La vitesse à laquelle chaque nouveau gouvernement est en mesure d’émettre un constat global sur la santé financière de l’État est tout simplement impressionnante ! On peut attribuer, sans hésitation aucune, cette célérité au « haut » niveau de compétence économique de chaque gouvernement, car il faut imaginer toute la complexité de l’évaluation des rentrées d’argent possibles, de l’évolution prévue de l’économie et du marché de l’emploi, de l’état des dépenses encourues et à venir, etc. Pourtant, en quelques jours seulement, chaque nouveau gouvernement peut affirmer péremptoirement que « ça va mal », que le bateau prend l’eau, qu’il faut vite sortir les seaux et souquer ferme.
[Digression : dans le cas d’un nouveau gouvernement libéral, il est aussi utile de dépoussiérer et de réimprimer un des vieux rapports des « camarades » Claude Montmarquette et Luc Godbout (qui font partie du think tank néolibéral CIRANO). Il n’y a qu’à changer la date, le titre et y ajouter une nouvelle introduction, sans toutefois modifier les constats (mondialisation, vieillissement, agences de notations, blablabla) et les conclusions (austérité, privatisation, blablabla).
De plus, il n’est pas nécessaire de refaire la partie « analyse », car il n’y en a jamais eu. La preuve en est que le dernier rapport, réalisé par les « lucides » Montmarquette et Godbout, a été rendu public par le gouvernement de Philippe Couillard quelques jours seulement après l’assermentation des ministres. Ils n’ont donc pu avoir accès à toute l’information qui était nécessaire avant d’émettre un constat sur l’état des finances publiques qui aura des effets dévastateurs sur les moins nantis.]
Ainsi, dans cette situation de « crise » des finances publiques, ce nouveau gouvernement (libéral ou péquiste) fera preuve de « responsabilité », tout le contraire de son frivole prédécesseur, et se lancera dans un programme budgétaire minceur dans le seul but de retrouver la « santé économique » !
Pour ce gouvernement, les mesures devront être drastiques, le courage sera de mise, car les souffrances seront au rendez-vous (ce qu’il déplorera) pour les plus démunis puisque la justice sociale a un coût que nous ne pouvons plus (hélas !) assumer collectivement. En effet, ce gouvernement nous dira que les choix s’annoncent difficiles, mais qu’il faut être « lucide » et prendre acte des limites de la capacité d’action de l’État dont les ressources sont réduites à une peau de chagrin à cause de la mondialisation (donc de la concurrence économique et fiscale entre pays), de l’endettement public, des agences de notation, de la pression démographique, d’une économie amorphe, blablabla.
Bien sûr, quelques éternels insatisfaits prendront le mors aux dents et manifesteront bruyamment, pour un temps seulement, leur mécontentement. Fort heureusement, il n’y a pas de printemps étudiant chaque année - il faut se le dire -, donc ce nouveau gouvernement comptera pour beaucoup sur la lassitude ambiante afin que la pilule, amère mais « lucide », soit avalée sans trop de problèmes.
D’ailleurs, ces « privilégiés », étudiants ou syndiqués (ce qui exclut les médecins spécialistes évidemment !), cherchant à tout prix à préserver leurs acquis, même au prix de notre santé économique et budgétaire, auront bien de la difficulté à faire entendre leur cause face à une « opinion publique » qui a été habituée (par les médias, les politiciens, les think tanks) depuis des décennies à « accepter » les « réalités » de nos économies post-keynésiennes où l’on considère que les politiques macro-économiques (comme une politique de plein emploi) sont nécessairement inefficaces, voire liberticides, et où les citoyens sont dépeints comme de simples contribuables/consommateurs à la recherche de leur seul bonheur privé.
Bien sûr, entre la pilule amère et le remède de cheval, il y a un pas qu’un nouveau gouvernement ne doit pas franchir s’il ne veut pas se retrouver avec un printemps étudiant (ou pire, syndical) sur le dos. Donc, la stratégie utile est de ne pas s’attaquer à de trop nombreuses « clientèles » électorales en même temps, par conséquent il s’agira de faire ingurgiter quelques pilules austères à différents groupes de la société à divers moments. Des groupes situés bien sûr dans les échelons inférieurs de la société, car ce sont ceux qui ne possèdent pas de capitaux et qui n’ont pas un accès direct au pouvoir politique, c’est-à-dire ceux qui peuvent plus difficilement se défendre et se faire entendre.
Ainsi, il faut éviter l’adoption d’une législation comme la loi 12 promulguée sous Jean Charest, car elle visait à la fois les étudiants, les syndiqués et la population en général qui y voyaient des mesures répressives inquiétantes pour la liberté d’expression, de réunion et d’association. Il faut aussi éviter de se lancer dans une « réingénierie » massive et immédiate de l’État, encore une fois tentée sous l’ère Charest, mais y aller morceau par morceau, secteur par secteur.
Bref, pour un nouveau gouvernement « responsable » (auprès des milieux d’affaires et de la finance) qui veut, en « bon père de famille », discipliner la population à prendre acte des « réalités économiques » (un phénomène qu’un grand penseur comme Yves Boisvert associe à l’inéluctabilité de la gravité), la stratégie idéale est celle de la grenouille dans la casserole d’eau froide. L’histoire est connue : il faut chauffer la grenouille peu à peu, jusqu’à ce qu’elle « accepte » sa nouvelle situation comme « naturelle », « nécessaire » et « inévitable », comme le mouvement de la matière dans l’espace.
Certaines mauvaises langues diront ironiquement que la nouvelle réalité de la grenouille est d’être cuite, donc prête à être mangée. On peut leur répondre que l’être humain est doté d’une capacité insoupçonnée de s’habituer à n’importe quelle situation (l’évolution ne le démontre-t-elle pas ?), on peut donc penser (avec affliction ou bonheur selon notre plus ou moins grande sensibilité sociale) que la « grenouille citoyenne » pourra s’habituer sans problème à sa nouvelle situation, qui aura l’avantage de prendre acte de l’économie néolibérale en tant que phénomène « naturel ».
Il est donc possible de voir une belle continuité (néolibérale) entre chaque nouveau gouvernement (libéral ou péquiste) depuis 1981 (exception faite du gouvernement de Jacques Parizeau de 1994 à 1996), car chacun a contribué à sa façon à rehausser la température de l’eau, pour qu’elle soit au diapason de l’économie « réelle ».