Il s’agit de la délibération, celle en commun pour être plus précis. La discussion se déroule entre deux personnages : Socrate et Sisyphe, tandis que le texte se divise en trois grandes parties : tout d’abord, l’introduction (387b-d) ; ensuite, le développement (387e-391c) ; et finalement, la conclusion (391d). Dans le développement, Socrate avance que la délibération correspond à une conjecture (387d-388a) ; en revanche, Sisyphe, pour sa part, voit en elle un moyen de découverte sur ce qu’il y a de mieux à faire. Au final, les deux interlocuteurs s’entendent sur le fait qu’il est impossible de délibérer en matière d’avenir (390d-391c).
Socrate soulève d’entrée de jeu l’interrogation suivante : « en quoi consiste l’acte de délibérer » (387d) ? Se pourrait-il que la délibération ne corresponde qu’à une improvisation, une supposition[1] ou une divination (387e) ? Sisyphe est d’avis que délibérer est possible uniquement quand il s’agit de rechercher ce qu’il faut faire en détenant une partie seulement de la réponse à l’interrogation qui est soulevée (388a) et provisoirement sans réponse. De cette position affirmée, Socrate suggère alors que délibérer impliquerait peut-être (ou plutôt) de rechercher ce qu’il faut faire en connaissant une partie seulement de la question et en ayant une idée plutôt vague pour le reste (388b) ; bref, on songeant ici à la découverte d’une réponse au sujet de « ce que l’on ne sait pas » (388d), ce que l’on « ignore » (389a). Par conséquent, l’acte de « délibérer » consisterait en ceci : « chercher à découvrir ce qu’on a de mieux à faire quand il nous faut agir » (389b). Dans ce cas, n’est-il pas préférable de laisser le traitement de ce genre d’énigme temporairement irrésolue à des spécialistes (390c) ? Socrate et Sisyphe conviennent rapidement qu’il est préférable de laisser aux personnes qui savent et qui s’y connaissent (les « spécialistes ») de résoudre les interrogations en lien avec les choses pour lesquelles nous sommes dans l’ignorance. Mais comment peut-on distinguer les spécialistes « qui délibèrent bien de ceux qui délibèrent mal » (391b) ? Et, que vaut l’opinion d’un expert sur un sujet dont l’objet de la discussion-délibération porte sur un événement du futur, c’est-à-dire quelque chose dont on ignore s’il advient ou non ?
Chose certaine, l’expert du « non-être » n’existe pas (391c) ; étant donné l’impossibilité de prédire « ce qui va se produire, aucun homme ne peut être qualifié de bon ou de mauvais conseiller » ou expert (391c). Les futurologues ou les personnes qui se présentent comme des experts capables d’anticiper ou de décoder l’avenir sont, par conséquent, des fumistes ou des mystificateurs ou encore des charlatans de premier ordre. Le dialogue se clôt sur l’importance de poursuivre la réflexion sur le sujet[2]. Qui peut en effet revendiquer avec succès être un expert dans la découverte de quelque chose qu’il ne connaît pas en raison de sa non-existence ?
Résoudre des énigmes autant passées, sinon actuelles, que placées devant un inconnu de l’avenir, en supposant dans ce dernier cas se dire être inspiré par un quelconque pouvoir afin d’interpréter correctement les signes annonciateurs, équivaut à accepter de rouler un rocher sur une colline en ignorant s’il demeure au sommet. Il s’avère alors plus sage d’envisager la possibilité que le rocher dévale encore la colline et d’accepter de ne pas avoir de solution à un problème inextinguible, voulant ainsi dire qu’il se révèle souvent préférable d’éviter de connaître les secrets divins. Mais ce Sisyphe qui discute avec Socrate est-il un nouveau converti à la sagesse, après de multiples erreurs passées grâce auxquelles il a su finalement se perfectionner, ou s’agit-il d’une personne déjà versée dans la réflexion et qui, par une quelconque malchance, s’est vu attribuer le même nom que ce roi mythique de Corinthe condamné aux Enfers ? Or, ce nom possède pourtant une signification enviable : il est toujours question de la sagesse, car Sisyphe se dit se-sophos, c’est-à-dire « très sage » (Graves, 1967, p. 1 178). Autrement dit, le roi de Corinthe, reconnu pour sa ruse et ses crimes, est peut-être interprété ici comme celui qu’il aurait dû être ; au lieu de s’être laissé corrompre au mal, il aurait dû reconnaître les risques et tendre vers la patience, la tempérance, le bien. Il a agi avec le feu comme un enfant ignorant, ce qui ouvre la porte sur cette morale du moment qui conseille de ne pas jouer avec des choses dont on ignore tout.
Sisyphe est un écrit apocryphe qui ne nous apprend rien de véritablement nouveau dans le développement de la riche pensée de Platon. Nous préférons donc arrêter ici même notre réflexion-critique sur cet ouvrage.
Yvan Perrier
Guylain Bernier
Références
Dixsaut, Monique. 1998. « Platon ». Dans Dictionnaire des philosophes. Paris : Encyclopaedia Universalis/Albin Michel.
Graves, Robert. 1967. Les Mythes grecs. Paris : Fayard, 1 185 p.
Platon. 2014. « Sisyphe ou Sur la délibération ». Paris : GF Flammarion, p. 321-339.
Platon. 2020. « Sisyphe ou Sur la délibération ». Luc Brisson (Dir.), Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, p. 1803-1809.
[1] Plus loin dans le texte, il est question d’une « conjecture ou [d’]une improvisation » (390c).
[2] « N’est-ce point là, Sisyphe une question qui mérite qu’on y réfléchisse encore ? » (391d).
Un message, un commentaire ?