Une lutte de libération nationale
En 1834, de vastes assemblées rassemblent des dizaines de milliers de personnes le long de la vallée du Saint-Laurent, d’où émergent les « 92 résolutions » réclamant un gouvernement autonome et des libertés pour tout le monde. Quelques mois plus tard, le Parti patriote remporte 77 des 88 sièges. L’appui populaire est massif. Comme l’explique Stanley Bréhaut-Ryerson,
La lutte au Bas-Canada commença par la résistance nationale des Canadiens français à l’oppression dont ils faisaient l’objet. Elle ne tarda pas, cependant, à englober d’autres revendications : contrôle législatif des revenus publics, liberté de presse et d’assemblée et autonomie coloniale (…) Au Bas-Canada, la lutte ne portait pas seulement sur la revendication de l’autonomie coloniale, comme dans les autres provinces, mais également sur le droit à l’autodétermination de la nation canadienne-française. [1]
Le mouvement qui prend un tournant révolutionnaire dans le Bas-Canada est à un premier niveau une lutte de libération nationale :
Le régime colonial anglais était beaucoup plus qu’un régime d’oppression nationale. Il s’est révélé un régime colonialiste d’assimilation forcée. Volonté d’imposition unilatérale de la langue anglaise dans les structures politiques, tentative d’imposer un système d’enseignement protestant et anglophone, projet d’exclusion des francophones de la chambre d’assemblée, voilà autant d’exemples non équivoques du sort qu’on entendait réserver aux francophones. [2]
Une lutte républicaine
Dix ans avant les grandes révoltes républicaines européennes, le mouvement des Patriotes unifie les couches moyennes et populaires contre l’autocratie et le colonialisme. Des assemblées se multiplient sur les couronnes nord et sud de Montréal, où la présence des Irlandais est importante. Il compte dans la majorité des paroisses sur des comités locaux qui disposent de « services » d’information, de propagande, d’organisation. À Québec 7000 personnes signent un registre dans lequel ils demandent aux habitants de se ranger derrière Papineau. Le 7 mai 1837, une assemblée de plusieurs milliers de personnes est réunie à Sainte-Ours :
Nous nions au Parlement anglais le droit de légiférer sur les affaires intérieures de cette colonie contre notre consentement ... Ne nous regardant plus liés que par la force au gouvernement anglais ... nous regardons comme de notre devoir, comme de notre honneur de résister par tous les moyens actuellement en notre possession à un pouvoir tyrannique, pour diminuer autant qu’il nous est possible de le faire ses moyens d’oppressions.
À Saint-Charles, 5000 personnes sont réunies pour entendre Wolfred Nelson qui affirme que le temps des pétitions et des boycottages est terminé. Les Patriotes déclarent que leur combat n’est ni ethnique ni linguistique :
Nous appelons de tous nos vœux l’union entre les habitants de cette province de toute croyance, de toute langue et origine (…) Nous repoussons l’accusation portée par les commissaires royaux contre nous, savoir que la lutte dans laquelle les habitants du pays sont engagés est due à des préjugés nationaux.
Une lutte prolétarienne et internationaliste
Fait à noter, les populations ouvrières de Montréal et de Québec sont très actives dans les assemblées. Un syndicaliste irlandais, John Teed, est un des orateurs les plus prisés. En 1834, l’Union des métiers de Montréal appuie les 92 résolutions. Ainsi émerge une sorte de « républicanisme ouvrier. Parallèlement, des jeunes chômeurs, artisans et paysans créent un groupe paramilitaire, les Fils de la liberté, qui affirme la nécessité d’émanciper le pays « de toute autorité humaine autre que celle de la démocratie ». En 1837, à quelques semaines de l’insurrection, une grande assemblée réunit plusieurs milliers de personnes à Londres à l’initiative de l’Association des travailleurs et où les revendications des Patriotes sont endossées contre le pouvoir colonial au Canada.
L’échec
Le pouvoir colonial répond aux revendications par la violence, en utilisant des bandes armées qui sèment la terreur à Montréal (le « Doric Club ») avec la connivence de l’armée d’occupation. La population est survoltée, d’autant plus qu’une grave crise économique traverse le pays, provoquant misère et exode. En novembre 1837, l’insurrection éclate. Après quelques succès initiaux, les Patriotes sont défaits. L’empire britannique est alors au faîte de sa puissance. D’autre part, l’insurrection n’a ni stratégie ni commandement unifié. Fait à noter également, seule la population du Bas-Canada participe à l’affrontement malgré les appels à la résistance du populaire maire de Toronto, William Lyon Mackenzie, chef de file des Républicains. Du côté des patriotes, les défaillances prennent racine dans la composition du leadership dominé par la petite bourgeoisie urbaine et rurale du mouvement :
La nature et l’échec des rébellions s’expliquent à partir du caractère de classe même de la petite bourgeoisie. Cette dernière est coincée entre le développement des rapports marchands et les rapports féodaux. Ses hésitations, les contradictions qu’elle manifeste sont typiques de la classe elle-même. La petite bourgeoisie oscille, entre deux positions et deux « visions » de société, soit le maintien des seigneuries, soit le rêve de la petite propriété indépendante dans l’agriculture, comme aux États-Unis. [3]
Les conséquences de la défaite sont graves. Des centaines de personnes sont tuées, des milliers d’autres sont mises en détention et exilées. Le projet républicain et indépendantiste est vaincu pour plusieurs décennies. Quelques années plus tard, l’Angleterre négocie avec la nouvelle bourgeoisie canadienne-anglaise qui désire jouer un rôle plus important dans la gouvernance, tout en restant fidèle à l’Empire. En contrôlant l’expansion économique réalisée par la construction des chemins de fer et le développement industriel, cette bourgeoisie marginalise les milieux d’affaires canadiens-français et transforme le Québec en une réserve de main d’œuvre à bon marché.
La lutte continue
Après une période de récupération, le mouvement social reprend. Le 10 juin 1867, 10 000 ouvriers défilent sous la bannière verte, blanche et rouge de 1837. En 1869, l’insurrection des Métis sous le leadership de Louis Riel attire la solidarité des couches populaires à Montréal. Dans les années 1870, les Montréalais élisent des « députés ouvriers », tel l’avocat Louis-Amable Jetté, qui a l’outrecuidance de vaincre à Montréal-Est un des collabos de l’élite canadienne, Georges-Étienne Cartier. Le 16 novembre 1885, 50 000 personnes s’assemblent au Champ-de-Mars pour protester contre la condamnation à mort de Riel. Plus tard, divers groupes socialistes se mettent en place tel le Parti ouvrier indépendant fondé en 1899 par Albert Saint-Martin.
Aujourd’hui, on s’en souvient. C’est avec cette mémoire des luttes et des résistances qu’on nourrit la détermination, le courage, le respect.
[1] Stanley Bréhaut-Ryerson, Le capitalisme et la confédération, Partis Pris, 1972
[2] Gilles Bourque et Anne Légaré, Le Québec, la question nationale, Maspéro 1979, reproduit par les Classiques des sciences sociales, < http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html >
[3] Gilles Bourque et Anne Légaré