Édition du 17 décembre 2024

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Canada

Pourquoi je reprends le slogan « Du fleuve à la mer » ?

Les partisans de la libération de la Palestine scandent le slogan « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre » depuis de nombreuses années. Moi-même, défenseur juif de l’égalité humaine – membre de Independent Jewish Voices Canada –, je me suis rallié avec enthousiasme à cette devise pendant des décennies.

Tiré d’À l’encontre.
Larry Haiven est professeur émérite en sociologie du travail à l’université Saint Mary’s, à Halifax, en Nouvelle-Ecosse. Il est membre du comité exécutif de Independent Jewish Voices Canada.

Cependant, depuis le 7 octobre 2023, les défenseurs d’Israël ont commencé à insister sur le fait que le slogan est antisémite, qu’il s’agit en fait d’un appel au massacre ou à l’anéantissement des Juifs.

En fait, un député (Kevin Vuong, de la circonscription électorale Spadina-Fort York, Ontario) a déposé une pétition signée par 13 000 Canadiens demandant que le slogan soit considéré comme un discours de haine.

Rendre toute critique d’Israël « schtumm »
Il y a deux façons diamétralement opposées de considérer cette accusation.

La première consiste à prendre cette accusation comme la calomnie ridicule qu’elle est. Il est certain que l’appel à la « liberté » est un simple appel à l’égalité des droits civils pour les Juifs et les Palestiniens dans l’Etat d’Israël et dans les territoires occupés, quelle que soit la configuration politique que ces territoires prendront à l’avenir.

Les Palestiniens de Cisjordanie sont constamment persécutés depuis la guerre des Six Jours de 1967, avec la confiscation pure et simple des terres par Israël, la détention arbitraire, la torture et l’humiliation quotidienne, voire la mort aux mains des forces armées israéliennes et des colons fanatiques.

Gaza est soumise, au mieux, à un blocus étouffant et à un enfermement terrestre, aérien et maritime. Au pire, elle fait l’objet d’un génocide et d’une famine périodiques, comme c’est actuellement le cas.

Et même au sein de l’Etat d’Israël, 20% de sa population sont des Palestiniens – des citoyens d’Israël qui souffrent, comme le décrit Human Rights Watch qui, de paire avec l’organisation israélienne B’Tselem et Amnesty International, d’« apartheid » :

« une structure de citoyenneté à deux niveaux et une scission de la nationalité et de la citoyenneté [qui] font que les citoyens palestiniens ont un statut inférieur aux citoyens juifs en vertu de la loi. Si les Palestiniens d’Israël, contrairement à ceux des territoires palestiniens occupés (TPO), ont le droit de voter et de se présenter aux élections israéliennes, ces droits ne leur permettent pas de surmonter la discrimination institutionnelle à laquelle ils sont confrontés de la part du même gouvernement israélien, notamment les restrictions généralisées d’accès aux terres qui leur ont été confisquées, les démolitions de maisons et les interdictions effectives de regroupement familial. »

Ainsi, le slogan « De la rivière à la mer… » peut être considéré comme aussi innocent que n’importe quel poème, chanson ou slogan qui promeut les droits de l’homme. La tentative de le qualifier d’antisémite fait partie de la campagne bien orchestrée par les fervents partisans d’Israël pour rendre toute critique d’Israël « schtumm » [en yiddish : muet dans le sens de ne pas divulguer d’information], silencieuse, pour transformer le discours, et pour supprimer notre aptitude à parler de la Palestine et de son peuple.

Et ce slogan semble bien timide comparé aux chants des partisans du ministre israélien Itamar Ben-Gvir, récemment rapportés par le journal israélien Haaretz :

« Ils ont entonné des chants et des slogans racistes au cœur de la vieille ville, notamment des refrains tels que “Shoafat s’enflamme”, “Un Juif est une âme, un Arabe est un fils de pute”, “Mort aux Arabes”, “Mahomet est mort”, et “Que leur village brûle”. » [Voir aussi l’article d’Oren Ziv sur la « marche annuelle des drapeaux » publié sur le site alencontre.org]

Plus inquiétant
Mais il y a une autre façon, plus inquiétante et plus cynique, de voir « From the River… ». Peut-être que les partisans d’Israël savent quelque chose que nous ignorons. Peut-être ont-ils une autre façon de définir le terme « libre ».

Prenons l’exemple de l’hymne national israélien « Hatikvah » (ou « L’espoir »). Les paroles originales ont été écrites en 1878 par Naftali Herz Imber, un poète juif né dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine, qui a émigré en Palestine ottomane. Ses paroles exprimaient le désir ardent des Juifs de retourner sur la terre de Sion. Lorsqu’il a récité la Hatikvah devant les premiers colons juifs, l’un d’entre eux l’a accompagnée d’un vieil air roumain et le reste, comme on dit, fait partie de l’histoire.

J’ai appris cette chanson lorsque j’étais enfant dans mon Talmud Torah, ou école hébraïque [instruction religieuse], à Toronto, dans les années 1950. Nous la chantions tous les jours au début de la classe. Nous la chantions également lors des mariages et des bar mitzvahs [communion pour les garçons à 13 ans] et bat mitzvahs [communion pour les filles à 12 ans].

Il y a un vers dans Hatikvah : « Lihyot am chofshi beartzenu. Eretz Zion. Yerushalayim. » Traduite en français, cette phrase signifie « Etre un peuple libre sur notre propre terre. La terre de Sion, Jérusalem. »

Cette phrase de la Hatkvah mentionnant le mot « libre » n’était-elle donc qu’un appel à l’égalité des droits pour les Juifs dans le Yishuv (la « Terre sainte ») ? Peut-être s’agissait-il d’un appel à l’égalité et à la coexistence entre Juifs et Palestiniens ?

Pas dans votre conception. Au fil des ans, l’histoire a prouvé ce que ces mots de la Hatikvah signifient réellement, du moins pour les dirigeants israéliens et leurs partisans. Ce que « Lihyot am chofshi beartzenu » signifie réellement dans la pratique, c’est l’expulsion active et la dépossession, le nettoyage ethnique – partout où c’est possible et de quelque manière que ce soit – des Palestiniens de leurs terres ancestrales. Il s’agit de s’emparer d’un maximum de territoires avec un minimum de population palestinienne, voire aucune. Du Jourdain à la Méditerranée.

Le parti politique israélien fondé en 1948 par Menahem Begin – terroriste de l’Irgoun [organisation militaire nationale de la droite sioniste, née en 1931 et dirigée dès 1943 par Menahim Begin] – s’appelait d’ailleurs le parti Hérout (« Liberté »). Begin a été élu Premier ministre en 1977. Le parti Hérout s’est ensuite transformé en Likoud, dirigé par l’actuel Premier ministre Benyamin Netanyahou.

Ainsi, lorsque les partisans d’Israël entendent le mot « libre », ils paniquent. Ils se réfèrent automatiquement à ce que le mot « libre » de la Hatikvah a fini par signifier dans la realpolitik israélienne, et ils nous transmettent leur interprétation.

Quelqu’un a-t-il qualifié ces mots dans la Hatikvah pour ce qu’ils représentent réellement ? Non.

D’une certaine manière, il est tout à fait acceptable que les Juifs chantent la liberté dans le pays et que les gens ignorent ce que cela signifie réellement. Mais lorsque les Palestiniens et leurs alliés expriment des paroles similaires, l’accusation calomnieuse d’antisémitisme est lancée, et dans certains milieux, elle est crue.

Soutenir la liberté
Il y a quelques années, lors d’un rassemblement, un organisateur palestinien m’a demandé de revoir sa liste des chants. J’étais flatté du respect qu’il me témoignait et heureux de lui donner des conseils. L’un de ses chants était « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre ». Je lui ai dit qu’à mon avis, ce n’était pas antisémite, mais que certains fervents supporters d’Israël le qualifiaient ainsi. Il m’a répondu : « Oh, je vais laisser celle-là de côté. J’en ai beaucoup d’autres. »

A l’époque, j’étais satisfait qu’il laisse ce chant de côté. Je pense que beaucoup de choses qualifiées d’antisémites par le Centre consultatif des relations juives et israéliennes (CIJA-Centre for Israel and Jewish Affairs), B’nai Brith (plus vieille organisation juive) et le Centre Simon Wiesenthal n’ont absolument rien à voir avec cela. Mais il est parfois politique de faire preuve d’une certaine discrétion et de ne pas être délibérément provocateur. Il existe tant d’autres moyens efficaces de critiquer la politique et les actions israéliennes et de soutenir la Palestine. Parfois, le simple fait de souligner les exactions israéliennes suffit. En dire plus, c’est renchérir.

Mais les choses ont changé. Quelles sont les choses qui ont changé ? Environ 40 000 choses. Les gens, bien sûr. L’ampleur de la sauvagerie israélienne à Gaza, sans parler des destructions innommables commises par les colons et les forces israéliennes en Cisjordanie, exige que nous affinions notre langage et que nous renforcions notre rhétorique.

Et c’est précisément parce que les chantres d’Israël insistent vicieusement sur le fait que le slogan « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre » est antisémite qu’il y a une bonne raison de reprendre ce slogan, de se l’approprier à nouveau et de marcher fièrement en son nom.

Article publié sur le site canadien Bullet le 11 juin 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre.

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Larry Haiven

Larry Haiven est professeur émérite en sociologie du travail à l’université Saint Mary’s, à Halifax, en Nouvelle-Ecosse. Il est membre du comité exécutif de Independent Jewish Voices Canada.

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