Édition du 17 décembre 2024

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Solidarité avec la Grèce

Nous avons besoin de temps et nous ne pouvons pas revenir en arrière

Publié le 26 février 2015

Suivi d’un commentaire de Pierre Khalfa -

Avant de parler de « trahison », de « capitulation » et de « reniement », je crois qu’il faudrait d’abord revenir à l’événement majeur de ces dernières semaines qu’est l’événement même des élections. Pour la première fois, un parti de « gauche radicale » a remporté des élections en Europe. Ces élections sont l’événement qui a bouleversé le paysage et créé une situation nouvelle à l’échelle de l’Europe entière. Les critiques sévères formulées ces derniers jours par Stathis Kouvelakis, Kostas Lapavitsas, Tariq Ali et Manolis Glèzos à l’encontre du gouvernement grec (« capitulation » face aux diktats de la BCE et du ministre des Finances allemand, « reniement » du programme de Thessalonique, voire « trahison » des dirigeants) font à mon sens l’impasse sur une question : Alexis Tsipras aurait-il été élu si son parti avait adopté avant les élections la stratégie de rupture avec l’Europe que plusieurs, au sein de Syriza, préconisaient ? Le peuple grec aurait-il soutenu aussi fortement, avant et surtout après les élections, un programme ayant pour horizon immédiat la sortie de l’euro et/ou de l’UE ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une hypothèse d’école ; je crois au contraire qu’il faut prendre au sérieux le fait que les électeurs se sont prononcés en faveur d’un programme social fondé sur une renégociation (certes hypothétique) des accords liant la Grèce au service de la dette.

La ligne défendue par « l’aile gauche » de Syriza avant les élections reposait sur la conviction qu’il est impossible de lutter contre les politiques d’austérité et de faire advenir une autre politique dans le cadre de l’euro ; en l’absence de « partenaires » dignes de ce nom et de dialogue possible, Syriza devait adopter une stratégie de rupture et placer au centre du débat la question de la sortie de l’euro. La critique qu’ils formulent aujourd’hui est que la ligne majoritaire, celle qui l’a finalement emporté au sein du parti, reposait sur une ambiguïté – une ambiguïté qui, à l’épreuve du réel, a volé en éclats.

Reste que les électeurs se sont prononcés en faveur d’une option différente de celle que prônait l’« aile gauche » de Syriza. La proposition majoritaire avait sans doute nombre d’ambiguïtés et d’angles morts (la proposition d’une sortie de l’euro ne comporte-t-elle pas, elle aussi, d’énormes zones d’ombre ?), c’est pourtant bien sur cette proposition que nous nous sommes prononcés en votant.

L’isolement de la Grèce, les concessions faites et les pressions subies par le gouvernement grec dans les jours et les heures ayant précédé la signature de l’accord (menaces d’asphyxie économique combinées au bank run en cours) donnent apparemment raison aux tenants de la rupture : cette négociation le couteau sous la gorge n’en est pas une et nos « partenaires », emmenés par la droite allemande, nous ont déclaré la guerre. Le gel décidé par la BCE et les propos de Wolfgang Schäuble, avant et après l’accord, sont parfaitement clairs sur ce point.

Mais, qu’on le veuille ou non, Syriza a bien été élu pour mettre en œuvre le programme de Thessalonique ET conduire une renégociation d’ensemble des accords liant la Grèce au service de la dette. Cette proposition était peut-être bancale, il n’empêche : l’alternative que Syriza a proposée aux électeurs grecs était sous-tendue par l’idée qu’un espace de négociation était (peut-être) possible, qu’une brèche pouvait (peut-être) être ouverte, que la politique européenne pouvait (peut-être) être infléchie. En ce sens, ce vote était aussi un message adressé aux dirigeants de l’UE mais surtout aux opinions publiques européennes. En ce sens, c’était un vote européen.

Quelles que soient ses ambiguïtés de départ, cette proposition devait être honorée par le gouvernement élu – à moins de considérer l’événement même du vote comme un événement mineur. Pour le dire autrement : il fallait essayer, il fallait en passer par là et aller au bout de ce processus.

Les critiques formulées aujourd’hui par l’« aile gauche » de Syriza reposent à mon sens sur une légitimation « après coup » de la stratégie de rupture d’avec l’UE : « après coup » parce qu’elles font l’impasse sur la véritable séquence des événements. C’est un peu mettre la charrue avant les bœufs.

Dans cette séquence, le fait que la déclaration de guerre ait été formulée dans un premier temps par la Banque centrale européenne puis, dans un second temps, par le ministre allemand des Finances est tout sauf anodin et pèsera certainement sur la suite des événements, sur la stratégie que le gouvernement a été amené à suivre dès le lendemain, sur la lecture que le peuple grec et les peuples européens font et feront de ces événements, sur le soutien populaire que le gouvernement peut espérer à l’avenir.

J’ai le sentiment qu’en suivant jusqu’au bout la stratégie annoncée avant les élections – jusqu’à l’accord de Bruxelles, qui marque sans doute la fin de ce processus – le gouvernement grec a pris à témoin le peuple grec, les citoyens grecs qui l’ont élu, ceux qui, en très grand nombre, ont soutenu sa stratégie de renégociation, et tous les peuples d’Europe.

Moins que de « capitulation » , il faudrait peut-être parler de « clarification » : la pièce qui se jouait jusqu’alors en coulisses, avec les gouvernements grecs précédents, se joue à présent au grand jour, sous les yeux des peuples (je ne pense pas que la publication de l’ensemble des documents de la « négociation » par le ministre des Finances grec soit un pur artifice de communication).

Si la violence des institutions européennes apparaît aujourd’hui à nu, si l’Europe s’est trouvée acculée à répondre par la violence, le déni de la démocratie, le chantage, aux exigences du gouvernement grec, il faudrait prendre garde de ne pas oublier qu’elle l’a fait en réponse et par réaction aux élections grecques et à la stratégie suivie par le gouvernement après les élections – une stratégie reposant d’une certaine façon sur un « comme si » : « Faisons comme si l’Europe était démocratique ; faisons comme si une véritable négociation pouvait avoir lieu ; faisons comme si les revendications d’un gouvernement élu pouvaient être entendues ; faisons comme si l’Europe pouvait prendre en compte la crise humanitaire qui ravage la société grecque ; faisons comme si l’Europe pouvait entendre la voix de la raison. » On peut comprendre sous cet angle le fait que le ministre des Finances grec n’ait pas utilisé l’argument ou l’arme de la sortie de l’euro – comme le fait qu’il ne se soit pas seulement référé à Marx et à Keynes, mais aussi, non sans humour, à Emmanuel Kant… C’est un peu le paradoxe du comédien : s’il s’agissait de faire « comme si », il fallait le faire sérieusement, jusqu’au bout.

Toute la stratégie du gouvernement grec repose peut-être sur ce « comme si ». Il s’agit peut-être d’un simulacre ou, comme le dit Manolis Glèzos, d’une « illusion », mais je crois qu’il n’était pas possible de faire l’économie de ce pas. Il n’était pas possible, à ce stade, de ne pas accorder (un minimum de) créance au semblant de démocratie dont les institutions européennes se paraient jusqu’à présent, pas possible de faire « comme si on n’y croyait pas » – parce qu’une très grande partie des électeurs de Syriza y croyaient (encore), voulaient (encore) y croire – moi y compris.

Et maintenant ?

Maintenant, quelque chose a eu lieu : une grande majorité de Grecs ont soutenu les tentatives du gouvernement à Paris, à Londres, à Rome, à Bruxelles, et se sont avec lui heurtés à un mur. Maintenant, les choses sont sensiblement différentes. Maintenant, nous ne sommes plus seulement dans l’« après » et l’espérance des élections mais dans l’ « après » et le réel de l’accord de Bruxelles et du chantage. Maintenant, nous sommes de plus en plus nombreux à ne plus croire que cette Europe-là laisse la place à autre chose qu’à l’asphyxie politique et à la barbarie néo-libérale.

Nous essayons de tirer les conséquences des événements qui viennent de s’écouler, nous parlons, nous parlons sans cesse, nous ne cessons de lire et ce que nous disons et ce que nous entendons, dans la rue, au travail, en discutant avec des amis ou des inconnus, c’est : soit une autre Europe, soit la sortie de l’euro.

Ce sont des sujets dont la société doit s’emparer et discuter – pas seulement une fraction, minoritaire ou majoritaire, et pas seulement les instances d’un parti, mais la société tout entière.

Et il n’est pas exclu (c’est en tous cas mon espoir) que le repli du gouvernement après la signature de l’accord de Bruxelles puis l’envoi à la Troïka de l’essentiel du programme de Thessalonique ouvrent la voie à ce débat-là – dans la société grecque, déjà, mais aussi, bien sûr, au-delà.

Nous avons besoin de temps et nous ne pouvons pas revenir en arrière.

Dimitris Alexakis, Athènes, mardi 24 février 2015


Quelques remarques sur ce point de vue qui est effectivement intéressant

1. Syriza a gagné les élections en promettant à la fois d’en finir avec l’austérité et de rester dans l’euro. C’est la combinaison de ces deux positions qui a fait son succès, une grand majorité de grecs étant pour rester dans l’euro malgré la politique de la Troïka. Il est probable – mais nous ne pouvons pas en être sûr – que, si Syriza avait prôné une sortie de l’euro, le résultat aurait été sensiblement différent. D’ailleurs, la droite conservatrice et le Pasok ont essayé de diaboliser Syriza en expliquant pendant la campagne électorale qu’une victoire de Syriza allait aboutir à une sortie de l’euro. Comme l’écrit à juste titre l’auteur de ce texte : « En ce sens, ce vote était aussi un message adressé aux dirigeants de l’UE mais surtout aux opinions publiques européennes. En ce sens, c’était un vote européen. (…) cette proposition devait être honorée par le gouvernement élu – à moins de considérer l’événement même du vote comme un événement mineur. Pour le dire autrement : il fallait essayer, il fallait en passer par là et aller au bout de ce processus. »

2. Le gouvernement grec a eu donc raison de chercher un compromis. C’était la seule voie possible pour à la fois tenir le mandat sur lequel il avait été élu et pour essayer aussi de desserrer l’étau dans lequel les institutions européennes voulaient l’enfermer : capituler ou sortir de l’euro. Sortir de ce dilemme a été avec raison l’objectif essentiel du gouvernement grec. Il fallait pour cela effectivement gagner du temps.

3. La question qui se pose est de savoir si le compromis passé permet de tenir le double mandat donné par le peuple grec : rester dans l’euro et en finir avec l’austérité. Pour le moment, la réponse à cette question n’est pas simple. Il est clair que l’accord signé et les mesures annoncées ne permettent pas d’en finir avec l’austérité. Pire, le texte d’accord accepte d’être « en ligne » avec le programme de 2012, c’est-à-dire le remboursement de la dette et la perspective d’un surplus primaire de 4,5 % du PIB en 2016, perspective totalement impossible à tenir, même avec une cure d’austérité massive. L’expression « en ligne » ouvre certes des marges de manoeuvre dans la négociation future, mais on voit bien qu’elle seront limitées dans l’état des rapports de forces actuels. Les mesures présentées par le gouvernement grec, et adoptées par la Commission, ne sont pas bonnes, mais c’est simplement pour quatre mois et on peut penser que le gouvernement grec essaie ainsi de gagner du temps pour mieux rebondir.

4. Toute la question est de savoir si dans quatre mois le rapport de forces avec les « institutions » sera meilleur d’aujourd’hui ? On peut légitimement en douter. Aujourd’hui, le gouvernement grec a le maximum de légitimité – il vient d’être élu – et de popularité liée à son combat pour desserrer l’étau. Vu l’accord passé, le risque est que, dans quatre mois, sa légitimité soit écornée et sa popularité moindre. Il sera probablement donc en moins bonne position pour refuser les exigences de l’UE et faire un clash. Car, et c’est là un point essentiel, ce clash sera inévitable si le gouvernement grec veut rompre avec les politiques néolibérales. Un telle rupture signifie une remise en cause d’un quart de siècle de néolibéralisme en Europe. Comment penser que les « institutions » puissent tranquillement l’accepter ? Le risque est donc, si l’objectif principal est de refuser un tel clash, que, de concessions en concessions, le gouvernement grec s’aligne petit à petit sur les politiques antérieures.

5. Etait-il possible de faire autrement ? Pour ceux qui pensent qu’il suffisait que la Grèce sorte de l’euro, c’est effectivement simple. Sortir de l’euro aurait résolu tous les problèmes… sauf que cela n’en résolvait aucun. Pour reprendre ce que j’ai écrit par ailleurs « celle-ci aurait été très couteuse économiquement et politiquement. Economiquement, la dévaluation importante de la monnaie aurait entraîné un appauvrissement massif des grecs et aurait été précédée par une fuite des capitaux (celle-ci a d’ailleurs commencé), la drachme aurait été soumise à la spéculation financière. Une éventuelle annulation de la dette aurait certes donné de l’air à la Grèce, mais la contrepartie en aurait été une impossibilité de se financer à l’extérieur. Les bénéfices attendus d’une sortie de l’euro sont donc très aléatoires. Mais la sortie de l’euro aurait été aussi politiquement coûteuse. Syriza s’est fait élire sur la promesse de ne pas sortir de l’euro. Comment renier une telle promesse au bout de quelques semaines ? Une sortie aurait donc dû être validée par référendum par le peuple grec avec toutes les incertitudes que cela comporte. Mais c’est au niveau européen que le prix à payer aurait été le plus important. Une sortie de l’euro, forcement chaotique, aurait servi de contre-exemple, aurait renforcé l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à la situation actuelle et aurait affaibli considérablement Podemos. »

6. Cependant, quitte à paraître donneur de leçons, il me semble que le gouvernement grec a mal joué sa partition. La menace de la sortie de l’euro est une arme politique dont il ne s’est pas servi réellement. Ainsi Varoufakis a affirmé de façon continue qu’il n’y avait pas de plan B, ce qui a conforté les institutions européennes que la Grèce ne sortirait jamais de l’euro et a donc renforcé son intransigeance. Certes ces dernières pouvaient penser maitriser une sortie de la Grèce de la zone euro, mais cela aurait remis en cause le dogme de l’irréversibilité de l’euro et personne aujourd’hui ne peut en prévoir les conséquences. Le gouvernement grec aurait pu tenir le discours suivant : « nous appliquerons notre programme et nous ne sortirons pas de l’euro. Nous sommes prêts à discuter avec vous d’un compromis qui respecte les intérêts de tous. Mais si vous voulez nous exclure de la zone euro en nous asphyxiant financièrement, c’est votre responsabilité, pas la notre ».

7. Avec une telle menace, qui aurait monté la hauteur des enjeux, une véritable stratégie du faible au fort aurait été mise en oeuvre, ce qui n’a pas été le cas. Son résultat aurait été évidemment aléatoire et aurait pu aboutir à une sortie de l’euro avec toutes les conséquences négatives mentionnées plus haut. Mais il y avait une possibilité pour que ce bras de fer puisse payer, ne serait-ce qu’en produisant des divisions dans le camp adverse effrayé par la perspectif d’un saut dans l’inconnu.

Cette stratégie plus audacieuse n’a pas été le choix du gouvernement grec. Il s’est retrouvé isolé et nous en portons la responsabilité car nous avons été incapables de construire un mouvement de masse qui permette de peser sur les positions politiques de nos gouvernements. Il a donc fait le choix d’un compromis au rabais en espérant que le temps gagné ainsi lui permettrait de rebondir. Espérons pour les grecs et pour nous qu’il a eu raison.

Pierre Khalfa

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