Tiré de Europe solidaire sans frontière.
Julien Salingue – Ton livre s’appelle « Une histoire populaire du football ». On voit immédiatement la référence à d’autres « histoires populaires », « des États-Unis » chez Howard Zinn, « de l’humanité » chez Chris Harman ou « de la France » chez Gérard Noiriel (qui paraîtra en septembre prochain). Pourquoi as-tu voulu te situer dans cet espace critique en racontant une histoire populaire du football ?
Mickaël Correia – Je suis convaincu, avec d’autres bien sûr, que l’histoire est un champ de bataille, on le voit bien aujourd’hui avec les figures réactionnaires et caricaturales qui sont Lorànt Deutsch et Stéphane Bern, mais aussi que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs, ou du moins les dominants. Dans le football c’est pareil : il y a une histoire officielle du football, avec les grands championnats, les grands clubs, les grands joueurs, qui est en réalité l’histoire d’un football professionnel, un football d’élite, qui sert un football qui est avant tout un divertissement marchand. Ce que je voulais faire moi, c’est une autre histoire, par en bas, qui démontre que la pratique du football, qu’il faut différencier du spectacle, est un champ de lutte : l’histoire du football comme pratique est une histoire d’accaparement, de dépossession, de réaccaparement et que, contrairement au discours dominant, c’est quelque chose de très politique, qui a été un vecteur d’organisation collective, de lutte, d’émancipation, etc. Le football a toujours accompagné les luttes sociales, les grands soubresauts de l’histoire, on l’a encore vu récemment avec les « printemps arabes » de 2011 [voir ci-contre] ou le mouvement de la place Taksim en Turquie en 2013. C’est ce que j’ai voulu raconter, ces pratiques, qui sont aussi des pratiques de lutte, pour que le plus grand nombre les connaisse, se les approprie, et pour que l’on s’en inspire.
Comment analyses-tu le désintérêt, voire le mépris qui peut exister dans une certaine gauche par rapport aux sports populaires, et notamment le football ?
Il faut à ce sujet mobiliser l’histoire, car souvent on la connaît peu. Ce débat sur la place du football dans la société a été posé, au sein du mouvement ouvrier, dès le début du 20e siècle. Pour parler de la France, à l’époque le football est surtout sous le giron du patronat industriel et de l’Église, et le débat va se poser dans le mouvement ouvrier : le football devient un sport populaire, notamment chez les ouvriers, que faire avec ça ? Il va y avoir des débats acharnés, que l’on retrouve même dans les pages de l’Humanité. Certains affirment que le football est quelque chose qui inculque, par nature, la compétition, qui efface les distinctions de classe, tout le monde se retrouvant sous le même maillot, ce qui en fait un outil de contrôle social : au lieu de se syndiquer, de participer aux luttes, l’ouvrier préfère, sur le rare temps libre qu’il a, jouer au football. D’autres gens, parmi lesquels un journaliste de l’Huma, vont expliquer que les ouvriers aimant de toute évidence le foot, la question est plutôt de savoir comment les retirer des griffes du sport corporatiste de l’usine et de l’Église, et comment donner un autre sens politique au football : ce dernier n’est pas nécessairement un outil de contrôle social ou une façon d’apprendre la division du travail, et peut être une bonne école de la coopération, d’apprentissage de la construction et de l’action collectives, du fait de se sacrifier pour le collectif, etc.
Avec des résultats concrets ?
Dès 1908, des clubs « rouges » et une première fédération sportive ouvrière vont naître. C’est au départ quelque chose de modeste, une poignée d’équipes de foot, mais petit à petit on va avoir un véritable mouvement ouvrier sportif, qui va d’ailleurs suivre l’évolution du mouvement ouvrier. Lors du congrès de Tours en 1920, le mouvement ouvrier sportif va scissionner en deux, avec une fédération sportive socialiste et une fédération sportive d’obédience communiste. Ces deux fédérations vont regrouper environ 200 équipes de football, qui vont être un important espace de recrutement militant. Faire venir les ouvriers dans ces clubs est un moyen de les politiser, c’est également une manière de mettre en scène la culture ouvrière : maillots rouges et/ou noirs, clubs de foot dans les noms desquels on retrouve les mots « étoile », « travail », socialiste », etc. Lorsque l’on organise des matchs ou des tournois, on arrache les drapeaux bleu-blanc-rouge et on les remplace par des drapeaux rouges, on chante l’Internationale avant les matchs, des discours politiques précèdent et/ou suivent les matchs, etc.
Et quand je dis que cette histoire suit l’évolution du mouvement ouvrier, c’est très concret en 1934 avec, dans la dynamique du Front populaire et des appels à l’unité face au fascisme, la création de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT), issue de la fusion entre l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail (USSGT, socialiste) et la Fédération sportive du travail (FST, communiste). Et certains militants vont aller voir leurs camarades en leur disant que l’unité politique est possible puisqu’elle a pu être réalisée dans le sport, au sein d’une fédération qui compte alors plus de 100 000 adhérents.
Et les critiques disparaissent ?
Non, elles existent toujours, et vont connaître un nouveau développement dans les années qui suivent Mai 68, avec notamment des sociologues freudo-marxistes, dont l’un des plus connus est Jean-Marie Brohm, qui vont développer une critique radicale du sport. Ils expliquent que le sport est un nouvel opium du peuple, et que l’idéologie sportive est une idéologie capitaliste et fascisante. C’est une théorie salutaire, très séduisante, qui va irriguer jusqu’à aujourd’hui tous les mouvements de gauche, notamment à propos du caractère aliénant du sport. Et c’est quelque chose que l’on retrouve à une grande échelle, je pense par exemple à la figure du « beauf » de Cabu, du supporter de foot raciste, etc. Cela se développe d’autant plus que la France n’est pas un grand pays de football comme l’Italie, l’Angleterre ou l’Espagne, et qu’on a par ailleurs très peu de figures publiques, d’intellectuels, qui vont affirmer leur amour du foot. À part Camus, Pasolini, Semprun, pas grand monde.
Penses-tu pour autant que tout soit à jeter dans cette critique ? La dimension aliénante du sport est indéniable, avec l’esprit de compétition, le chauvinisme, etc.
Cette théorie critique est intéressante mais je trouve qu’elle jette le bébé avec l’eau du bain. C’est une confusion entre d’une part le sport-spectacle, le foot-business et, d’autre part, le foot comme une pratique. Car le football reste avant tout une pratique « pauvre » : tu as juste besoin d’un ballon, les règles sont assez simples, etc. Je trouve en outre que d’un point de vue militant, le rejet en bloc du foot est une aberration stratégique et politique : aujourd’hui, l’élément culturel le plus structurant dans les classes populaires et chez les jeunes des quartiers populaires, c’est le football ! Et c’est fou que la gauche ne s’y intéresse pas… Cela a été un des moteurs pour l’écriture de mon livre : le football est un terrain de rencontre, de dialogue, un moyen d’aller discuter avec notamment des jeunes dans les quartiers populaires, un point d’accroche génial. Je considère qu’un coche a été manqué par la gauche dans et depuis les années 1970, qui est à mettre en relation avec l’évolution sociologique de la gauche et même de l’extrême gauche, moins ancrées dans les milieux populaires, davantage issues des classes moyennes.
Mais penses-tu vraiment qu’à l’heure du football-business, des milliards investis dans le football, les processus que tu as décrits concernant la première moitié du 20e siècle pourraient être reproduits ? Même dans les petits clubs amateurs, le football-spectacle a des répercussions sur les aspirations des jeunes qui viennent y jouer, avec cette idée que si tu veux vraiment t’accomplir, il faut aller dans un « grand » club. Comment imaginer des clubs qui proposent un « autre football » dans de telles conditions ?
En réalité l’autre football existe déjà, et a toujours existé. Il y a pour commencer tout le football en dehors de l’institution, en dehors de la fédération, que l’on connaît peu mais qui est un phénomène massif. On a un regard très européen sur la question, mais si tu regardes le foot dans le monde, c’est quelque chose qui est très largement en dehors de l’institution : au Brésil par exemple, l’endroit où le foot est roi, le foot est avant tout un sport de rue ; il y a plus de 200 millions de Brésiliens, et à peine 2 millions de licenciés dans les clubs, ce qui indique que le football au Brésil, c’est d’abord et avant tout celui qui se pratique de façon sauvage, dans les rues, c’est l’âme même du football brésilien. Le plus grand championnat amateur au monde se déroule là-bas, c’est une compétition ultra-populaire, et même des types comme Neymar viennent d’un foot amateur très particulier qui vient de Sao Paulo. Tu as aussi l’exemple du Sénégal, sur lequel je travaille, avec les « navétanes », un championnat inter-quartiers qui est organisé à l’échelle nationale pendant la saison des pluies, avec plus de 3 500 clubs qui ont 500 000 joueurs affiliés, soit 10 fois plus que la Fédération sénégalaise de football, laquelle essaie, avec son plus gros partenaire Orange, de mettre la main sur ce championnat sans y parvenir car ceux qui l’organisent refusent les logiques commerciales.
En France aussi, à une moindre échelle, tu as des phénomènes de ce genre : le nombre de licenciés à la Fédération stagne, car il y a un football qui se joue dans la rue, un vrai football populaire. Il faut comprendre que dans des familles pauvres, où il y a pas mal d’enfants, payer des licences à tout le monde ce n’est pas évident, mais c’est aussi que pour certains jeunes, avoir des horaires stricts d’entraînement ça emmerde, etc. Aujourd’hui, le nombre de gamins qui jouent au foot toute la journée, surtout le week-end, en étant complètement hors institution, c’est énorme, tu n’as qu’à regarder la banlieue parisienne… Et dans l’équipe de France aujourd’hui, tu as des joueurs comme Pogba, Dembele, qui ont appris le foot dans la rue, au pied des immeubles.
Après évidemment, tu vas avoir des modèles issus du star—system qui vont servir de référence, mais après tout le football, c’est une culture de masse, comme le -cinéma, la musique, etc., et on sait que même dans les trucs les plus underground du cinéma ou de la musique, on va toujours puiser dans des grands référentiels : le football populaire, alternatif, et le football marchand, ne sont pas deux sphères étanches. Et on voit bien que le football institutionnel va à son tour puiser dans l’imaginaire de la rue, comme les grandes marques d’équipement de sport.
Une dernière question, concernant les supporters et les clubs de supporters. Lorsque l’on regarde les stades, on est obligé de constater que certains clubs de supporters sont de véritables viviers pour l’extrême droite, ce qui est un argument utilisé par les personnes les plus critiques du football. Ce phénomène explique aussi une certaine appréhension, voire un rejet, de la part de gens de gauche, pour lesquels cette implantation de l’extrême droite dans les tribunes serait la démonstration qu’il n’y a pas, bien au contraire, d’essence progressiste du football. S’agit-il d’un phénomène intrinsèquement lié au foot, est-il davantage lié aux conditions politiques, économiques et sociales, ou est-ce que c’est un peu des deux ?
Un peu des deux en réalité. Dans la culture ultra, mais aussi le mouvement hools, duquel sont issus les hooligans, il y a un attachement au club, et donc à un certain territoire, mais aussi à une certaine identité, la ville, le club, etc. Et c’est certain que ces deux thématiques, territoire et identité, peuvent être facilement tirées à son profit par l’extrême droite, qui peut aisément les manipuler. Et c’est malheureusement ce qui s’est passé. Le mouvement hooligan anglais a été infiltré par les groupes d’extrême droite anglais, néonazis, dès la fin des années 1970, à la faveur de la crise économique et de la politique ultralibérale et répressive de Thatcher. Cela s’est aussi passé en Italie dans le mouvement ultra, avec une infiltration des tribunes par les mouvement fascistes à la fin des années 1990, qui ont fait basculer des tribunes plutôt de gauche, comme à l’AS Roma.
Pour moi c’est un phénomène très intéressant car les questions d’identité et de territoire sont en quelque sorte des angles morts à gauche, des synonymes de repli, ce que l’on peut comprendre dans une période de délire identitaire et de racisme anti-migrants. Mais l’identité peut aussi être quelque chose de collectif, de très inclusif. Et c’est pareil pour le territoire, qui peut être le support d’un imaginaire politique très intéressant. L’exemple que je donne souvent, un peu pour provoquer, c’est la Zad de Notre-Dame-des-Landes, où il y a vraiment un territoire qui a été défendu en portant un imaginaire politique assez fou, qui a été porteur d’un véritable mouvement social largement soutenu. Alors qu’il s’agissait bien d’une lutte ancrée dans un territoire, mais un territoire ouvert à l’autre, avec l’affirmation d’une identité particulière, mais une identité collective, ancrée dans une histoire sociale, l’histoire des luttes paysannes, etc. Moi je suis supporter du Red Star de Saint-Ouen, et on est attachés à notre tribune, à notre stade, et ce n’est pas anodin, car il est lui-même attaché à une histoire particulière, une histoire sociale, la Résistance, etc. On défend une tribune exempte de répression policière, exempte de comportements racistes, sexistes ou homophobes. On a nous aussi une identité et un territoire à part entière : ce n’est pas un terrain spécialement propice à l’extrême droite, les mouvements de gauche doivent aussi s’approprier cette culture et ces lieux, qui peuvent en outre être des lieux de support mutuel où se développe un imaginaire politique beaucoup plus plaisant que celui de l’extrême droite.
Propos recueillis par Julien Salingue
Notes
[1] Éditions la Découverte, mars 2018, 416 pages, 21 euros.
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