Édition du 17 décembre 2024

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Canada

Projet de loi C-51 : la dérive autoritaire du gouvernement fédéral

Ce texte est cosigné par Michel Bélanger, cofondateur et président du CQDE ainsi que par tous les administrateurs et juristes du CQDE, dont la liste se trouve en pied de page.

Voilà plus de 25 ans que le Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE) défend le droit des citoyens à un environnement de qualité. Or, pour la première fois de notre histoire, nous, administrateurs et juristes du CQDE, avons hésité avant de dénoncer la portée d’une loi (en l’occurrence le projet de loi C-51), de peur d’être fichés par la GRC par la suite... Que nous soyons rendus réticents par crainte d’être espionnés pour prendre la plume et dénoncer cette dérive de notre gouvernement en dit long sur l’hégémonie de celui-ci et sur son contrôle démesuré de l’information, tant scientifique que citoyenne, qui menacerait ses intérêts politiques.

Le Parlement s’apprête en effet à adopter le projet de loi C-51 qui accordera des pouvoirs d’intervention et de surveillance accrus au SCRS et à la GRC, comme s’en inquiétaient notamment, à juste titre, trois constitutionnalistes des universités de Montréal, Ottawa et Toronto. Pour sa part, le Globe and Mail révélait, le 17 février dernier, sur la base d’un document interne de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), que ce corps policier considère le mouvement d’opposition au développement accru de l’industrie pétrolière comme une menace potentielle à la sécurité nationale. C’est tout comme si la croissance des profits de l’actionnariat privé de l’industrie pétrolière canadienne constituait une valeur fondamentale permettant de considérer suspecte et potentiellement dangereuse toute personne s’y opposant.

Pourtant, si le projet de loi C-51 est adopté en son état actuel, il semble que la GRC et le SCRS pourront légitimement continuer de considérer les citoyens qui défendent le droit à un environnement sain et s’opposant à l’expansion des activités pétrolières comme une menace à la « sécurité nationale » : c’est précisément là l’un des éléments de la définition excessivement large que l’article 2 du projet de loi donne à ces termes (« activité qui porte atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou à l’intégrité territoriale du Canada [...], notamment [les activités visant à] entraîner un changement de gouvernement au Canada ou influer indûment sur un tel gouvernement par l’emploi de la force ou de moyens illégaux [...] et entraver le fonctionnement d’infrastructures essentielles [...] ». Une manifestation citoyenne pacifique, visant à exprimer la désapprobation collective face à des gouvernements faisant primer les intérêts de quelques actionnaires pétroliers au détriment du bien commun de la population, mais déclarée illégale par les services de police, pourrait être visée par cette définition.

Selon le CQDE, un organisme à but non lucratif ayant notamment pour mission de favoriser l’accès à l’information et la participation publique dans la prise de décisions environnementales, une telle mobilisation des services de sécurité nationale à des fins idéologiques est inacceptable. Dans notre démocratie constitutionnelle, les citoyens qui exercent les droits et libertés fondamentaux leur étant reconnus par les Chartes canadienne et québécoise des droits (en particulier le droit à la vie privée, les libertés d’association, d’expression et de manifestation pacifique et le droit de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité) ne sont pas des criminels potentiels ou en devenir qu’il faut surveiller au prix de bafouer nos valeurs constitutionnelles fondamentales. Le développement de l’intérêt privé des pétrolières ne constitue pas un motif suffisant permettant de violer les droits humains, pas même lorsque ces intérêts concordent avec les intérêts politiques du gouvernement en place.

L’opposition croissante à l’expansion de l’industrie pétrolière, notamment celle des sables bitumineux, n’est pas le fruit de groupes « radicaux » ou « extrémistes », voire de « terroristes environnementaux », comme semblent le considérer trop souvent le gouvernement canadien et les entreprises hostiles à la protection de l’environnement et au développement durable. Au contraire, comme le démontrent les manifestations pacifiques ayant notamment eu lieu récemment au Québec, ce mouvement est le fruit d’une conscientisation progressive de citoyennes et citoyens canadiens de toutes les générations et de toutes les opinions politiques, réunis autour d’un idéal commun : diminuer la consommation d’énergies fossiles polluantes, au premier chef le pétrole, s’écarter d’un modèle de société fondé sur la production effrénée au détriment du bien commun et tendre vers les énergies vertes et renouvelables afin de préserver la santé publique et la qualité de la Terre que nous empruntons et laisserons à nos enfants.

Dans le document de la GRC mentionné par le Globe and Mail, on précise d’emblée qu’il existe au Canada un « mouvement anti-pétrole croissant, très bien organisé et bien financé, constitué d’activistes pacifiques, de militants et de violents extrémistes s’opposant à la dépendance de la société envers les énergies fossiles [traduction] » (p. 1). Pourquoi ne pas souligner, aux destinataires de ce document, que ce sont aussi et surtout des citoyens qui sont maintenant conscientisés par les enjeux environnementaux que pose l’expansion de l’industrie pétrolière ?

Le document précise aussi que la GRC « agit sur la base de motifs raisonnables et probables qu’une personne a commis ou commettra une infraction criminelle [traduction] » et qu’elle enquête « sur les crimes et NON sur l’exercice par les citoyens de leurs libertés [traduction] ». Si ces mises en garde étaient essentielles, il n’en demeure pas moins que le document dans son ensemble entretient un flou et crée une confusion en associant les groupes et citoyens qui défendent l’environnement à des extrémistes dangereux ou à des personnes potentiellement violentes, ou en voie de le devenir.

En tant qu’organisme voué au respect des règles juridiques canadiennes et québécoises en matière environnementale, de la primauté du droit et des droits et libertés fondamentaux, le CQDE s’inquiète de la propagation de ce genre de messages au sein d’une institution gouvernementale telle que la GRC dont les agents, rappelons-le, ne sont pas et ne doivent pas être au-dessus des normes les plus fondamentales de notre démocratie.
Aussi, nous sommes d’avis que le Projet de loi C-51 ne peut être adopté dans son état actuel. Au moins faudrait-il lui ajouter, comme quatre anciens premiers ministres l’ont récemment suggéré, des mesures de surveillance et de contrôle pour parer aux abus, ce que le projet de loi ne contient pas dans sa facture actuelle. Ainsi, notamment, il devrait être prévu que toute organisation ou toute personne puisse avoir le droit de savoir si elle a fait l’objet d’un contrôle ou d’une écoute abusive des pouvoirs policiers, demande qui pourrait être évaluée par un tiers indépendant.

Nous ne pouvons retenir notre indignation et devons exprimer le sentiment partagé par tous les administrateurs du CQDE devant pareille manœuvre en invitant les citoyens à dire à leur tour « Non » à ce contrôle étatique de notre vie privée et de nos libertés de manifester, de savoir et de participer démocratiquement aux décisions qui influenceront l’avenir de nos enfants et le prix qu’ils auront à assumer.

Ce texte est cosigné par : David Robitaille Jean Baril, Marie-Josée Caya, Diego Creimer, Alexandre Desjardins, Karine Peloffy, Cédric Gagnon-Ducharme, Guy Garand, Jean-François Girard, Karel Mayrand, Nicolas Milot, Odrey Robillard, Oleksandra Synytsyna, Philipe Tomlinson, François Valiquette et Denyse Vézina.

David Robitaille

Avocat et professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa

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