Tiré d’En-retrait.
Jusqu’à présent, le gouvernement de François Legault s’est montré plutôt avare de détails au sujet de cet engagement électoral auquel il semble vouloir donner suite sans autre forme de consultations ou de débat public, estimant sans doute qu’il a toute la légitimité pour aller de l’avant, compte tenu du mandat fort qu’il a reçu des Québécois le 3 octobre dernier.
D’ici peu, le gouvernement du Québec devrait publier des appels d’offres et choisir parmi les soumissionnaires à quels groupes privés sera confiée l’exploitation de ces deux établissements où les patients recevront des soins payés par la RAMQ, le régime public d’assurance maladie.
On ne sait rien pour l’instant du mode de gouvernance qu’adopteront ces entreprises, si elles auront l’obligation de rendre des comptes, de dire ce qu’elles feront de l’argent des contribuables et combien de dividendes elles verseront à leurs actionnaires. Une seule certitude, les deux mini-hôpitaux devront impérativement être rentables.
Le rêve d’un député
C’est Youri Chassin, député de Saint-Jérôme et adjoint parlementaire du ministre de la Santé qui pilote le projet au sein du gouvernement. L’économiste a passé plusieurs années à l’Institut économique de Montréal où il a ardemment milité en faveur d’une plus grande place du secteur privé dans le système de santé québécois.
Le député a décliné notre demande d’entrevue estimant que le moment n’était pas opportun. « Puisqu’on est en phase exploratoire, menant diverses rencontres dans le ministère et avec des acteurs du domaine de la santé, on n’a pas grand-chose à dire », nous a-t-il répondu dans un échange par courriel.
Le pied sur l’accélérateur
« Ce n’est pas la première fois qu’on voit une ouverture au privé. Ça avait commencé avec les libéraux, avant la CAQ, mais c’est un nouveau jalon. C’est très clair et très décomplexé comme annonce », constate Karyne Pelletier, néphrologue à l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal.
La docteure qui est membre des Médecins québécois pour le régime public (MQRP), estime qu’il y a eu dans le passé des exemples de privatisation passive mais ce projet va beaucoup plus loin. « Là c’est actif. C’est clair. C’est un nouveau pas. Et le choix de la personne qui est en charge du dossier est sans équivoque. »
Karyne Pelletier se désole devant le fait que « le gouvernement va directement financer des entreprises privées dont le but est de faire du profit. Le but n’est pas de permettre un accès au plus grand nombre. Ce n’est pas la même philosophie ».
Le président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN), Réjean Leclerc, abonde en ce sens. « On vient créer une brèche sans précédent, de subventionner le privé carrément ainsi que le personnel. »
Le chef syndical se dit inquiet, estimant que le gouvernement Charest avec ses partenariats public-privé (PPP) n’est jamais allé aussi loin que ce que la Coalition avenir Québec veut faire. Et il déplore le manque de transparence qui entoure le projet pourtant lourd de conséquences.
Des décennies de vache maigre
Pourquoi en est-on arrivés là ? Pourquoi le discours dominant s’est-il cristallisé autour de l’idée voulant que le système public est trop dysfonctionnel pour songer à le remettre en état et que le recours au privé est la planche de salut face au débordement des salles d’urgence, aux difficultés d’accès aux soins de première ligne, aux listes d’attente et à la pénurie de personnel ?
Fermetures d’hôpitaux et mises à la retraite massives d’employés du réseau dont près de 4 000 infirmières à partir de 1996 sous le gouvernement de Lucien Bouchard, réingénierie de l’État et PPP dans les années 2000 sous le règne de Jean Charest, puis compressions budgétaires et austérité pendant le mandat de Philippe Couillard, sans oublier la mise en place des GMF, les groupes de médecine de famille.
Ce changement organisationnel s’est fait au détriment des CLSC qui ont vu une part importante de leurs ressources professionnelles (physiothérapeutes, nutritionnistes, orthophonistes, psychologues, etc.) migrer vers les GMF.
Un bras dans l’engrenage
Il faut savoir que la plupart de ces entités ont adopté un modèle entrepreneurial, c’est-à-dire qu’elles se sont constituées en sociétés par actions ou en compagnies à but lucratif. Si bien que les conseils d’administration de la majorité des GMF sont formés d’entrepreneurs qui n’ont aucun rapport avec les soins aux patients, constate Karyne Pelletier. « Le discours ambiant est que le public est inefficace, qu’il y a plus d’innovation dans le privé. On adopte les approches de gestion du privé. On gère de plus en plus le réseau comme une usine. »
Cyril Devault-Tousignant est étudiant en médecine à l’Université McGill et membre lui aussi des Médecins québécois pour le régime public. Selon lui, le virage effectué en douce avec la création des GMF se poursuit de plus belle sous prétexte que le privé est plus performant. « On assiste à une légitimation du privé » devant les défaillances du système public. « C’est le discours dominant » alors qu’à ses yeux, les soins de santé ne devraient pas être soumis aux règles du marché et considérés comme un bien comme un autre.
L’efficacité, un mythe ?
Le parti pris en faveur du privé n’est soutenu par aucune statistique probante, affirme la docteure Pelletier. « Il n’y a aucune donnée qui démontre que dans les pays qui ont introduit plus de privé, on a vu une amélioration de la qualité et de l’accessibilité des soins. »
Par contre, poursuit-elle « tous les endroits dans le monde où on a implanté des initiatives comme celles-là, où la porte au privé a été ouverte de plus en plus, partout les coûts globaux de la santé ont explosé. Partout, c’est unanime, dans toutes les données de la littérature scientifique que l’on a sur le sujet, les coûts de la santé ont augmenté avec le privé. »
Choisir ses patients
L’écrémage de la clientèle est une autre conséquence que redoute la néphrologue en rapport avec la construction des mini-hôpitaux. En se basant sur l’expérience des cliniques privées avec lesquelles le gouvernement a conclu des ententes, elle affirme que ce sont les cas simples et par conséquent rentables qui se retrouveront dans ces établissements alors que les personnes souffrant de pathologies complexes seront écartées.
« Alors après, poursuit-elle, quand on arrive avec des indicateurs de performance, quand le gouvernement nous dit que la clinique privée est vraiment mieux, c’est parce qu’elle a seulement des patients faciles et quand elle a une complication, elle l’envoie au réseau public. »
Pas un manque d’infrastructures
Cyril Devault-Tousignant rappelle que c’est de main-d’œuvre dont le réseau a le plus besoin et non pas de l’ajout d’infrastructures. « Est-ce que vraiment aller ouvrir de nouveaux établissements pour séparer le personnel en deux va aider ? », lance-t-il comme un cri du cœur.
Il s’appuie sur le fait que les blocs opératoires dans les hôpitaux sont loin d’être utilisés à plein régime pour des raisons de budget et de lits disponibles mais d’abord et avant tout parce que le personnel fait défaut. D’ailleurs, cette sous-utilisation est régulièrement dénoncée sur la place publique par des chirurgiens frustrés devant des salles d’opération inoccupées pendant que les listes d’attente s’allongent.
Karyne Pelletier est aussi d’avis que ce n’est pas de nouveaux locaux dont on a besoin. « Ce n’est pas ça qui va régler les problèmes en première ligne et les problèmes d’accessibilité et de listes d’attente en chirurgie. »
Et elle s’interroge sur les visées du gouvernement. « Donc c’est vraiment mettre de l’argent dans un projet qui ne semble pas fait pour le bénéfice des patients. C’est vraiment pour mettre de l’avant une idéologie. »
Une autre structure
Le ministre de la Santé, Christian Dubé, annonce la création de Santé Québec, une agence qui sera responsable de la coordination des activités du réseau. On en sait encore peu de choses mais la première réaction du président de la FSSS-CSN, Réjean Leclerc a été de dire que « l’on vient rajouter une autre couche de bureaucratie, au lieu de décentraliser vers les régions et les communautés ».
Il craint que sous prétexte d’innover et d’adopter de nouvelles façons de faire, cette agence n’ouvre la voie à davantage de privatisation. « Toutes les pièces du puzzle se placent pour que le privé marchandise la santé en prétendant que ça va concurrencer le public alors qu’on saigne le public en ressources humaines, en ressources financières. »
Des négociations en cours
Améliorer les conditions de travail dans le réseau public, c’est ce à quoi le gouvernement devrait s’atteler en priorité soutient le syndicaliste. Et il applaudit à la promesse du ministre Dubé de mieux encadrer les agences privées de placement qui ont proliféré ces dernières années. Elles sont maintenant plus d’une centaine à louer à gros prix la force de travail d’infirmières et autres professionnels qui ont déserté le système public à cause de conditions de travail exécrables.
C’est une profonde injustice clame Réjean Leclerc que de laisser se développer ce régime à double standard où travaillent côte à côte une infirmière qui sait à quelle heure se termine son quart de travail et une autre assujettie au temps supplémentaire obligatoire et moins bien rémunérée.
Le chef du Parti conservateur du Québec, Éric Duhaime, avait bien raison de se réjouir au sortir de sa rencontre avec le premier ministre Legault le mois dernier. Sans même l’ombre d’un élu à l’Assemblée nationale, il voit son combat pour une présence accrue du privé dans le domaine de la santé faire un grand pas en avant.
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