1) la première, que le mouvement indépendantiste ne pouvait se développer que sur la gauche est donnée par le fait que les indépendantistes de droite ne connaissaient plus aucun succès. En 1958, l’Alliance laurentienne est créée avec Barbeau… le corporatisme que ce groupe prône, s’inspire beaucoup de Lionel Groulx et de celui qui prévalait au Québec durant les années 30, mais leur idéologie de droite les marginalise rapidement. Beaucoup de ses membres forment le RIN en 1960 mais en reconnaissant explicitement qu’il faut désormais s’insérer à l’intérieur des bouleversements sociaux et politiques en marche. Le même processus se produira ensuite au sein du RIN où existera pendant longtemps une aile droite dirigée par Marcel Chaput. Cette aile droite sera mise rapidement en minorité. Elle quittera le RIN pour fonder le Parti républicain du Québec et reviendra au RIN. Elle restera toujours marginale parce qu’elle se caractérise par ses positions anti-gauche, anti-laïque et anti-progrès. Cette aile droite quittera le RIN en 1964 et s’alliera à Gilles Grégoire pour fonder le Rassemblement national, un parti indépendantiste ruraliste à saveur créditiste ;
2) la deuxième, il faut éviter toutefois les explications exclusivement idéologiques de ce déplacement vers la gauche. Il est impossible en effet de saisir le fondement sociologique de ce déplacement vers la gauche sans s’arrêter aux transformations que subit durant les années 60 ce qu’on peut appeler la petite bourgeoisie urbaine salariée (ou si vous préférez, les « nouveaux cols blancs professionnels urbains »). C’est ce groupe en effet qui fournit le gros de la base sociale et des militantEs du mouvement indépendantiste québécois des années 60. La radicalisation du nationalisme québécois va venir de cette catégorie sociale. Pourquoi ?
Il faut le reconnaître, ce sont surtout, à cette époque, des jeunes professionnelLEs du milieu urbain qui entretiennent un rapport privilégié au nationalisme et à sa variante radicale l’indépendantisme. Il faut essayer maintenant de montrer pourquoi il en est ainsi à partir des années soixante. Afin de comprendre pourquoi ce groupe social vit sa révolte contre ses conditions de vie et de travail à travers le prisme du nationalisme et pourquoi elle vit la radicalisation de sa révolte à travers la revendication de l’indépendance, un détour s’impose du côté de son insertion structurelle au sein du marché du travail.
L’insertion au marché du travail de la jeunesse professionnelle urbaine
Si tous les groupes au sein d’une nation subissent bien les effets de l’oppression nationale, en revanche la forme, le contenu et les modalités de cette oppression sont étroitement médiatisés par la place que ces groupes occupent dans la division du travail.
Ce qui caractérise la jeunesse professionnelle urbaine salariée (ce que certainEs sociologues ont qualifié de « Nouvelle petite bourgeoisie » ) c’est à la fois d’être salariée et d’assurer des fonctions de direction et d’encadrement au sein de la division du travail.
Travail de direction et d’encadrement qui les place dans la division sociale du travail du côté du travail intellectuel. Un travail en lien avec un certain savoir qui s’acquière dans le cadre d’études universitaires. Font donc partie de cette nouvelle couche de jeunes professionnelLEs urbainEs les professionnelLEs des secteurs de la santé et de l’éducation (les enseignantEs, les chercheurs/chercheuses, les animateurs/animatrices sociaux, les producteurs/productrices culturels, les hommes et femmes médecins, les technicienNEs de la santé, les infirmières, les avocatEs, les journalistes, les spécialistes des sciences sociales, les ingénieurEs et les architectes, etc.).
On comprend le rapport privilégié de ce groupe de jeunes urbainEs professionnelLEs au nationalisme. Ce qui spécifie ce groupe c’est qu’il s’agit d’une force de travail fortement qualifiée intellectuellement, d’une force de travail dont la formation et la qualification font largement appel à la maîtrise d’une langue et d’une culture générale et scientifique : la maîtrise de cette langue et de cette culture étant indissociable de la défense d’une nation, d’un emploi ou d’un marché. Aussi il n’est pas surprenant que, dans une société où la langue et la culture assurant les promotions et ouvrant le marché des biens symboliques et linguistiques est l’anglais, une fraction très importante de cette nouvelle catégorie professionnelle soit amenée à revendiquer le maintien et la consolidation de l’identité linguistique et culturelle des francophones… soit amené également, pour assurer la défense d’une profession, d’une promotion et pour assurer les conditions mêmes du maintien et de l’amélioration de leur position sociale, soit amené donc à contester les rapports de domination symbolique et linguistique existants et à revendiquer une transformation plus ou moins radicale du statut de la langue française au Québec comme langue de travail et de promotion et de véhicule culturel.
Cette contestation et cette revendication prenant des formes extrêmement diverses, allant de la revendication du bilinguisme dans les services public et parapublic à l’exigence de l’unilinguisme français en passant par la revendication des garanties juridiques contre la discrimination linguistique et culturelle dans les entreprises et la revendication du français comme langue de travail. La revendication de l’indépendance politique au Québec est selon la lecture que nous proposons ici le produit de la politisation de ces revendications linguistiques et culturelles à travers leur articulation au discours et à la pratique de l’anticolonialisme (il faut relire ici le poème de Michèle Lalonde intitulé Speak white). Cela dit, il est bien clair que le rapport privilégié de ce groupe de jeunes professionnelLEs urbainEs au nationalisme à d’autres racine que celui-là. Il y a également des racines économiques qui sont liées aux débouchés existants. Les emplois liés à l’entretien de la force de travail, à la production des idées, des valeurs et des connaissances scientifiques et techniques, sont en effet étroitement dépendants de l’élaboration des politiques étatiques en ces domaines et ainsi de la création de débouchés dans la fonction publique et parapublique.
La constitution à la fin des années 50 et durant les années 60 de nombreuses disciplines scientifiques (génie civil et minier, sciences organiques et biologiques, sciences psychologiques et sociales) est très dépendante d’une modernisation de l’appareil d’État et d’une diversification et d’un élargissement de ses interventions qui est synonyme ici de création d’emplois pour les agents de ces nouvelles disciplines. De même les réformes du système d’enseignement et du système de santé ont pour effet de créer une multitude de nouveaux emplois pour ces agents et de leur assurer un canal important de mobilité sociale (élargissement de l’enseignement des sciences, des sciences humaines et des sciences sociales dans les Cégeps et les Universités, introduction du nursing communautaire et de l’animation sociale dans les Cliniques populaires, création de groupes de recherches dans les ministères de l’Éducation et des affaires sociales).
Enfin une mesure comme la nationalisation de l’électricité et l’élargissement d’Hydro-Québec ont pour effet par exemple d’accroître le nombre des ingénieurs francophones (d’abord des hommes ingénieurs et ensuite des femmes) au sein de l’industrie hydro-électrique et de leur permettre d’accéder, en plus grand nombre et plus rapidement aux postes supérieurs.
Ainsi le ralentissement marqué de la Révolution tranquille à partir du milieu des années 60, le freinage plus ou moins systématique des réformes sociales, économiques et politiques qui s’ensuit et la politique de plus en plus ouverte de soumission directe de l’appareil d’État québécois au processus d’accumulation dirigé par les grandes entreprises canadiennes et américaines dans le cadre des politiques d’ensemble de l’État fédéral, la totalité de ces facteurs ont pour effet d’induire, chez ces personnes qui avaient soutenues massivement la Révolution tranquille, une radicalisation de leur nationalisme qui jusque-là s’était exprimé à l’intérieur d’une problématique d’un remplacement de l’autonomie provinciale du Québec à l’intérieur de la structure fédérale. Désormais, il devient clair, pour une fraction de plus en plus grande de cette nouvelle génération dont certains de ses éléments représentent une nouvelle couche politique émergente en expansion rapide, que son avenir passe par la revendication de la création d’un État québécois indépendant, seule garantie d’une relance de la Révolution tranquille et de ses réformes administratives, sociales et politiques.
Le mouvement indépendantiste québécois des années 60 exprimait le procès de radicalisation politique de ce double mouvement de contestation et de revendication de ce groupe de jeunes urbainEs professionnelLEs en processus de qualification professionnelle et d’entrée sur le marché du travail. Mais, suite à l’arrêt de la Révolution tranquille, cette nouvelle catégorie sociale se voyait exposée à un processus de prolétarisation (à cause d’une fermeture relative des débouchés) et de l’approfondissement des relations d’oppression nationale au plan linguistique et culturel (obligation d’aller travailler en anglais pour plusieurs).
Cette radicalisation de ces jeunes urbainEs professionnelLEs à travers la revendication de l’indépendance du Québec ne se fait pas de manière uniforme cependant, dès le début en effet le mouvement indépendantiste est divisé et déchiré en deux grandes orientations : 1. Socialisme décolonisateur et anti-impérialisme ;2. Capitalisme d’État à l’algérienne ou à la manière des pays scandinaves.
Ce qui fonde la radicalisation du premier groupe en effet, c’est la discrimination linguistique et culturelle qui s’exerce contre les francophones dans les emplois d’ingénieurEs, de technicienNEs, de superviseurEs et des cadres administratifs.
Ce qui fonde la radicalisation du second groupe en revanche c’est le rétrécissement des débouchés, le chômage par suite du faible développement des appareils d’État (sous Duplessis surtout) et des limites des réformes de la Révolution tranquille. Aussi le mouvement indépendantiste sera-t-il traversé durant l’ensemble des années 60 par des conflits internes quant à l’orientation à donner au projet de l’indépendance du Québec et ainsi quant au type d’État à construire dans un Québec indépendant. Pour une partie de cette nouvelle bourgeoisie urbaine et professionnelle le refus de la prolétarisation passe par une alliance avec le mouvement ouvrier et une transformation radicale de la société québécoise de ses rapports de dépendance économique avec le Canada et les USA.
À la limite le refus de la prolétarisation passe par la brisure du salariat lui-même ou tout au moins une transformation radicale (socialisme décolonisation et anti-impérialisme) la lutte de libération nationale doit aboutir nécessairement au socialisme, mais le socialisme a comme préalable nécessairement la libération nationale. Cette vision sera à l’origine du FLQ.
La vision nationaliste extrémiste du Front de libération du Québec versus les autres visions plus modérées du RIN et du PQ
La logique de la lutte de libération nationale avec, en particulier, le FLQ est ici poussée, à partir de 1966, jusqu’au bout. Seule la révolution violente peut faire éclater les structures de domination existantes. Il faut que la classe ouvrière dirige la lutte de libération nationale. Ici on insiste pour traiter le cas du Québec à travers la lorgnette d’une colonie qui doit, pour avancer, faire son indépendance nationale.
Pour une autre partie de la jeunesse urbaine professionnelle qui est déjà sur le marché du travail ou entre sur le marché du travail ou encore le fera sous peu, le refus de la discrimination passe par la mise en place d’un nouveau parti politique qui va vouloir créer un groupe qui sera « Maître chez nous ». L’indépendance nationale doit déboucher sur une sorte de social-démocratie, un capitalisme d’État où peuvent s’harmoniser les intérêts de tous les QuébécoisES, le capitalisme d’État est le prolongement radical de la Révolution tranquille. Le RIN sera le porteur de ce projet. Le RIN se revendique de la lutte de libération nationale aussi (problématique anti-colonisation) mais cherche des appuis auprès de certains employeurs et d’industriels. Le RIN cherchait à mettre sur pied un parti national représentant le plus grand nombre de QuébécoisES. En 1968, ce sera au tour du Parti québécois, dirigé par René Lévesque, de prendre le relais du RIN (et du Rassemblement national avec qui le Mouvement souveraineté-association conclura une alliance organique) et de chercher à s’imposer comme parti national porteur des aspirations nationales du plus grand nombre de QuébécoisES à travers non pas l’indépendance nationale, mais plutôt la souveraineté-association avec le Canada.
Mais, depuis 1963, des jeunes indépendantistes adhèrent au FLQ. Ils s’attaquent violemment à certains symboles de la Couronne britannique et à des installations du gouvernement fédéral visibles à certains endroits au Québec. Les felquistes interviennent aussi très violemment lors de certains conflits ouvriers. Il y en a même un qui s’attaquera à l’institution la plus symbolique du capitalisme financier : Pierre-Paul Geoffroy fera exploser une bombe à la Bourse de Montréal. Il sera arrêté et accusé de 129 chefs d’accusation, dont une trentaine d’attentats à la bombe. Il sera condamné 124 fois à l’emprisonnement à vie[1].
Durant les années soixante, plusieurs felquistes seront arrêtés et emprisonnés. Ils formeront un groupe de détenus qui seront appelés « les prisonniers politiques du Québec ». Selon les autorités fédérales, il s’agit de « détenus de droit commun ». Mais, il importe de souligner que ces détenus sont infligés, par les tribunaux, de peines exemplaires. Détenus de droit commun avec des sentences exemplaires ? La question se pose dans la tête de plusieurs personnes. Fin des années soixante, 23 prisonniers politiques, selon le FLQ, croupissent en prison. Pour les libérer, des militantEs du FLQ décident de procéder à deux enlèvements politiques. Le 5 octobre 1970, la cellule Libération du FLQ kidnappe l’attaché commercial de la Grande-Bretagne, James Richard Cross. Le 10 octobre, ce sera au tour de la cellule Chénier d’enlever le ministre du Travail et de la main-d’œuvre du Québec : Pierre Laporte. Avec ces deux enlèvements, nous nous retrouvons au cœur de ce qui a été appelé la Crise d’Octobre 70.
Yvan Perrier
15 octobre 2020
yvan_perrier@hotmail.com
Le présent texte provient de mes notes de cours et s’appuie en grande partie sur les documents suivants :
Bergeron, Gérard et Réjean Pelletier (dir). 1980. L’État du Québec en devenir. Montréal : Boréal express, 413 p.
Boismenu, Gérard. 1981. Le duplessisme : Politique économique et rapports de force, 1944-1960. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 553 p. http://classiques.uqac.ca/contemporains/boismenu_gerard/duplessisme_pol_econo/duplessisme_pol_econo.html. Consulté le 23 septembre 2020.
Comeau, Robert. 2017. « Des jugements iniques ont préparé la crise d’octobre ». Le Devoir, 8 avril 2017, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/495933/il-y-a-50-ans-des-jugements-iniques-ont-prepare-la-crise-d-octobre. Consulté le 15 octobre 2020.
David, Hélène. 1975. « L’état des rapports de classes au Québec de 1945 à 1967 ». Sociologie et sociétés, VII, (2). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, p. 33-66. http://classiques.uqac.ca/contemporains/david_helene/etat_rapports_de_classe/rapports_classe.html. Consulté le 23 septembre 2020.
Denis, Roch. 1979. Luttes de classes et question nationale au Québec : 1948-1968. Montréal\Paris : PSI-EDI, 601 p.
Dickinson, John-A et Brian Young. 2003. Brève histoire socio-économique du Québec. Québec : Septentrion, 455 p.
Fournier, Louis. 1998. FLQ : histoire d’un mouvement clandestin. Outremont : Lanctôt, 533 p.
Fournier, Louis. 2020. « En finir avec les mythes au sujet du FLQ et d’octobre 70 ». Le Devoir, 23 septembre 2020, p. A7.
Laurendeau, Marc. 1974. Les Québécois violents. Montréal : Les éditions du Boréal Express, 240 p.
Linteau, Paul-André, et.al.. 1989. Histoire du Québec contemporain : Le Québec depuis 1930. Montraél : Boréal, 834 p.
Nadeau, Jean-François. 2020. « Le FLQ sans frontières ». Le Devoir les samedi 26 et dimanche 27 septembre 2020, p. B-1 à B3.
Plusieurs auteurs. 1971. « Québec 70 : La réaction tranquille ». Socialisme québécois 21-22. Avril 1971. 209 p.
Plusieurs auteurs. 1984. Histoire du mouvement ouvrier au Québec : 150 ans de luttes. Montréal : CSN-CEQ, 328 p.
Rouillard, Jacques. 2004. Le syndicalisme québécois : Deux siècles d’histoire. Montréal : Boréal, 335 p.
Rouillard, Jacques. 2015. « Aux sources de la Révolution tranquille : le congrès d’orientation du Parti libéral du Québec du 10 et 11 juin 1938 ». Bulletin d’histoire du Québec, vol. 24 no 1, p. 125-158. https://www.erudit.org/fr/revues/bhp/2015-v24-n1-bhp02095/1033397ar/ . Consulté le 23 septembre 2020.
Roy, Fernande. 1993. Histoire des idéologies au Québec aux XIXe et XXe siècles. Montréal : Boréals express, 127 p.
Saint-Pierre, Céline. 1974. « De l’analyse marxiste des classes sociales dans le mode de production capitaliste ». Socialisme québécois, no. 24, p. 9-33.
Saint-Pierre, Céline. 2017. La première Révolution tranquille : Syndicalisme catholique et unions internationales dans le Québec de l’entre-deux-guerres. Montréal : Del Busso éditeur, 235 p.
Saint-Pierre, Céline et Jean-Pierre Warren. 2006. Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher. Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 351 p.
Saulnier, Alain. 2020. « Qui a tué Mario Bachand ». Le Devoir, 4 octobre 2020, page B13.
Warren, Jean-Philippe. 2020. « Mort(s) du FLQ : La mort de Pierre Laporte jette le discrédit à peu près complet sur la voie terroriste ». Le Devoir, les samedi 10 et dimanche 11 octobre 2020, p. B9.
[1] Comeau, Robert. 2017. « Des jugements iniques ont préparé la crise d’octobre ». Le Devoir, 8 avril 2017, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/495933/il-y-a-50-ans-des-jugements-iniques-ont-prepare-la-crise-d-octobre. Consulté le 15 octobre 2020.
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