Tiré de Courrier international.
Cela fait des heures que Ferguson, collégien résidant dans l’Ontario, au Canada, tape la même suite de caractères sur son clavier.
Z, Q, S, D.
Z, Q, S, D.
Le garçon, âgé de 11 ans, contrôle un avatar numérique, sorte de troupier aux allures de bonhomme Lego, qui fait des tours de piste sur un aérodrome futuriste. Ses doigts lui font mal, mais il pourrait continuer des heures. Car chaque pression sur ces touches le rapproche de son objectif : gravir les échelons d’un groupe dans le jeu vidéo Roblox.
Le groupe en question obéit à des règles. Des règles strictes. Des joueurs vêtus d’uniformes de pilotes ou de marines aboient des instructions dans des petites bulles de dialogue. Lorsqu’il ne fait pas des tours de piste, Ferguson est à l’exercice ou effectue des manœuvres – des trucs de soldat. Durant l’entraînement, “oui”, “non” et “chef” sont les trois seuls mots qu’il emploie. Et le “chef” est généralement Malcolm, un adolescent qui règne en maître sur ce monde. “Son truc, c’était l’émoji clin d’œil, se souvient Ferguson. Il était charmant. Il était drôle. Il avait le sens de la repartie, c’était instantané. C’était un enfoiré.”
Mondes virtuels interconnectés
À l’époque, en 2009, Roblox n’existe que depuis deux ans, mais il a déjà séduit plusieurs millions de joueurs, notamment des enfants et des adolescents. Il s’agit moins d’un jeu que d’une confluence de mondes virtuels interconnectés : une immense salle d’arcade plutôt qu’un simple jeu façon Street Fighter II. Dans Roblox, les joueurs se voient offrir une série d’outils basiques pour façonner l’environnement qu’ils veulent, qu’il s’agisse d’un village du manga Naruto, d’un lycée pour sirènes ou d’un endroit comme celui proposé dans Somewhere, Wales [“Quelque part au pays de Galles”, un jeu qui permet d’administrer une ligne de chemin de fer fictive dans le pays de Galles des années 1930].
Les utilisateurs ont inventé toutes sortes de jeux allant de l’apiculture à la gestion d’un parc d’attractions, en passant par l’art de retourner les pizzas, de pelleter de la neige, d’utiliser des toilettes publiques ou de se jeter dans des escaliers. Ils ont également érigé des lieux où se retrouver et se glisser dans la peau de divers personnages, suivant divers scénarios : devenir membre d’une fraternité ou d’une sororité étudiante, intégrer la police de Washington.
Ferguson, lui, était attiré par les jeux aux structures plus militaires. (Aujourd’hui âgé de 23 ans, il a demandé à n’apparaître que sous son pseudo en ligne – qu’il entend plus souvent que son vrai nom. Il ne souhaite pas que ses informations privées soient livrées en pâture.) Il était, de son propre aveu, un enfant difficile. Il n’aimait pas l’école, n’avait pas de hobbies, pas d’ambition, pas d’ami. “J’étais littéralement un zéro”, résume-t-il. Son manque de confiance en lui et son anxiété le rendaient fébrile, il était difficile d’établir le contact avec lui. Mais peu importait. Chaque jour en rentrant de l’école, il jouait à Roblox. Là, se souvient-il, “je pouvais être le roi de ce putain de monde”.
Le culte du chef
Ou, en tout cas, le larbin du roi. Car dans ce premier groupe – recréant un univers de science-fiction inspiré du jeu de guerre Halo –, où Malcom se trouve également, Ferguson démontre sa loyauté, exercice après exercice, tour après tour. Malcolm (le nom a été changé) ne réclame pas le pouvoir : il se comporte simplement avec la certitude absolue de toujours le posséder. “C’était comme si on formait une petite unité militaire, explique Ferguson. L’opinion de cette personne était importante pour moi. Je m’efforçais de faire de mon mieux. Et je me mesurais en permanence à l’aune de ses standards.” Ferguson finit par devenir un fidèle lieutenant de Malcolm.
Pour accroître leur influence, les garçons lancent des raids sur d’autres groupes, donnant l’assaut lorsque Malcolm hurle sur Skype les paroles de Chop Suey !, une chanson de System of a Down. Ils attirent d’autres utilisateurs dans des jeux de rôles qu’ils ont créés : dans l’un, ils incarnent des Sith de l’univers de Star Wars ; dans un autre, ils sont soldats américains au Vietnam ; dans un autre encore, ce sont des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
C’est en découvrant les forums sulfureux de 4chan [très populaire site de partage d’images et de vidéos, où les contributions sont anonymes] que Malcolm a commencé à s’intéresser au nazisme, poursuit Ferguson. Il s’est passionné pour les mèmes antisémites et les inversions de l’histoire. Sur Roblox, il a construit un village allemand où les membres de son groupe peuvent faire des reconstitutions historiques et s’emparer du drapeau de l’adversaire – en portant des armes et des uniformes SS. Malcolm se fait alors appeler “Führer”.
Un fascisme sous couvert d’humour
Ferguson se présente lui-même comme “un petit con anarchiste”. Un trait de caractère qui s’est d’abord exprimé par une forme d’irrévérence. À laquelle a succédé le goût de la cruauté. Il a enfin trouvé sa tribu et, au sein de celle-ci, est parvenu à un certain degré d’autorité. Ça ne le dérange pas de marcher sur les autres pour se faire une place. D’autant qu’il est [à l’époque] convaincu que Malcolm agit surtout par esprit de contradiction et n’est pas réellement fasciste. Il se moque des “conversations sur les fours” de Malcom et des blagues antisémites que celui-ci lance au cours de leurs appels nocturnes. “Mouais, 6 millions” est l’une des répliques préférées de Malcolm – une référence railleuse au nombre de victimes de l’Holocauste. “C’était à une époque où, sur Internet, on se demandait : ‘Attends, est-ce qu’il le pense sérieusement ?’ explique Ferguson. Il ne peut pas vraiment y croire. Ce serait complètement fou.” (C’était “un numéro typique de troll, rien de très sérieux”, affirme Malcolm.)
En 2014, raconte Ferguson, Malcolm regarde la série Rome diffusée sur HBO – le récit de la transformation violente (et apparemment très sexualisée) de la République romaine en Empire romain. Inspiré, Malcolm dit à son lieutenant de troquer leurs uniformes pour des toges. Ensemble, ils créent alors ce qu’ils considèrent comme leur plus grande réussite sur Roblox : un groupe baptisé Le Sénat et le peuple de Rome [en référence à la devise latine Senatus populusque Romanus, SPQR].
Une communauté dont le nom évoque les grands idéaux de la démocratie représentative, mais fonctionne comme un véritable État fasciste, avec troupes d’assaut, esclavage et loi sur les “dégénérés” [en référence à la qualification d’“art dégénéré” appliquée par le régime nazi à l’art moderne ou toute œuvre juive ou communiste]. Malcolm prend le pseudonyme de YourCaesar (“votre César”). En 2015, au faîte de leur popularité, Ferguson et Malcolm disent avoir exercé leur emprise dystopique sur plus de 20 000 joueurs.
Terrain fertile pour l’extrême droite
Aujourd’hui, Roblox n’est plus le jeu “bac à sable” [ou sandbox, un jeu qui évolue sans scénario préétabli, selon les décisions des joueurs] pratiquement sans aucune limite qu’il était. L’entreprise à qui il appartient est entrée en Bourse en mars dernier et est valorisée à 55 milliards de dollars. Des dizaines de millions de personnes y jouent quotidiennement, surtout depuis la récente pandémie. Les règles d’utilisation sont plus strictes et des employés humains ainsi que des outils d’intelligence artificielle veillent à les faire respecter. Il est interdit de qualifier quiconque d’esclave. Interdit d’arborer des svastikas. Tout insigne de l’Allemagne de 1939-1945 est globalement banni.
Reste que le Roblox d’aujourd’hui n’est pas non plus qu’un repaire pour sirènes et pizzaïolos. Trois anciens membres du groupe Le Sénat et le peuple de Rome affirment que la plateforme est toujours infiltrée par des militants d’extrême droite. Début mai, Daniel Kelly, directeur associé du Center for Technology and Society de l’Anti-Defamation League (ADL), a découvert deux reconstitutions du massacre de la mosquée de Christchurch [qui a fait 51 morts en 2019, en Nouvelle-Zélande]. Elles ont depuis été supprimées de la plateforme. Et on y trouve toujours des jeux pour les admirateurs du régime nazi. L’un d’eux, baptisé Innsbruck Border Simulator, a enregistré plus d’un million de visites depuis le milieu de l’année 2019 – jusqu’à ce que la plateforme le supprime, peu de temps après que nous avons interrogé certains de ses représentants à ce sujet.
Par quels mécanismes ces communautés influent-elles sur le développement des jeunes joueurs ? On a longtemps affirmé que Donjons et Dragons [un célèbre jeu de rôle papier] transformerait les enfants en adorateurs satanistes, ou que [le jeu de tir] Call of Duty en ferait d’implacables machines de guerre. “On observe le même phénomène à propos du recrutement des groupes d’extrême droite, explique Rachel Kowert, directrice de recherche pour Take This, une association pour la santé mentale des joueurs et des développeurs de jeux vidéo. On souligne que les membres de ces groupes jouent aussi à des jeux vidéo. Ou que telle chose se passe dans un jeu vidéo.” Mais il n’est pas si simple de dire que ces personnes se comportent de telle manière parce qu’elles jouent à des jeux vidéo. “Il existe des travaux étudiant la façon dont les jeux renforcent certaines dynamiques de groupe, poursuit-elle.
- Certains jeux reposent sur un mécanisme d’antagonisation : eux contre nous. Tout cela forme un terreau fertile pour les recruteurs de groupes radicaux. Mais quant à savoir si c’est effectivement ce qui se passe, personne ne peut vraiment l’affirmer.”
Un repenti comme guide des ruines
Ferguson, qui se repent aujourd’hui du rôle qu’il a tenu dans Le Sénat et le peuple de Rome, dit vouloir informer les gens, les aider à comprendre et pourquoi pas à faire disparaître ce genre de jeux. Mais d’abord, il faut en connaître les rouages. “Enfant, j’ai commencé à jouer à ce jeu, et du jour au lendemain je me suis retrouvé entouré de nazis à bâtir une république fondée sur l’esclavage, explique-t-il. Mais personne ne comprend comment ça s’est fait. ‘C’est juste un jeu.’”
Il y a quelques semaines, Ferguson m’a montré “sa Rome”. Ou plutôt un de ses avant-postes baptisé Parthia, un lieu qui pour d’obscures raisons d’identité mensongère et de code source volé reste à ce jour ce que Malcom a constitué de plus abouti dans le jeu. Mon avatar apparaît derrière les murs de la colonie, à côté d’un groupe d’entrepôts en béton. Le mot “étranger” flotte au-dessus de mon personnage. Ferguson trottine dans les environs, coiffé d’un chapeau de cow-boy orné de bois de cerf. Je saute par-dessus une rangée de métiers à tisser, et le rejoins.
Tout semble désert. En 2014 ou 2015, m’explique Ferguson depuis le chat Discord [un service de messagerie prisé des gamers], c’est là que l’on aurait trouvé des “gamins” occupés à fabriquer des armes et des outils. “Là-bas, fait-il en désignant des bâtiments de pierre dans le lointain, on serait tombé sur des légionnaires en train de s’exercer aux manœuvres et de surveiller les barbares.” Les barbares étaient tous les joueurs ne faisant pas partie de la communauté très hiérarchisée de Parthia. À l’intérieur de la colonie, les catégories sociales s’échelonnaient entre plébéiens, étrangers, serviteurs, patriciens, légionnaires, commandants, sénateurs et magistrats.
Esclaves et gladiateurs
Ferguson, qui détenait le titre d’édile [deuxième rang des magistratures dans le cursus honorum de la Rome antique], était chargé des marchés et des esclaves. “Techniquement, ce ne sont pas des esclaves, fait-il observer. En un sens, ils acceptent simplement de participer à un système où on leur dit tout ce qu’ils doivent faire.” (Z, Q, S, D.) Avec le temps, les esclaves pouvaient devenir des citoyens, soit grâce à leur travail, soit en s’engageant comme gladiateurs. Un jour qu’un employé de Roblox était venu visiter le jeu, Ferguson avait aidé à mettre en scène un combat entre deux esclaves dans l’arène.
Alors que nous marchons sur les chemins de terre menant jusqu’aux immenses portes de Parthia, Ferguson me parle des feuilles de calcul exhaustives, sur tableur, que le groupe conservait à propos de son système économique, de sa stratégie militaire, de ses politiques et de ses citoyens. Contrairement à d’autres jeux Roblox de l’époque, Parthia conservait les inventaires entre deux sessions, ce qui signifie que les joueurs retrouvaient ce qu’ils avaient obtenu ou fabriqué au fil du temps. Cette caractéristique apparemment avant-gardiste plaisait aux joueurs, mais c’est surtout la culture du groupe qui les incitait à revenir.
Un autre disciple de Malcolm, que nous appellerons Chip, avait 14 ans lorsqu’il rejoignit le groupe. Il aimait ces interactions sociales cadrées, les rangs bien définis, que tout soit clair. “J’ai toujours préféré les environnements de jeux plutôt sérieux”, explique-t-il. Collégien habitant le Texas, il avait le sentiment d’être un programme à qui il manquait un morceau de code – il ne savait jamais vraiment “comment être normal, comment interagir avec les gens, comment ne pas être bizarre”.
Des règles du jeu antisémites et xénophobes
Parthia était le produit des idées de plus en plus extrémistes de Malcolm et de son insatiable besoin de contrôle, expliquent trois anciens membres. La colonie était régie par des lois qualifiant le mélange des races, le féminisme et l’homosexualité comme des “formes de dégénérescence”. Elles exigeaient également que tout joueur de confession juive dans la vraie vie porte “la tunique de Judée ou soit arrêté à vue”. Dans la cité, des groupes de vigiles patrouillaient dans les rues. “Nous aurions été arrêtés sur la base de la couleur de notre peau”, précise Ferguson (mon avatar a une peau couleur olive). Les joueurs avaient voté à une écrasante majorité pour autoriser Malcolm à exécuter qui bon lui semblait.
Nous approchons des portes de Parthia, situées de l’autre côté d’un pont en bois. Ferguson s’arrête en face de moi et tend le bras. “Si tu étais un étranger, on t’accueillait comme ça”, dit-il en bloquant le passage à mon avatar. Au-dessus de lui, la bulle de dialogue s’affiche : “Étrangers non autorisés”. Les portes étant fermées, nos avatars franchissent les murs de la cité en faisant des doubles sauts. J’aperçois alors Parthia pour la première fois.
Ferguson et Malcolm avaient convaincu un talentueux architecte Roblox de concevoir leur monde. Tout était très, très grand – des bâtiments publics à colonnades aux aqueducs dressant leur silhouette au loin, en passant par une multitude de bâtiments bruns et rectangulaires abritant une myriade de minuscules pièces. Après une brève visite, nous grimpons par une échelle à une coupole en dôme. “Si tu étais riche ou célèbre, tu t’installais là, explique Ferguson. Tu n’avais plus qu’à t’admirer toi-même, ton succès, et à mépriser les barbares en bas.” Les habitants passaient leur temps ensemble à discuter, à se faire une réputation, et selon la formule de Ferguson, “à se faire mousser”.
Escadrons de la mort “pour rigoler”
Le club le plus envié à Parthia était celui de la garde prétorienne, l’armée personnelle de Malcolm. Certains membres se souviennent qu’il leur demandait parfois de lire des ouvrages SS ou d’écouter un podcast d’extrême droite sur un tireur dans une école. (“C’était juste des bavardages entre amis”, se défend Malcolm.) Chip avait créé une division d’Einsatzgruppen – les escadrons de la mort nazis –, en partie pour rigoler, dit-il, en partie pour faire plaisir au César. Dans une vidéo YouTube, on peut voir des hommes de main de Malcolm exécuter quelqu’un pour avoir dit qu’il “n’était pas fan” de Cleopatra, la copine de l’architecte [dans le jeu]. Chip est convaincu que pour nombre de gens, le fascisme commence d’abord comme une blague.
- Jusqu’au jour où toute ironie disparaît, poursuit-il. Il y a un jour où ils se mettent à débattre sérieusement et pensent sincèrement ce qu’ils disent.”
À propos des tendances fascistes de Malcolm, Chip se dit “prêt à jurer, à la barre d’un tribunal, qu’il pensait sincèrement toutes ces choses”. L’intéressé, qui se définit comme “un libertarien seulement en théorie”, s’en défend. “Ça a toujours été histoire de troller les gens ou de rester dans mon personnage, affirme-t-il. Je suis simplement féru d’histoire. Je n’ai pas vraiment envie que [ces idées] soient appliquées dans le monde réel.” Chip et Ferguson estiment qu’un tiers des 200 et quelque joueurs chargés de superviser Le Sénat et le peuple de Rome – la plupart des jeunes adultes – étaient d’authentiques fascistes. Faire appliquer les règles draconiennes de ce monde “était le but du jeu”, explique Ferguson. En d’autres termes, ils aimaient faire ça.
Des techniques rodées d’embrigadement
Voici une méthode de recrutement possible employée par l’extrême droite : Bobby fait la queue pour un match sur [le jeu de tir en arène] Fortnite et se retrouve en équipe avec Ryland, un gros skinhead [dans la vraie vie]. Ryland a entre deux et vingt minutes pour faire son pitch à Bobby en lui parlant au casque ou par messages avant que Sally, leur adversaire, ne leur loge une balle dans la tête à tous les deux. Si les propos de Ryland ont aiguisé la curiosité de Bobby, peut-être celui-ci acceptera-t-il sa demande d’amitié sur Fortnite. Ils refont quelques matchs ensemble et approfondissent leur relation sur Discord. Après des semaines ou des mois à lui rebattre les oreilles de propos extrémistes, Ryland a rendu l’idéologie fasciste parfaitement normale aux yeux de Bobby, qui finit par se radicaliser. Autre scénario tout aussi probable : Bobby se dit que ce type est taré, joue comme un pied et n’accepte pas la demande d’amitié de Ryland.
Le recrutement de groupes extrémistes par l’intermédiaire des jeux vidéo est un sujet complexe. D’une part, toutes les informations utiles concernant les profils de Ryland et Bobby sont enfermées dans des serveurs d’entreprises privées. D’autre part, on parle ici d’un mal aux causes incroyablement multiples. En mars dernier, le ministère américain de l’Intérieur a organisé un forum en ligne intitulé “Prévention du terrorisme et des violences ciblées dans les jeux vidéo et l’e-sport”. L’objectif était de mettre en lumière la façon dont “les militants extrémistes violents manipulent les environnements vidéoludiques pour recruter et radicaliser”.
Daniel Kelley de l’ADL figurait parmi les intervenants et a fait entendre un discours plus mesuré que l’intitulé de l’événement ne le laissait croire. Il s’est référé au rapport officiel du gouvernement néo-zélandais sur l’attentat des mosquées de Christchurch. Le tueur jouait effectivement à des jeux vidéo, mais il était également un utilisateur de Facebook, Reddit, 4chan et 8chan [ces deux derniers forums étant réputés pour la faiblesse de leur modération]. Et il citait YouTube comme “une source d’information et d’inspiration majeure”.
Le “gamer”, profil candidat à la radicalisation
Les caractéristiques souvent associées aux gamers – des hommes, jeunes, blancs, issus de la classe moyenne, quelque peu marginaux – recouvrent plus ou moins celles que l’on retrouve parmi les candidats à la radicalisation. Évidemment, sur les trois milliards d’amateurs de jeux vidéo, peu d’entre eux correspondent à ce stéréotype. Le terme gamer évoque ces caractéristiques car pendant longtemps c’est ce segment de marché que les entreprises comme Nintendo ont pris pour cible. Au fil des années, cette catégorie de consommateurs est devenue une faction culturelle passionnée, pour ne pas dire obsessionnelle.
En 2014, lorsque a explosé le scandale du Gamergate – une campagne de harcèlement sexiste fondée sur une théorie du complot –, une partie de ces joueurs s’est recroquevillée sur une identité réactionnaire. Des provocateurs professionnels comme Milo Yiannopoulos [un ancien contributeur du site ultraconservateur Breitbart News] se sont engouffrés dans la brèche, voyant dans le “stéréotype du mâle frustré” une occasion de recycler un certain ressentiment en mouvement culturel. Dans l’esprit des croisés du Gamergate, les jeux vidéo et la culture gamer étaient la propriété d’un certain type de personnes et ces personnes se voyaient menacées dans leur identité. “Les combattants de la justice sociale” [social justice warrior en anglais, ou SJW] étaient en train d’envahir leurs jeux pour changer leur culture. Les joueurs dilettantes, ou du moins ceux qui ne leur ressemblaient pas, ont été rebaptisés “normies”, “e-girls”, “Chads” ou “PNJ” [“personnages non jouables”].
Un recrutement qui ne dit pas son nom
“Ce groupe, essentiellement masculin, constitue une excellente cible qui est souvent sujette à radicalisation”, explique Julia Ebner, experte en contre-terrorisme pour les Nations unies. Ebner a infiltré plusieurs groupes extrémistes – en ligne et dans le monde tangible –, dont des mouvements djihadistes, néonazis ou antiféministes. Elle a pu observer l’évolution de certaines sous-cultures apparues sur 4chan – des trolls dont l’engagement n’était d’abord pas explicite – vers des discours de plus en plus politiques et finalement extrémistes.
Avec le temps, les contenus intrinsèquement extrémistes et présentés comme des satires deviennent la norme. Et le mouvement devient réel. Ce sont les gens comme Malcolm qui en sont les vecteurs, explique-t-elle. “Recruter” n’est pas toujours le terme adéquat, poursuit Ebner. On parlerait parfois plus justement de “conditionnement”. “Les ‘recrues’ ne savent pas toujours très bien à quel collectif elles adhèrent”, souligne-t-elle.
De son point de vue, les jeux vidéo ne sont pas un instrument de radicalisation à grande échelle. Elle a toutefois vu certains extrémistes se servir des jeux vidéo ou de principes de ludification comme méthodes de recrutement, en partie à cause des qualités associées aux gamers typiques. “Il y a beaucoup de problèmes d’isolement social dans la communauté des gamers, fait-elle observer. Et on trouve aussi un certain besoin de stimulation, de divertissement.”
Ebner est d’avis qu’il devrait exister davantage de programmes faisant intervenir des psychologues et d’anciens militants extrémistes auprès de ces communautés isolées sur Internet. Toutefois, avant cela, la société doit changer sa façon de parler des jeux vidéo et du recrutement de l’extrême droite. Certains condamnent des communautés entières en les jugeant “complètement extrémistes, alt-right ou radicales”, dit-elle. Mais les extrémistes “piègent certains membres de ces sous-cultures pour les attirer dans leurs réseaux politiques”. C’est un problème complexe et diffus, et le débat qui l’entoure “n’est pas assez nuancé”.
La chute de Rome
Le Sénat et le peuple de Rome est tombé en 2015. Ce n’est toutefois pas sous les assauts de Wisigoths aux allures de bonshommes Lego ou sous l’effet des forces parasites et dégénérées qu’il a fini par tomber. En réalité, l’architecte de Parthia était tombé amoureux de Cleopatra, qu’il a donc épousée dans le jeu et à qui il a donné ses codes d’accès. Sauf que Cleopatra était un imposteur qui s’est empressé de faire fuiter le code source de Parthia. Résultat, n’importe qui a pu copier l’empire de Malcolm et régner en maître sur et empire. Le césar, de plus en plus paranoïaque, a commencé à exiler des joueurs. Il a ensuite tenté de bâtir une nouvelle dystopie fasciste, sans succès. Rome s’est effondrée. En 2016, Ferguson et Malcolm ont cessé de passer du temps dans les mêmes groupes.
Pourtant, un an plus tard, sur le célèbre forum /pol/ de 4chan, certains internautes évoquaient encore la grande époque du Sénat et du peuple de Rome. Baptisé /pol/ pour “politiquement incorrect”, ce canal est célèbre pour être une caisse de résonance de l’extrême droite, relayant propos haineux et provocations de trolls.
Des “raids” pour “s’étendre”
Un utilisateur a noté que la plupart des responsables de Parthia étaient également des “/pol/tards” – des commentateurs prolixes sur 4chan. De nombreux messages remerciaient Malcolm pour leur avoir “offert la pilule rouge” [cette allusion dévoyée à la scène du film Matrix où le protagoniste, après avoir avalé une gélule rouge, découvre pour la première fois la réalité du monde, est devenue récurrente dans les milieux complotistes et masculinistes]. L’un d’eux expliquait même qu’après “avoir joué à cette simulation de vie sous le fascisme”, à l’âge de 14 ans, il était devenu un “partisan convaincu” de ce système. (Malcolm affirme que “ce culte de la personnalité est entièrement l’œuvre de trolls”.)
Après le rassemblement extrémiste Unite the Right de Charlottesville, en Virginie en 2017 [au cours duquel une militante antifasciste a été tuée], le collectif de gauche Unicorn Riot a mis la main sur des centaines de milliers de messages de groupes d’extrême droite utilisant les serveurs de Discord. Leur existence tend à démontrer que d’autres communautés comme Parthia existent ailleurs que sur Roblox. Dans un serveur de jeu /pol/, un membre baptisé Lazia Cus souhaitait la bienvenue à de nouveaux arrivés. “Là, nous avons lancé un projet ‘red pill’ [“pilule rouge”] pour les jeunes, en cours sur Roblox. Nous avons créé un clan pour mener des raids et des opérations de défense, et à partir de là nous étendre sur d’autres plateformes.” (Ce clan était une “légion romaine du futur”, mais pas nécessairement inspirée de la Rome de Malcolm ou de ses nombreux imitateurs.)
Ferguson ne sait toujours pas bien s’il a participé à une campagne de recrutement fasciste. C’était un jeu. Certes, la structure du Sénat et du peuple de Rome normalisait le fascisme et le transformait en jeu. Et il y avait des gens comme Malcolm qui imposaient leurs idées extrémistes à des gamins. “Je n’ai jamais été en contact avec des gens qui disaient ouvertement : ‘Ok, on va créer davantage de néonazis’, déclare Ferguson.
- Mais j’ai le sentiment que c’est une conséquence indirecte inévitable.”
Reconversions
Puis il cite un jeu Roblox dans lequel des joueurs officient comme agents de police sur la frontière américano-mexicaine. Près de 1,1 million d’utilisateurs y ont déjà joué. “Ce n’est pas un jeu à caractère fondamentalement raciste, avance Ferguson avec une bonne dose d’ironie. Ils font seulement semblant d’être des agents de police qui ont un lourd passé d’actes extrêmement racistes et xénophobes.” (Selon un porte-parole de Roblox, “toutes les images, tous les fichiers audio et vidéo sont examinés par du personnel avant d’être mis en ligne”.)
Plusieurs membres de l’ancienne garde prétorienne de Malcolm se sont engagés dans l’armée ou dans l’Agence fédérale pour la sécurité des transports [TSA, créée après les attentats du 11 septembre 2001], sont devenus des officiers de police ou ce que Ferguson appelle “de vrais nazis”. De son côté, Malcolm a créé un nouveau jeu inspiré de Star Wars, comptant 16 000 membres. Pour devenir citoyens de cette communauté, les joueurs doivent s’abonner à ses réseaux sociaux. “Gloire à l’empire”, notait un commentateur avec un émoji clin d’œil.
Rejouer la guerre de Sécession
Un peu plus tôt cette année, sur Roblox, Ferguson m’a fait visiter la grand-place de recrutement du groupe. L’endroit était rempli de guichets occupés par des avatars. À côté d’un groupe Star Wars apparaissait un stand pavoisé de rouge, blanc, bleu, dans lequel se trouvait un homme barbu en complet-veston. Le poster derrière lui représentait un drapeau confédéré. On pouvait y lire : “(Nous ne sommes pas racistes, nous sommes juste une unité militaire). 5e régiment d’infanterie du Texas, États confédérés. Nous sommes en guerre avec le groupe USA.” Un lien Discord était noté en dessous.
Je me suis approché du stand et l’avatar qui l’occupait m’a expliqué qu’il s’agissait d’un jeu de rôles sur la Confédération. “Pourquoi écrivez-vous que vous n’êtes pas raciste ?” ai-je demandé. “Nous sommes juste un groupe militaire qui célèbre la fierté du Sud”, me répond-il. Un autre bonhomme carré, arborant des lunettes d’aviateur et une tunique d’officier d’empire, est venu seconder son camarade en complet-veston. “Comment est-ce que ça n’est pas raciste ?” ai-je insisté. L’homme en complet-veston a sauté par-dessus la table pour se mettre face à moi. “Vous ne pouvez pas qualifier toute une nation de raciste, dit-il. C’est injuste.”
L’interrogatoire en jeu de rôle
Ferguson et moi avons ensuite mis le cap sur un autre jeu : une simulation de Washington, DC. Avec 60 joueurs, le serveur était presque plein. Mon avatar est apparu juste à côté du mémorial honorant les soldats américains morts pendant la Seconde Guerre mondiale. Le mot “visiteur” était inscrit au-dessus de ma tête. Ferguson, lui, était assis dans une voiture de police. Un agent braquait son arme sur lui. “Tu devrais monter”, me dit-il.
Alors que nous nous dirigeons vers une prison fédérale, Ferguson m’explique qu’à l’instar du Sénat et du peuple de Rome, ce jeu est régi par une stricte hiérarchie entre sénateurs, agents du FBI et de la NSA, etc. Nous sortons du véhicule alors qu’il effectue un triple tonneau à côté d’un groupe de personnes occupées à discuter. Nous sommes escortés jusqu’à l’intérieur, et je vois un représentant du ministère de la Justice portant des tresses africaines demander à un homme enturbanné ce qu’il pense du mouvement Black Lives Matter. On nous pousse dans une salle d’interrogatoire. Là, l’interrogateur – notre chauffeur – saute sur la table et nous demande de quelle race nous sommes. Washington, DC, était apparemment en guerre contre la Corée du Sud.
Cultivateur de salades
Dans la vraie vie, Ferguson sillonne l’Ontario, vivant parfois chez son père, parfois ailleurs ; enchaînant les petits boulots manuels là où il peut. Il a enseigné ses méthodes d’infiltration à des jeunes, explique-t-il, afin qu’ils puissent mener l’enquête sur des groupes Roblox soupçonnés d’extrémisme. Ils peuvent ainsi signaler ces groupes ou en prendre le contrôle. Cela fait plusieurs années qu’il anime un groupe baptisé Cult, qu’il qualifie de “groupement d’amis désireux de protéger les jeunes”, notamment sur Roblox. À l’heure actuelle, les membres de Cult lui versent entre 100 dollars et 1 000 dollars par mois [entre 86 et 860 euros] pour le remercier de ses efforts. Ils représentent plus que sa propre famille à ses yeux.
Ferguson se dit désolé d’avoir mis en contact tant de gens avec Malcolm et se repent de sa propre intolérance. Les valeurs de son groupe se situent aux antipodes de tout cela, dit-il. Il enjoint à ses disciples de lire Desiderata, un poème en prose de l’auteur américain Max Ehrmann, sur les “âmes douces et bienveillantes”. À l’heure actuelle, il vit dans une ferme où il cultive de la roquette, explique-t-il. Il espère pouvoir un jour acheter des terres et les cultiver avec les membres les plus dévoués de Cult. Il a un jour eu une épiphanie : “Si on transférait progressivement toutes les actions que l’on fait en ligne vers le monde réel, on ne serait plus jamais seul.”
Cecilia D’Anastasio
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