6 mars 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo ;Manifestation pour la sauvegarde du sytème de retraite à Paris, le 16 octobre 2022. © Photo : Delphine Lefebvre / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP
Depuis le 19 janvier, dans les cortèges, défilent des pans entiers de l’économie : transports, énergie, métallurgie, agro-alimentaire, tourisme. Les travailleurs et travailleuses de l’industrie sont là. Celles et ceux des services aussi. On entend du bruit, des cris, des rires, des chants sous les banderoles et les pancartes. Mais toute une partie du vivant et nos écosystèmes demeurent inaudibles : les glaciers qui fondent, la mer qui monte, l’eau qui n’irrigue plus les champs, les insectes qui disparaissent, l’air intoxiqué de particules fines.
Bloquer le pays, c’est la stratégie des syndicats contre le recul de l’âge de départ. Une grève prolongée pourrait-elle mettre un coup d’arrêt à la destruction du monde ? La réforme des retraites se pense dans l’ignorance du dérèglement climatique. Les slogans et mots d’ordre de la mobilisation contre le départ en retraite à 64 ans n’en disent pas grand-chose non plus.
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À la sortie du confinement en 2020, un appel contre la réintoxication du monde avait été lancé pour que ne redémarre pas « la machine infernale » de l’exploitation des humains et de la nature. Les collectifs et syndicats signataires encourageaient habitant·es, travailleurs et travailleuses à occuper les sites toxiques sur leurs territoires (« cimenteries, usines de pesticides ou productions de gaz et grenades de la police, industrie aéronautique, publicitaire ou construction de plateformes Amazon sur des terres arables, unités d’élevage intensif ou installations de nouvelles antennes 5G »). Et à se rassembler pour discuter des solutions pour les remplacer : quelles activités sont désirables ? De quoi avons-nous réellement besoin ?
Réorganiser le monde du travail
Par son ampleur et la diversité de ses participant·es, la mobilisation contre la réforme des retraites de 2023 secoue la société, bien au-delà de la critique du gouvernement. Elle crée partout des discussions sur le travail, sa place dans nos existences. Elle ravive l’espoir de ne pas perdre sa vie à la gagner. Cette conversation collective marque un moment exceptionnel d’expression, à la fois personnelle et partagée, politique et sensible.
L’indignation ne porte pas seulement sur l’allongement obligatoire du temps de travail qu’induit le recul de l’âge de départ à 64 ans. Un peu partout affleure une colère contre la réforme des retraites et son monde.
En 1968, la taule, c’était l’usine et la domination patronale. En 2023, la taule, c’est aussi le dérèglement climatique.
Ce monde, quel est-il ? Celui de la production sans autre fin que la productivité économique et la rentabilité financière. La croissance comme indépassable horizon – en janvier, le ministre chargé de l’économie, Bruno Le Maire, louait les « capacités de résistance [...] exceptionnelles » de l’économie française en annonçant que la croissance serait positive. La valeur capitalistique comme seul critère d’évaluation des richesses.
En juin 1968, des étudiants en cinéma avaient filmé la colère d’une ouvrière des usines Wonder de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), alors que la CGT venait de voter la reprise du travail après trois semaines de grève : « Non, je ne retournerai pas là-dedans. Je ne mettrai plus les pieds dans cette taule. »
Il y a 55 ans, la taule, c’était l’usine et la domination patronale. En 2023, la taule, c’est aussi le dérèglement climatique. Ne pas y retourner, ce n’est plus seulement abandonner sa place dans la chaîne de fabrication. Cela ne suffit plus. Puisque le climat constitue notre milieu de vie, il est impossible d’y échapper.
Le monde salarié est en première ligne des conséquences néfastes de l’industrie du pétrole, du gaz ou du charbon, à la fois en tant que force de travail et riverain des infrastructures fossiles. « Nous vivons à côté de notre raffinerie, nous sommes les premiers à avoir intérêt à avoir un site le moins nocif pour l’environnement, pour la Seine, pour la forêt de Fontainebleau, a témoigné dans Mediapart Adrien Cornet, ouvrier et délégué CGT à la raffinerie TotalEnergies de Grandpuits, en Seine-et-Marne. Nos week-ends, nous les passons en forêt ou à pêcher dans les rivières, et nos enfants jouent dans les champs alentour. »
Début 2021, il s’est mis en grève pendant un mois et demi avec 400 autres travailleurs du site contre un plan social – une perte de 150 emplois –, dans le cadre de la reconversion de la raffinerie en « plateforme zéro pétrole de biocarburants et bioplastiques ».
Le temps libéré par la grève a donné l’occasion aux salariés de se réapproprier en autogestion leur outil de production et de penser collectivement sur la façon d’allier sur le site emploi et bifurcation écologique. Depuis, les ouvriers de Grandpuits s’attellent à imaginer la reconversion de la raffinerie avec des militants écologistes autour d’une feuille de route qui s’appuie sur trois axes : répondre aux besoins sociaux, partir des ressources locales et préserver l’emploi. Ils essaient de garder leur travail en changeant d’activité.
Mettre à l’arrêt une partie du système productif
« Ne plus retourner dans cette taule » aujourd’hui, c’est fermer certaines usines, verrouiller leurs bureaux, mettre dehors leurs chefs, et jeter la clef au fond d’un puits de pétrole à condamner pour toujours. C’est arrêter la finance qui prospère sur l’exploitation des énergies fossiles, la chimie qui s’enrichit grâce aux pesticides, le BTP qui bétonne les terres, l’automobile qui sature l’air de polluants, le commerce en ligne qui explose le climat.
Entre 1988, année de création du Giec, et aujourd’hui, les groupes énergétiques ont vomi dans nos cieux plus de gaz à effet de serre qu’entre 1750, le début de la révolution industrielle, et 1988. Bien loin d’amorcer un déclin de leur production, et encore moins d’embrayer leur transition énergétique, les géants fossiles projettent d’augmenter en moyenne de 20 % leur production d’énergies fossiles d’ici à 2030.
Résultat : les émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie ont encore augmenté en 2022 de 0,9 %, pour atteindre un nouveau record, a annoncé le 2 mars l’Agence internationale de l’énergie (AIE). Alors que les pays riches se sont engagés à décarboner leur économie d’ici à 2050.
Côté industrie automobile et aéronautique, Bruno Le Maire a accordé en 2020 23 milliards d’euros à ces deux secteurs, sans aucune conditionnalité écologique.
La lutte contre la réforme des retraites permet de libérer du temps pour repenser les infrastructures de production comme des « communs négatifs » dont il faut se défaire pour mieux se les réapproprier collectivement.
Là aussi, bien loin d’entamer une réelle transition, le secteur automobile est en pleine croissance. Sur l’ensemble des véhicules neufs livrés dans le monde en 2022, près de la moitié étaient des SUV, ces 4 x 4 urbains ultra-polluants. Fin 2021, l’AIE a révélé que si les SUV étaient un pays, ce serait le sixième plus gros émetteur de gaz à effet de serre. Le 5 mars, l’anthropologue et économiste Jason Hickel rappelait cet ordre de grandeur terrible : « Sous le capitalisme, quatre fois plus de capacité productive est mobilisée pour produire des SUV que pour produire des transports en commun. En pleine urgence écologique. »
Pendant la pandémie, la CGT Aéronautique a réalisé une enquête auprès des 1 200 salarié·es d’Airbus et de ses sous-traitants. « Les trois quarts des travailleurs étaient conscients que la filière allait droit dans le mur », souligne auprès de Mediapart Maxime Léonard, salarié de l’aéronautique et membre du collectif toulousain Pensons l’aéronautique de demain. Dans l’industrie pétro-gazière, à l’échelle mondiale, 43 % des travailleurs et travailleuses souhaitent quitter le secteur dans les cinq prochaines années.
De 2016 à 2020, l’industrie bancaire française a accru de 19 % par an en moyenne ses financements dans les énergies fossiles. Entre le début de la crise sanitaire et mars 2021, BNP Paribas, la Société générale, le Crédit agricole et le groupe Banque populaire-Caisse d’épargne ont financé, à hauteur de 100 milliards de dollars, les entreprises œuvrant dans les secteurs climaticides du charbon, du pétrole et du gaz.
En France, Amazon est le premier distributeur en ligne de vêtements et le deuxième vendeur d’électronique. Or la fabrication et le transport de ces biens incarnent près du quart des émissions de gaz à effet de serre des Français·es. Pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C d’ici à 2030 en France, il faudrait réduire par dix la mise sur le marché de vêtements et par trois celle des appareils électroniques.
Personne ne peut échapper aux dérèglements climatiques. Aucun système des retraites ne tiendra dans un monde à + 4 °C. Aucune baisse massive des gaz à effet de serre – la France doit décarboner son économie d’ici 25 ans – ne sera possible sans la réorganisation du monde du travail. Et la mise à l’arrêt d’une partie de l’actuel système productif.
L’ouvrier et délégué CGT à la raffinerie TotalEnergies de Grandpuits Adrien Cornet alerte : « La transition écologique ne se fera pas sans les travailleurs. » Comment fermer une centrale à charbon ou une station de ski qui ne bénéficie plus d’assez de neige pour maintenir ses pistes ? Comment se réapproprier les dépôts de fuel et les entrepôts logistiques ? Que faire des pipelines, des centrales nucléaires, de milliers d’hectares de terres rendues infertiles après des années d’agro-productivisme très dépendant des énergies fossiles ?
Nous avons dès aujourd’hui, pour nourrir nos imaginaires d’émancipation, une « écologie du démantèlement » à inventer, comme y invite le chercheur Alexandre Monnin. La lutte contre la réforme des retraites permet de libérer du temps pour repenser les infrastructures de production. Non plus comme des lieux de travail dédiés à la création de biens de consommation alimentant nos modes de vie insoutenables, mais comme des « communs négatifs » dont il faut se défaire pour mieux se les réapproprier collectivement face au climat qui renverse tout.
Ces bouleversements économiques et sociaux à venir ne sont pas que pour le pire. Fermer une usine, une infrastructure, ou même une filière d’activité ne revient pas à prendre le deuil.
C’est la préparation du monde qui vient. Transformer son métier, c’est reprendre sa place dans la chaîne de valeur. Valoriser son expérience et son savoir. Fabriquer un antidote à la perte de sens, à l’ennui, aux bullshit jobs. C’est gagner, en tant que travailleur et travailleuse, les plus précieux outils : l’autonomie et la liberté.
Mickaël Correia et Jade Lindgaard
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