Regards.fr : Les initiatives menées aujourd’hui au sein de la société grecque peuvent-elles dessiner les contours d’une alternative ou restent-elles éparses, fragiles et isolées ?
Stathis Kouvélakis : Depuis le début de la crise, on observe une tendance remarquable à l’auto-organisation de certains secteurs sociaux, et ce mouvement s’est renforcé au cours des derniers mois. Il s’agit avant tout de faire face au désastre social qui frappe le pays et à l’effondrement de l’État. Ce sont souvent, mais pas toujours, des noyaux militants qui lancent ces initiatives, qui visent avant tout à développer l’entraide et la solidarité, d’abord à l’échelle locale. Je ne pense pas que, pour l’instant, ait émergé quelque chose qui pourrait être qualifié de tendance à l’autogestion dans les entreprises, le cas d’Eleftherotypia est beaucoup trop particulier pour servir d’indicateur en ce sens. L’expérience internationale très riche en la matière, je pense notamment à l’Argentine des années 2000, tend à montrer que ces formes d’auto-organisation survivent rarement à un « retour à la normale ». Sauf si elles s’articulent sur une perspective politique d’ensemble, capable de porter au pouvoir une alternative, un bloc de forces sociales populaires, comme ce fut le cas, là encore, dans certains pays d’Amérique latine, en Bolivie et au Venezuela notamment.
Regards.fr : La Grèce est parfois présentée comme un laboratoire politique. Partagez-vous cette analyse qui voit dans la crise grecque le terrain expérimental de la politique européenne à venir ?
Stathis Kouvélakis : Oui, et cela d’une triple façon. Le laboratoire grec sert à radicaliser des politiques d’austérité et de casse sociale, nous le constatons quotidiennement. Si ça passe en Grèce, malgré un niveau très élevé de résistance, demain cela se fera ailleurs. Mais le cas grec sert également à alimenter la fuite en avant antidémocratique des institutions de l’Union européenne, dont il révèle la véritable nature, qui est de verrouiller le néolibéralisme par l’accumulation de traités et de dispositifs institutionnels neutralisant préventivement toute pression populaire. Enfin, il sert à la mise sous tutelle des pays qui sont les grands perdants de la crise actuelle, à savoir les pays de la périphérie méridionale de l’Europe, mais aussi l’Irlande.
Cette tutelle va de pair avec la mise en coupe réglée de leurs ressources, et là encore la privatisation de la quasi-totalité des biens publics de la Grèce sert de modèle à ce que le géographe David Harvey a appelé l’« accumulation par dépossession », c’est-à-dire l’expropriation au profit du secteur privé de parties socialisées de l’activité économique et sociale ainsi que des ressources naturelles. Les mémorandums signés entre le gouvernement grec et la « Troïka » (UE, BCE, FMI) sont extrêmement précis et détaillés sur les conditions de cette mise à l’encan généralisée du pays : infrastructures publiques (eau, électricité, ports, autoroutes), îles inhabitées, plages et zones côtières, bâtiments publics, terres au potentiel agricole ou de développement de l’énergie solaire, tout y passe, dans une procédure pilotée par une agence privée, sur le modèle de la Treuhand, l’organisme de sinistre mémoire chargé de la liquidation des ressources productives de l’ancienne République démocratique allemande.
Regards.fr : La menace du chaos en cas de sortie de l’Union européenne est martelée par le gouvernement grec et la troïka. Cette peur est-elle selon vous un élément de la rhétorique du pouvoir ou témoigne-t-elle d’une situation potentiellement insurrectionnelle ?
Stathis Kouvélakis : Les deux sont vrais en un sens. Depuis le début de la crise, la gestion de la peur est devenue le seul argument du pouvoir et de ses appuis médiatiques. Le but recherché est, à défaut de convaincre, d’extorquer une forme minimale de consentement basée sur l’anesthésie et la prostration du corps social. La Grèce est entrée dans une sorte d’état d’urgence prolongé où il s’agit, pour les gouvernants, de gérer politiquement à leur profit le chaos provoqué par la mise en œuvre de la « thérapie de choc ». Cela n’a pas empêché de fortes poussées de la mobilisation sociale, mais explique en partie leur caractère discontinu. Par ailleurs, il est vrai que les temps forts de cette mobilisation populaire font apparaître une dynamique insurrectionnelle. Nous l’avons vu dès mai 2010, et, à une échelle élargie, en octobre et en février derniers. Le système politique du bipartisme, qui a réglé la vie politique du pays pendant trois décennies, n’y a pas survécu et les deux partis en question sont en cours de liquéfaction.
Mais la Grèce n’est pas l’Égypte de Moubarak ou la Tunisie de Ben Ali. L’issue, pour les forces progressistes, ne se trouve pas dans un simple moment d’affrontement insurrectionnel mais dans une lutte prolongée, qui combine des actions de masses à dimension insurrectionnelle, des mouvements revendicatifs multiformes et des initiatives de type syndical et politique. C’est là que se trouve à mon sens la limite majeure à laquelle se trouve confrontée la mobilisation populaire : l’absence d’une alternative crédible du côté de la gauche radicale, une gauche dont le poids est certes important mais qui demeure divisée, perplexe face à l’ampleur de la tâche et obnubilée par les sondages qui lui promettent de confortables gains électoraux.
Quelle est justement la situation de la gauche en Grèce et quel rapport de force les partis peuvent-ils créer face aux différents memorandum ? Une coalition est-elle envisageable à l’aube des élections législatives ?
Stathis Kouvélakis : L’espace politique à gauche de la social-démocratie en Grèce est, avec celui du Portugal, traditionnellement le plus important d’Europe, tant en termes électoraux que militants. Les derniers sondages donnent aux deux forces de la gauche radicale, le parti communiste (KKE) et la Coalition de la gauche radicale (Syriza), un total entre 20 et 25 % des intentions de vote. Une force intermédiaire, la Gauche démocratique, issue d’une scission de Syriza, qui pratique une opposition modérée à la politique gouvernementale et se déclare ouverte à des alliances avec le PASOK, obtient de son côté entre 10 et 15 % des intentions de vote. Le PASOK et la droite sont en cours de décomposition, avec des fractions importantes de parlementaires et de cadres qui s’en détachent et créent de nouvelles formations. Il est probable qu’au prochain parlement une dizaine de partis seront représentés. La Grèce est entrée dans une période de longue instabilité politique et il semble certain que le résultat des prochaines élections, dont la date reste entourée d’incertitude, sera une coalition des diverses fractions du personnel politique actuellement au pouvoir qui entendent poursuivre la politique du désastre.
En bonne logique, une telle situation constitue une chance historique pour les forces porteuses d’une alternative, donc pour la gauche radicale. Celle-ci semble toutefois se satisfaire de la perspective de capitalisation électorale d’un vote de refus que lui prédisent les sondages. Elle demeure, d’une part, profondément divisée, essentiellement du fait du sectarisme à peine imaginable du KKE, et, de l’autre, handicapée par son absence de solutions alternatives, c’est-à dire radicales et crédibles, sur les choix stratégiques : quelle position face à la question de la dette ? Quelle attitude face à un cadre européen manifestement asphyxiant ? Comment rétablir un minimum de fonctionnement démocratique ? On sent un grand embarras face à ces questions clés, qui révèle, en fin de compte, l’incapacité de la gauche radicale d’être actuellement porteuse d’une véritable hégémonie des classes populaires. Non pas une simple force de résistance, un contrepoids face à la dévastation sociale, mais une force aspirant à diriger la société et à proposer au pays une voie nouvelle, qui, dans un contexte de mobilisation populaire, pourrait avoir un extraordinaire effet d’entraînement sur le reste de l’Europe.