Édition du 17 décembre 2024

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Solidarité avec la Grèce

Grèce : réponse aux sophistes

Deux sophismes, ou plutôt deux sophismes et demi, circulent ces derniers temps de la part de celles et ceux qui refusent de voir la réalité en face et de prendre la mesure du recul auquel Syriza a été contraint, ainsi que de ces conséquences possibles. Et je dis bien « contraint », car enfermé dans une stratégie erronée ; je ne dis pas « trahison » ou « reniement », qui sont des termes moralisants et fort peu utiles pour comprendre les processus politiques.

Premier sophisme : Syriza n’avait « pas de mandat de sortir de l’euro ».S’il était sur cette position, il n’aurait pas gagné les élections. Dit sous cette forme le raisonnement est absurde. Certes, mais il n’avait pas de « mandat de sortir de l’euro ». Mais il n’avait certainement pas de mandat d’abandonner l’essentiel de son programme pour rester dans l’euro ! Et il n’y a aucun doute que s’il s’était présenté aux électeurs en disant « voilà mon programme, mais si on voit que son application n’est pas compatible avec le maintien dans l’euro alors oubliοns-le » il n’aurait obtenu le moindre succès électoral. Et pour cause : le maintient dans l’euro A TOUT PRIX est exactement l’argument de base des partis pro-Mémorandum qui ont gouverné la Grèce pendant toutes ces années. Et Syriza, s’il n’avait jamais clarifié sa position sur l’euro avait toujours refusé la logique de « l’euro à tout prix ». Rappelons sur ce point que, contrairement à ce que pensent la plupart des commentateurs les textes programmatiques de Syriza n’excluent ni la sortie de l’euro en tant que conséquence imposée par le refus des Européens ni le défaut de paiement sur la dette, mais il est vrai que ces derniers temps ces textes avaient été quelque mis mis au placard.

Variante du premier sophisme : Syriza avait un double mandat : rompre avec l’austérité ET rester dans l’euro. Cela sonne plus rationnel que le précédent mais relève néanmoins du sophisme. Car on fait comme si les deux termes du mandat avaient le même poids et qu’il est donc politiquement légitime, s’il faut choisir (et il fait bien choisir, tout le problème est là), de sacrifier immanquablement le premier terme (l’euro) au détriment du second (la rupture avec l’austérité). Et cela sans que le mandat en question soit trahi ! Et pourquoi ne pourrait-on pas renverser le raisonnement en disant : « comme je me rends compte que les deux sont incompatibles, je choisis le premier volet, car au fond c’est pour cette raison que les Grecs ont voté pour un parti de la gauche radicale ». De donner donc une préférence pour la rupture et non pour la « stabilité » à l’intérieur le cadre existant, ce qui, on peut du moins le penser, paraît plus conforme à la mission d’un parti de la gauche radicale, qui se réfère au « socialisme » comme à son « but stratégique » (même si ce n’est bien sûr pas sur l’objectif du socialisme qu’il a gagné les élections).

Troisième sophisme, celui d’Etienne Balibar et de Sandro Mezzadra qui, de ce qui s’est passé, et après avoir ironisé sur la « gauche de Syriza » qui parlerait de « reniement » (personne bien entendu n’a jamais utilisé ces termes dans la gauche de Syriza, mais passons…), tirent la conclusion que cela montre « qu’une politique de liberté et d’égalité ne se construira pas en Europe sur la simple affirmation de la souveraineté nationale ». L’essentiel selon eux serait d’avoir gagné du temps, au prix certes de concessions ( avec la référence obligée à Lénine pour garantir le radicalisme du propos), et de permettre d’autres victoires politiques (ils mentionnent l’Espagne) et le déploiement de mobilisations sur le terrain des mouvements sociaux, de préférence « transnationaux » (type Blockupy).

Ici encore on nage en plein sophisme, d’une pseudo-naïveté confondante mais après tout logique de la part d’ardents défenseur du « projet européen » (certes dans une « bonne version ») tels que ces deux auteurs. Car bien sûr les rythmes des forces politiques et des mouvements sociaux auxquels ils se réfèrent ne sont pas synchrones. D’ici l’été, le gouvernement Syriza sera confronté à des échéances plus que pressantes et on ne voit pas en quoi le succès d’une manifestation à Francfort ou un possible succès de Podemos aux législatives de novembre pourrait d’ici là modifier la situation en sa faveur. Ce décalage entre rythmes temporels est l’une des modalités sous lesquelles se présente aux acteurs de la lutte politique le caractère stratégique du niveau national : il est le terrain où se condense de façon décisive le rapport de forces entre les classes.

Ce que Balibar et Mezzadra sous-estiment gravement par ailleurs, c’est l’effet de démobilisation que ne manqueront pas d’avoir, au niveau grec interne et au niveau européen, la perception (qui s’imposera terme à tous malgré le battage qu’essaient d’organiser les défenseurs à courte vue du gouvernement grec) d’une Grèce et d’un gouvernement Syriza contraints de plier l’échine devant les diktats austéritaires de l’UE. Déjà en Grèce le climat de mobilisation et confiance retrouvée des premières semaines après les élections est loin derrière. Ce sont le désarroi et une certaine confusion qui dominent actuellement. Bien sûr les mobilisations peuvent reprendre mais d’une part elles seront cette fois dirigées contre les choix gouvernementaux et, de l’autre, elles ne peuvent surgir « sur commande ».

Conditionner un choix politique sur l’émergence de mouvements est plus qu’ hasardeux. C’est une manière de dire qu’il ne sera pas tenu, du fait de leur absence ou de leur insuffisance. En réalité, c’est en sens inverse qu’il s’agit de procéder. On assume un choix de rupture, et c’est cela qui stimule la mobilisation, laquelle possède ou acquiert sa propre autonomie. C’est d’ailleurs exactement ce qui s’est passé en Grèce lors de la phase de « confrontation » entre le gouvernement et l’UE, entre le 5 et le 20 février, lorsque des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, de façon largement spontanée et en dehors des cadres partidaires.

Par ailleurs, l’argument du « temps gagné » relèvent en l’occurrence de l’illusion. Pendant ces quatre mois de supposé « répit », Syriza sera en réalité obligé de se mouvoir dans le cadre actuel, donc de le consolider en mettant en oeuvre une bonne part de ce que la Troïka (relookée en « Institutions ») exige, et en « reportant » l’application des mesures-phares de son programme, celles qui lui auraient justement permis de « faire la différence » et de cimenter l’alliance sociale qui l’a porté au pouvoir. Ce « temps gagné » risque fort en effet de s’avérer comme du « temps perdu », qui déstablisera la base de Syriza tout en permettant aux adversaires (notamment à l’extrême-droite) de regrouper leurs forces et de se présenter comme les seuls partisans d’une « vraie rupture avec le système ».

Relevons également que, malgré le dégoût qu’inspire toute référence nationale à des mordus de l’européisme comme Balibar et Mezzadra, que les succès politiques auxquelles eux-mêmes se réfèrent, ceux de Syriza ou de Podemos, sont non seulement des victoires dans le cadre national, qui ne modifient le rapport de forces que parce qu’elles permettent à des forces politiques de gauche radicale d’accéder aux leviers d’un Etat national, mais aussi que ces succès se sont pour une part déterminante construits sur la revendication de la souveraineté nationale, dans un sens démocratique, populaire, non-nationaliste, et ouvert sur autrui. Le discours « national-populaire », et les références au « patriotisme » abondent, de façon parfaitement assumée dans les discours de Tsipras et d’Igglesias, comme abondent les drapeaux nationaux (grec ou républicain dans le cas de l’Espagne, sans mentionner ceux des nationalités de l’Etat espagnol dans son ensemble) parmi les foules et les mouvements « autonomes » (pour reprendre le terme de Mezzadra et Balibar) qui remplissent les rues et les places de ces pays.

Plus que tout autre élément, cela montre que le référent national est, tout particulièrement dans les pays dominés de la périphérie européenne, un terrain de luttes que dans des pays comme l’Espagne ou la Grèce des forces progressistes ont réussi à hégémoniser, pour un faire l’un des moteurs les plus puissants de leur succès. C’est sur cette base que peut se construire un véritable internationalisme, et non sur le discours creux, entièrement déconnecté des réalités concrètes de la lutte politique, d’un niveau censée être d’emblée et sans médiation « européen » ou « transnational ».

Une dernière chose enfin pour conclure : il y a bien un élément de vérité dans les deux premiers sophismes, quant au « mandat » pour la sortie de l’euro. Cet élément est qu’il y avait bien une contradiction dans l’approche dominante de Syriza qui éclate maintenant au grand jour. L’idée d’une rupture avec l’austérité et avec le fardeau de la dette dans le cadre européen actuel a été mise en échec de façon on ne peut plus claire.

Dans un cas pareil, il est vital de tenir le langage de la sincérité et de l’honnêteté et de commencer par admettre qu’il y a échec, donc besoin de rediscuter de la stratégie la plus adaptée pour tenir ses engagements et sortir le pays de l’ornière tout en envoyant un message de combat à tou-te-s ceux/celles, et ils sont fort nombreux/ses, qui avaient misé sur « l’espoir grec » et qui refusent, à juste titre, de s’avouer aujourd’hui vaincu-e-s.

Stathis Kouvelakis, Londres, le 25 février 2015.

Stathis Kouvelakis

Stathis Kouvelakis est professeur de philosophie politique au King’s College de Londres, spécialiste de la Grèce

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