a là quelque chose qui s’appelle le renoncement, de la partie qui reçoit le discours, à décoder les intentions d’autrui. Voulons-nous vraiment, quand nous nous exprimons oralement, nous obliger à « Vivre avec un flic dans sa tête » ? Toute cette histoire, j’en conviens, n’est ni simple ni facile à résoudre. L’intervention du recteur et vice-chancelier de l’Université d’Ottawa n’aide absolument pas à clarifier les choses. Sa prise de position contribue plutôt à faire porter sur les épaules des individus les processus institutionnels du racisme systémique. Cela m’amène à me demander, mais dans quel monde vivons-nous ?
Yvan Perrier
19 octobre 2020
9 h30
yvan_perrier@hotmail.com
[1] Voir à ce sujet la partie « Troisième réaction ».
Zone contenant les pièces jointes
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