Édition du 3 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

L’affaire Haroun Bouazzi

Et si la direction de QS avait réagi autrement !

Beaucoup l’ont écrit et ré-écrit avec raison : ce qu’a affirmé le député de Maurice Richard et membre de Québec solidaire, Haroun Bouazzi, n’a en soi rien de scandaleux ou d’iconoclaste. Et comparativement à ce qu’ont pu déclarer certains ministres de la CAQ vis-à-vis de l’immigration (1), il ne mérite aucunement ce clouage au pilori, cet hallali parlementaire dont, au travers d’un feu d’artifice de motions vindicatives, il a été victime, mettant les forces de gauche et en particulier Québec solidaire, une fois de plus en bien mauvaise position.

Il est vrai que deux semaines auparavant, le 2 novembre 2024, au gala d’excellence de la Fondation Club avenir, Haroun Bouazzi avait cherché à sa manière à mettre en lumière quelques-uns des mécanismes propres au racisme, expliquant qu’« il n’y a pas de races humaines" et que la race est construite par la société qui "crée une catégorie à laquelle on assigne une culture qui par définition, est dangereuse, qui est inférieure".

Il est vrai aussi qu’il avait ajouté : "nous voyons malheureusement —et Dieu sait que je vois ça à l’Assemblée nationale tous les jours— la construction de cet Autre, et cet Autre qui est maghrébin, qui est musulman, qui est noir, qui est Autochtone, et de sa culture qui, par définition, serait dangereuse ou inférieure". Le tout, pour montrer comment les actions posées par les membres du club avenir dont il célébrait le travail, permettaient "de casser la construction de ces mécanismes du racisme".

Tout le monde en conviendra cependant facilement. Au-delà même de la manière dont elles ont été formulées, les dénonciations d’Haroun Bouazzi renvoyaient à l’évidence à un éléphant dans la pièce : ce climat anti-immigrant qui n’échappe à personne au Québec et que le gouvernement de la CAQ ainsi que certaines élites médiatiques et politiques de la belle province (dont Paul Saint Pierre Plamondon du Parti québécois !), n’ont cessé d’alimenter au cours des dernières années.

Ils ont repris là une technique qui fait fortune un peu partout au monde : celle de brandir à la vindicte publique « un bouc-émissaire » —celui des immigrants— espérant rallier derrière eux tous ceux et celles qui, désorientés et déstabilisés par les multiples crises dont notre époque est friande, croient trouver là la raison et le remède aux peurs et exaspération souterraines qui les hantent.

Certes, les dénonciations d’Haroun Bouazzi devraient être replacées dans leur contexte, puisqu’il parlait aux siens et devant un public de convaincus. Elles restaient malgré tout —comme le rappelle Simon Jodoin (2)— bien générales et tendaient à viser "personne et tout le monde à la fois", laissant ainsi bien des marges de manoeuvre à ses adversaires politiques pour tenter de le discréditer.

Et justement, c’est ce sur quoi je voudrais m’arrêter ici : les manières de réagir et les positions prises par les deux porte-parole de QS, Ruba Gaza et Gabriel Nadeau-Dubois pour faire face à la situation et réagir aux déclarations d’Haroun, ont été... totalement contre-productives.

La responsabilité de Québec solidaire

Plutôt que de se servir des dires du député de Maurice Richard comme d’une occasion positive pour faire ressortir haut et fort l’existence de discriminations sociales pesant sur les immigrants ainsi que l’incurie dont fait preuve à ce propos une assemblée nationale gagnée très majoritairement aux idées néolibérales de droite, ils ont tout simplement plié l’échine devant la pression médiatique.

Et plutôt que de prendre la défense de leur camarade de parti et d’en profiter pour dénoncer fortement cette peur de l’autre que manipulent sans vergogne certains politiciens du Québec, ils ont choisi de jouer le jeu du politiquement correct.

Ils se sont clairement désolidarisés de lui, en prenant « de facto » le parti de ses adversaires politiques : l’une jugeant ses propos « franchement maladroits et exagérés » ; l’autre exprimant son désaccord à des propos jugés « clivants ». Résultat : à leur insu ils ont renforcé ce préjugé -en passe de devenir aujourd’hui si commun— voulant que la source du problème réside, non pas dans certaines politiques gouvernementales néolibérales et conservatrices, mais comme par hasard... dans les dires d’un député issu de l’immigration.

Plus encore, ils se sont employés, à réduire la portée de la motion de soutien à Haroun Bouazzi qui avait été amenée sur le plancher du congrès de QS par la gauche du parti et votée avec succès. Ils ont placé ainsi QS dans une position mi figue-mi raisin qui, plutôt que de donner l’impression de défendre haut et fort les principes de la justice et de l’égalité sociale –les bannières mêmes de la gauche—, l’ont conduit à coller au consensus en vigueur des élites politiques. Un consensus voulant que l’assemblée nationale provinciale –création pourtant du colonialisme britannique et dirigée par un parti clairement orienté à droite— ne puisse paraître dans cette affaire qu’au dessus de tout soupçon.

Il est vrai qu’il y a là – avec la question du racisme— un chantier collectif de réflexion à approfondir à propos duquel la direction de QS a accumulé bien de retard et qui dans ce cas là aurait pu l’aider à clarifier les choses et à remettre les adversaires d’Haroun à leur place. Qu’en est-il du racisme ordinaire, du racisme systémique ? Doit-on ou non politiquement le distinguer de la xénophobie ou de la peur de l’autre ? D’autant plus qu’a fini par s’imposer dans certains cercles une conception culturaliste du racisme très en vogue, mais succincte et imprécise, tendant à minimiser les nuances et acquis d’une tradition de gauche bien vivante (Angela Davis, Frantz Fanon, etc.) qui s’est toujours acharnée, parce qu’elle gardait en tête l’objectif de faire avancer stratégiquement la cause générale de l’égalité sociale, à tenir soigneusement compte du contexte économique, social et politique comme des acteurs précis que l’on choisissait de dénoncer.

Et si, comme chacun le sait, dénoncer quelqu’un comme étant raciste, équivaut à une condamnation toujours forte et explosive dont il faut savoir politiquement mesurer la portée comme l’efficacité véritable, cela ne devrait nullement empêcher de s’employer à trouver les moyens les plus adéquats pour rallier à la cause de l’anti-racisme de larges secteurs de la population.

Il aurait été ainsi facile, en s’en tenant fermement aux acquis programmatiques de QS et en n’ayant pas peur d’aller à contre-courant, de prendre une tout autre position qui aurait en contre-partie rassuré bien des progressistes du Québec sur les capacités de QS à incarner une véritable alternatives aux multiples crises que nous traversons.

En se jouant de l’imprécision même des propos d’Haroun, les deux porte-paroles de QS auraient pu profiter de l’occasion pour reprendre l’initiative et dénoncer les politiques gouvernementales de la CAQ en disant en substance : « ce que nous comprenons de ce qui a été dit par Haroun et que nous partageons entièrement, c’est l’odieux de déclarations récurrentes qui tendent à mettre sur le dos des immigrants des maux sociaux bien réels (pénurie de logement, crise des services publics, recul du français, crise de la DPJ, etc.), mais dont seul le gouvernement de la CAQ –et non pas l’immigrant— est le responsable de par des politiques littéralement schizophréniques. »

« Car c’est lui qui d’un côté a cautionné, dans le sillage de ses orientations néolibérales excluant tout véritable contrôle public, l’arrivée au Québec d’une main-d’oeuvre bon marché, captive et dénuée de tous droits effectifs ; tout en stimulant de l’autre côté un nationalisme identitaire étriqué alimentant la peur de l’autre et la méfiance de l’étranger. Renforçant plus encore les sources d’inégalités, de divisions et d’intolérances qui traversent la société québécoise d’aujourd’hui et qui conduisent tout droit au racisme ! Et le scandaleux est bien là : qu’une grande majorité des députés de l’assemblée nationale aient fermé les yeux à ce propos et se soient drapés dans une hypocrite bonne conscience, alors que partout, comme on le sait, les idées de l’extrême droite populiste gagnent du terrain. »

Et si dénoncer une telle hypocrisie aurait assurément heurté un certain « establishment » conservateur québécois, elle aurait par contre permis de rassembler derrière QS tous ceux et celles qui cherchent sourdement, mais de manière encore si dispersée, une alternative cohérente aux politiques sans issues de la CAQ. Une alternative qui permettrait de faire face aux défis de l’égalité sociale et de la transition écologique mais aussi à celui de co-construire avec les nouveaux arrivants une société du Québec qui puisse être un peu plus souveraine et démocratique, en somme maîtresse de ses conditions de vie et de destin.

Assurément ceux-là sont bien plus nombreux qu’on le pense. Et, plutôt que de rêver aux gains incertains d’un hypothétique recentrage politique, c’est à eux qu’aurait dû d’abord penser la direction actuelle de QS.

Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Québec, le 2 décembre 2024

(1) Voir notamment cette fameuse déclaration du ministre Jean Boulet : 21 septembre 2022 : 80 % des immigrants « ne travaillent pas, ne parlent pas français, ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise ». Voir aussi les déclarations de François Legault, le 10 juin 2024 : « Depuis deux ans, l’augmentation [des immigrant·es temporaires] fait qu’on a besoin de 120 000 logements de plus, juste depuis deux ans. [Mais] quand on regarde toutes les constructions, […] il y en a eu 90 000 depuis deux ans. On voit que 100 % du problème de logement vient de l’augmentation du nombre d’immigrants temporaires. »
(2) Voir Vaste programme https://vasteprogramme.ca/2024/11/21/haroun-bouazzi-le-racisme-et-lassemblee-nationale/

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Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

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