Hebdo L’Anticapitaliste - 638 (24/11/2022)
Par Nicolas Kssis-Martov
Bien que difficile à mesurer précisément, surtout depuis l’essor du streaming légal ou non et des smartphones, une partie non négligeable de la population mondiale a désormais les yeux rivés sur ses divers écrans quand sonne l’heure de la finale. Selon la FIFA, celle de 2018 « entre la France et la Croatie le 15 juillet a attiré une audience cumulée de 1,12 milliard de téléspectateurs, dont 884,37 millions devant leur poste de télévision et 231,82 millions hors du domicile ou sur support numérique uniquement ». Dans l’hexagone plus de 26 millions de nos concitoyenEs (sur 67) s’étaient rassembléEs pour le second sacre des bleus. Un engouement qui constitue la scène d’ouverture du film les Misérables où de jeunes garçons de Montfermeil en Seine-Saint-Denis descendent sur les Champs-Élysées communier autour de Mbappe et Lloris, avant de retourner à leur quotidien de béton et d’ennui.
Le regard critique sur le foot s’est affiné
Sauf qu’en 12 ans, depuis l’attribution du Mondial au Qatar, le monde a changé. Et le regard critique sur le foot, désormais considéré à sa juste valeur, s’est affiné. L’actualité n’a cessé de venir rattraper et mordre les fesses du Mondial « parfait » vendu lors de l’Assemblée générale de la FIFA. Le Qatar occupe par exemple une place singulière dans la diplomatie internationale (que ce soit dans son rôle d’intermédiaire avec les Talibans ou avec, de l’autre côté, Israël). Sa relation forte avec l’Iran lui valu un embargo de ses voisins sunnites, notamment l’Arabie saoudite. Une rivalité qui se prolonge aussi dans le foot (rappelons que Manchester City appartient à un consortium avec une majorité d’Abu Dhabi, ce qui donne au passage tout le sel géopolitique des rencontres contre le PSG en Champions League). La décision récente de l’UEFA, et de la FIFA, contrainte et forcée sous la pression des États occidentaux, d’exclure la Russie après son invasion de l’Ukraine, et tant que la guerre perdure, a aussi désormais prouvé que même une grande puissance, et généreuse mécène via Gazprom par exemple, ne pouvait se sentir abritée, sur les pelouses vertes, des vents contraires de l’histoire. Enfin, et nous y reviendrons, toutes les problématiques autour des conditions de vie et de mort des travailleurs immigrés, des considérations écologiques, des droits LGBT, complètement absentes des réflexions et des discussions lors de l’attribution en 2010, se sont imposées au fil des années, effet pervers inattendu, même si concrètement, pour le moment, sans conséquences véritables, hormis par exemple l’annonce par Philippe Lahm, ancien capitaine de la Mannschaft championne du monde en 2014, qu’il ne ferait « pas partie de la délégation et [qu’il n’a] pas l’intention de faire le voyage en tant que supporter. »
Le petit monde du ballon rond affronte des bouleversements qu’il ne maîtrise plus
La Coupe du monde au Qatar aurait dû être l’aboutissement final et somptueux d’une grande compétition populaire transformée en un Disneyland sportif au service de la propagande d’un État. Le contexte (géo)politique et l’évolution du football rendent impossible et inaudible ce conte de fées. Les pesanteurs politiques et économiques vont également en quelque sorte souligner le long processus de désagrégation du football en tant qu’objet culturel. Religion laïque pour certainEs, espace d’asservissement ou d’émancipation (relire Une histoire populaire du football par Mickaël Correia), le football voit son unicité écartelée et pour tout dire au bord de la rupture. Jamais son élite ne s’est à ce point éloignée de la pratique populaire. En témoignent les tensions aussi dans les tribunes des stades de foot (elles furent des caisses de résonance lors des mouvements contestataires dans le monde arabe ou en Amérique du Sud). Le petit monde du ballon rond affronte des bouleversements qu’il ne maîtrise plus. Le projet d’une superligue, pour le moment en stand by, a mis à rude épreuve aussi bien la foi des supporters que la légitimité de l’UEFA. Des grands clubs, aux propriétaires de plus en plus évanescents (citons le Red Star racheté par un fonds américain), et de plus en plus réticents à céder devant un foot des nations, qui leur semble anachronique à l’heure des paris sportifs et des matchs à 13 heures pour toucher les droits télé asiatiques. Les déclarations d’Aurelio de Laurentis [président du club de Naples], refusant que ses joueurs africains jouent la CAN et exigeant « qu’ils me signent une renonciation à participer à la Coupe d’Afrique ou sinon […] je ne les ai jamais à disposition », illustrent ce nouveau rapport de forces, dopé au néocolonialisme libéral. Un gap que le décalage de la compétition en novembre va encore rendre plus criant. Enfin, plus ardue à disséquer, l’évolution du jeu, pour répondre aussi bien à la spectacularisation des rencontres qu’aux nécessités de rentabiliser les investissements, s’inscrit dans cette spirale destructrice. Luiz Martinez Andrade, auteur de Fútbol y Teoría crítica, détaillant si bien les raisons de la mort du n°10, en appelle quasiment à une insurrection des écharpes et des crampons : « Nous ne devons plus permettre aux puissants de s’enrichir avec le football. De la même manière que nous les exproprierons des moyens de production, nous leur arracherons le ballon des pieds. » Heureusement le foot est plus grand que la FIFA, mais bel et bien menacé, au point que de beaux esprits veulent le faire classer au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco.
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