10 juin 2024 | tiré de la lettre d’AOC.media
« Exceptionnel ». Le mot est partout : à moins de deux mois des JO 2024. Fête exceptionnelle, cérémonies exceptionnelle, sites exceptionnels, ferveur exceptionnelle… Cette volonté d’ériger les Jeux de Paris en célébration de l’exception, affirmée dès l’origine (le mot figurait déjà 58 fois dans le dossier de candidature), se retrouve aujourd’hui dans une formule à la tournure proverbiale, dont la pauvreté langagière masque mal l’autoritarisme : « À événement exceptionnel, mesures exceptionnelles ».
Peut-être faut-il voir dans cette récurrence un aveu. On peut s’étonner en effet d’entendre qualifier aussi souvent d’exceptionnel un événement organisé tous les quatre ans, prévu depuis près de dix ans, planifié à la minute près, et qui n’a donc, en fait, rien d’un « événement » au sens propre du terme, du fait dont l’irruption nous surprend, du major event derridien déchirant la toile de nos jours.
Or, derrière cette maxime maintes fois répétée se cache aussi une équivalence entre les Jeux eux-mêmes, décrits d’avance comme un moment unique par ses dimensions et son retentissement, et les « mesures » adoptées depuis la désignation de Paris comme ville hôte et que l’on peut mieux décrire, selon une acception plus étroitement juridique, comme des mesures d’exception.
Il faut dire que la France a fait depuis près de dix ans l’expérience de l’extension progressive, et quasiment irrésistible, de l’exception au service du pouvoir. La vague d’attentats vécue au mitan des années 2010 – tout particulièrement ceux de Paris en janvier et novembre 2015 – a souvent été invoquée comme moment fondateur de l’unanimité autour de l’organisation de JO. Jusque-là, le projet suscitait en effet plutôt les doutes, voire les résistances (celle de la maire de Paris notamment, tardivement ralliée au projet). Or, ces mêmes attentats constituent aussi le point de départ d’une politique de l’urgence qui n’a pas seulement traduit une réponse au terrorisme, mais aussi, et peut-être d’abord, la généralisation d’une véritable technique de gouvernement, pour la mise en ordre d’un certain nombre de mouvements sociaux. On le sait en effet, les lois votées dans le cadre de l’état d’urgence antiterroriste et, par la suite, dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, ont largement accru les pouvoirs dont disposent les préfets et les forces de l’ordre : des pouvoirs exceptionnels en matière d’interdiction de rassemblements publics, ainsi que de contrôle et de restriction des déplacements, y compris individuels.
Très rapidement, les pouvoirs ouverts par l’état d’urgence déclaré au soir du 13 novembre furent ainsi très largement utilisés pour empêcher un certain nombre de manifestations et de rassemblements publics, politiques ou syndicaux. On peut ainsi rappeler que l’usage des pouvoirs d’urgence contre des mobilisations populaires a été observé dès la fin de 2015 lorsque, à l’occasion de la Conférence des Nations unies sur le climat (COP 21), organisée à Paris du 30 novembre au 12 décembre, de nombreux militants écologistes se sont vus touchés par des assignations à résidence, avec obligation de pointer plusieurs fois par jour au poste de police. Même chose en 2016, pour endiguer l’opposition à la loi travail (ou « loi El Khomri ») portée par le président Hollande et le gouvernement Valls, étape majeure dans la destruction des droits des salariés. Contre la contestation syndicale et populaire, le gouvernement, par l’intermédiaire de ses préfets, a alors pris, en s’appuyant sur les pouvoirs exceptionnels ouverts par l’état d’urgence, pas moins de 574 mesures individuelles à l’encontre de militants, pour empêcher leur participation aux rassemblements prévus.
Ces usages ont persisté, et ont été amplifiés sous la présidence Macron, dont le premier quinquennat s’est déroulé en majeure partie (35 mois sur 60) sous régimes d’état d’urgence – celui régi par la loi de 1955, activé au lendemain des attentats et resté en vigueur jusqu’au 1er novembre 2017, et l’état d’urgence sanitaire créé en mars 2020. Le recours à l’état d’urgence et aux possibilités qu’il offre aux autorités est d’ailleurs souvent évoqué pour contrer des vagues de protestations populaires, comme à l’époque du mouvement des « gilets jaunes », ou encore pour répondre aux émeutes consécutives à l’assassinat du jeune Nahel Merzouk lors d’un contrôle de police en juin 2023, même si sa mise en œuvre la plus récente est plus localisée, retrouvant les origines coloniales du dispositif, dans le cadre du regain de tensions en Nouvelle-Calédonie.
Surtout, ces pouvoirs exceptionnels ont été pour leur plus grande partie intégrés au droit commun après l’adoption de la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » en octobre 2017, et celle de la loi dite « sécurité globale » en mai 2021. C’est donc bien une transformation des mesures exceptionnelles en pouvoirs permanents qui a eu lieu, et cet arsenal juridique permet d’assurer de façon courante la restriction des libertés, en ciblant les mouvements sociaux et écologistes, souvent touchés par ces mêmes mesures de surveillance accrue, d’assignation à résidence, ou d’interdiction de déplacement. Ce fut de nouveau le cas à l’encontre des manifestations faisant suite au projet de réforme des retraites au printemps 2023, et violemment réprimées tandis que la loi était adoptée par recours à l’article 49.3 de la constitution. Ainsi appliqué, l’état d’urgence en France, et l’ensemble des mesures auxquelles il ouvre, souvent elles-mêmes rendues après coup permanentes, ont en premier lieu visé à saper les moyens de lutte sociale et de contestation contre différents projets d’inspiration néolibérale.
Or, après l’état d’urgence sécuritaire et l’état d’urgence sanitaire, la caractérisation des JO de 2024 comme un événement « exceptionnel » requérant des mesures « exceptionnelles » aboutit aujourd’hui à la formulation discrète, mais politiquement et juridiquement tangible, de ce que l’on pourrait appeler « état d’urgence olympique ».
Les JO sont l’occasion de l’instauration d’un véritable autant que discret régime d’état d’urgence.
Comme souvent par le passé, et d’une façon parfois particulièrement tragique, comme à Pékin ou à Rio – et quoi que l’on aurait pu espérer autre chose dans le cadre d’un État à référentiel démocratique – c’est dans le cadre des chantiers pour l’organisation des Jeux que l’exception a fait son entrée. En mars 2018, déjà, une loi avait allégé les procédures d’urbanisme pour les constructions des JO, que le président Macron lui-même avait décrite comme une « loi d’exception ». À cela s’ajoutent, de façon tout aussi classique (ce qui ne les rend pas moins discutables) un certain nombre de dérogations accordées pour l’occasion aux organisateurs, au Comité international olympique, aux sponsors, comme diverses exonérations fiscales, ou encore l’autorisation plus triviale de consommer de l’alcool dans les stades dans les espaces « VIP », en contradiction avec la loi Evin s’appliquant aux spectateurs lambda.
Mais pour les Jeux de Paris, l’exception olympique ne s’arrête pas là et a investi d’autres domaines, au point de produire un effet profond et durable sur la démocratie française elle-même. La loi du 19 mai 2023 relative aux Jeux olympiques et paralympiques (ou « loi JO ») a ainsi ajouté un grand nombre de mesures dérogatoires à celles existantes, y compris d’ailleurs des dérogations concernant le droit du travail, par exemple pour l’assouplissement des règles sur le travail dominical pendant la durée des Jeux. Les « besoins exceptionnels » résultant des Jeux permettront ainsi aux commerçants des communes où sont situés les sites, ou dans les communes limitrophes, de ne pas respecter l’interdiction du travail dominical, y compris dans le domaine de l’habillement, de l’électronique, ou encore pour les coiffeurs, même si l’on ne voit pas trop en quoi le repos dominical dans ces secteurs doit garantir la bonne tenue des Jeux olympiques.
D’autres mesures surtout concernent de façon importante la sécurité et le maintien de l’ordre, renforçant l’arsenal juridique formé cette dernière décennie et justifiant de reconnaître dans le contexte actuel un véritable « état d’urgence olympique » – alors même que le caractère organisé, planifié des JO, aurait dû nous préserver de toute la « suspension » de la normalité, de la rationalité, de la légalité, qu’ont pu entraîner les actes terroristes ou la pandémie de Covid, épisodes à côté desquels l’été olympique parisien tient plutôt du simulacre d’événement.
À ainsi été adoptée dans cette « loi JO 2024 » une technologie de « vidéosurveillance intelligente » permettant de détecter des comportements suspects grâce à un traitement algorithmique des images collectées par les caméras installées dans l’espace public, et par les drones équipant les forces de l’ordre. En somme, c’est bien une forme dite « atténuée » de reconnaissance faciale qui entre en vigueur, pour la première fois dans l’Union européenne d’ailleurs, un système dont les dangers pour la vie privée et la liberté d’expression ont été largement soulignés. Rappelons en particulier que tout système de vidéosurveillance algorithmique tend à renforcer des biais discriminatoires et racistes déjà très largement à l’œuvre dans les pratiques de maintien de l’ordre.
Ce dispositif annoncé comme « exceptionnel », c’est-à-dire en théorie temporaire, est entré en vigueur dès sa promulgation, et peut donc d’ores et déjà être utilisé (et il l’est) pour toute manifestation (sportive ou non), dans à peu près tout lieu fréquenté par le public. Elle restera par ailleurs applicable bien au-delà de la fin des Jeux olympiques, c’est-à-dire jusqu’à la fin mars 2025. Le temps, peut-être, sans doute même, d’en rendre l’usage définitif. Bien évidemment, il est en effet question que ce dispositif « temporaire », « exceptionnel », lié aux besoins « spécifiques » des Jeux olympiques soit rendu permanent, comme tant d’autres dispositifs exceptionnels avant lui. On peut imaginer (et frémir d’ailleurs à cette idée) l’usage très large qui pourrait être fait de ces technologies dans le cadre de la surveillance des manifestations contre les réformes économiques ou sociales du gouvernement, ou pour « encadrer » toutes sortes d’événements politiques et de rassemblement militants.
Le gouvernement français a d’ailleurs très rapidement après l’adoption de la loi JO évoqué, par la voix de la ministre des Sports et brièvement de l’Éducation nationale, Mme Oudéa Castera, son souhait de pérenniser ce dispositif s’il « fait ses preuves » pendant la période d’expérimentation. Cette condition est évidemment suffisamment floue pour ne pas manquer d’être remplie : qu’est-ce qu’un dispositif de sécurité qui fait ses preuves ? Si la sécurité est assurée, on pourra assurer que les caméras dites « intelligentes » y sont pour quelque chose. Si un quelconque événement survient, on y verra une raison de pérenniser ce moyen supplémentaire dans les mains des forces de l’ordre. Et si des excès surviennent dans les usages de cette technologie, voire des bavures, bien évidemment nous n’en saurons rien, et cela ne changera rien, puisque c’est là le quotidien de la police en France.
On peut aussi ajouter que si la vidéosurveillance « biométrique » a ainsi été autorisée par la loi JO de 2023, celle-ci ne constitue d’une certaine façon qu’une occasion pour la mettre en œuvre, puisque ce type de technologie lui-même était déjà connu, ayant été acheté depuis une dizaine d’années déjà par l’Intérieur comme par de nombreuses collectivités territoriales. La reconnaissance faciale a ainsi été expérimentée hors de tout contrôle et de tout encadrement juridique – la CNIL a lancé à ce sujet une procédure de contrôle en novembre 2023, dont les résultats restent attendus. Il ne restait donc plus qu’à autoriser cette technologie. Or, si les textes se limitent à la « vidéosurveillance intelligente », le logiciel Briefcam utilisé par les forces de l’ordre comprend aussi une fonction de reconnaissance faciale dont l’activation ne peut être totalement contrôlée. La France, premier pays de l’UE à autoriser ce type de technologie, a par ailleurs largement poussé, lors des débats sur l’IA Act (adopté par le Parlement européen le 13 mars dernier), contre toute interdiction totale de la reconnaissance faciale dans l’espace public. Que l’autorisation de la reconnaissance faciale ait vocation à être mise à l’ordre du jour ne fait donc aucun doute, et les mesures sécuritaires exceptionnelles adoptées pour les Jeux de Paris constituent, sur ce chemin, une étape décisive.
La cérémonie évoque les entrées royales qui élaboraient une représentation codifiée du pouvoir.
N’oublions pas enfin, parmi les mesures d’exception liées aux JO, les restrictions de circulation étendues à l’échelle de la région-capitale dans son ensemble, ainsi que quelques mesures notables de police sociale : les étudiants qui ont récemment dû libérer leur logement en pleine période d’examens, et trouver à se loger ailleurs jusqu’à l’automne ; ou encore la multiplication ces dernières semaines des actions des forces de l’ordre contre les campements de migrants, contre les sans domicile fixe, les personnes marginales, pauvres, qui dorment dans leur voiture, dans des squats ou des abris de fortune, et qui sont aujourd’hui victimes d’un nettoyage social silencieux mais méthodique et systématique, partout à Paris et en proche banlieue. La ville et ses habitants se trouvent ainsi soumis à Paris à une « violence olympique » récemment soulignée par la journaliste Jade Lindgaard dans son livre sur le sujet, Paris 2024 (éd. Divergences).
En cela, les JO sont bien l’occasion de l’instauration d’un véritable autant que discret régime d’état d’urgence propre au caractère artificiellement engendré de l’« exception » olympique. Au profit de qui ? Qu’est-ce qu’une fête populaire tournée contre les citoyens censés constituer cette fiction du peuple français ?
Toute fête est assurément politique. L’affirmation tient de la tautologie, en même temps qu’elle reste vague. La grande machinerie olympique ne peut quant à elle se défaire d’une logique de démonstration, de représentation d’un pouvoir pour lequel les Jeux représentent avant tout l’opportunité d’accroître les moyens légaux d’un autoritarisme de plus en plus affirmé. En cela d’ailleurs, la décision visant à faire sortir la cérémonie inaugurale du cadre habituel du stade (et qui ne faisait pas partie des plans annoncés dans la candidature parisienne) participe aussi d’un détournement de l’événement sportif vers une politisation radicale. Dans moins de deux mois, en effet, glissera sur la Seine le spectacle par lequel la ringardise du récit national, masquée pour l’occasion sous un accoutrement pop, s’offrira au reste du monde.
Par quelques aspects, la cérémonie prévue évoque quelques exemples historiques plus particuliers. Elle paraît tenir des entrées royales qui, à partir de la fin du Moyen Âge, avaient élaboré une représentation codifiée du pouvoir, comme l’ont jadis montré Bernard Guenée et Françoise Lehoux dans leur anthologie sur le sujet : à la fois « spectacle bruyant et coloré » et véritable « Fête-Roi », mettant en scène la rencontre du monarque et du peuple pour mieux asseoir, sous l’apparence du serment et de l’échange, la souveraineté du premier s’affirmant sur le second. Ou encore, de la festivité louisquatorzienne, véritable continuation de la politique (et de la guerre) par d’autres moyens, selon Louis Marin dans Le Portrait du roi, et moment par lequel « le coup d’État du Prince est représenté dans le miracle de la fête » – moment de révélation du pouvoir, de retour à son fondement, « apocalypse de son origine » retrouvée par le spectacle de la force.
Voilà donc ce à quoi l’on peut s’attendre, ce qui nous sera bientôt donné à voir : la représentation de l’ordre même, spectacle du pouvoir et de la fiction nationale s’imposant aux spectateurs conviés, chacun tenu à sa place et selon son rang social, depuis les spectateurs munis de billets gratuits et qui seront massés sur les quais haut, jusqu’aux ponts privatisés pour l’occasion, à 9 500 euros la place. Chacun, filmé, analysé par les algorithmes policiers, occasion vivante de mettre en œuvre à grande échelle les nouvelles mesures d’exception issues de cet « état d’urgence olympique » introduit clandestinement – et de faire la preuve de leur efficacité dans la perspective de leur intégration permanente au droit.
NDLR : Julien Le Mauff a récemment publié L’Empire de l’urgence, ou la fin de la politique aux PUF
Julien Le Mauff
HISTORIEN, POLITISTE, ATER EN SCIENCE POLITIQUE À L’UNIVERSITÉ DE LILLE
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d’avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d’avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Un message, un commentaire ?