Édition du 17 décembre 2024

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Platon : Athènes - 428 - 348

Les sophistes, l’exercice du pouvoir et la réminiscence (Texte 3)

Protagoras (un penseur présocratique considéré par Platon comme un sophiste) considère que tout citoyen a le droit de participer au gouvernement de la cité (Protagoras, 319 c – 324 c). Il est même d’avis que certains ont cette aptitude plus développée que d’autres (Protagoras 328 a). Ce qui leur confère le droit, conformément à la nature des choses, de commander autrui et de définir pour eux et en leur nom la vérité et la justice, ces deux principes régulateurs de l’action. Ici, nous nous situons sur le terrain de l’individualisme et à sa conséquence dangereuse inéluctable : l’immoralisme tel que le professent Thrasymaque dans La République (338 c) et Calliclès (Gorgias, 482 c et suivants). Selon ces derniers, la justice n’est autre chose que « l’intérêt du plus fort ». Il est dans la nature des choses, toujours selon eux, que le « meilleur » gouverne pour son plus grand bien. Cette position, qui suppose que « l’homme est la mesure de toute chose », ne suscite pas l’adhésion de Socrate et de Platon. Voici pourquoi Platon n’adhère pas à cette thèse des sophistes.

Dans la cité-État d’Athènes, au Ve siècle avant notre ère, la capacité d’utiliser avec brio l’art oratoire ouvre la porte à la conquête du pouvoir. Les sophistes sont donc des rhéteurs qui permettent de construire des discours à partir de lieux communs susceptibles de convaincre, de persuader et surtout de triompher dans la discussion et l’affrontement de thèses. Ce qui prime ici ce n’est pas la valeur intrinsèque des arguments avancés, mais le triomphe qui repose sur la manière de dire et l’habileté à défendre son point de vue. Le souci de Vérité cède le pas à la culture du vraisemblable. Ce qui l’emporte dans la démonstration, c’est le jeu avec les apparences qui sont susceptibles de séduire le destinataire du discours. Chez les sophistes, le discours a pour finalité l’illusion et le mensonge, il est un moyen pour dominer autrui, alors que chez Socrate et Platon, le discours n’a de valeur et de sens que s’il exprime la vérité, que s’il traduit l’essence du réel. Socrate et Platon se disent à la recherche de la voie qui permet de passer de la discorde entre les personnes (l’éristique) à l’accord des esprits qui permet d’atteindre le vrai. Selon Socrate et Platon, la poursuite à tout crin du succès en soi suscite la frénésie des égoïsmes et des passions. Les rivalités, qui assurent le triomphe du supposément meilleur, ouvrent la voie à la tyrannie en raison du fait que la reconnaissance des droits « du meilleur » identifié au plus puissant (ou au plus doué naturellement) fondera l’apparence de légitimité de cette tyrannie. Pour Socrate et Platon, soutenir que « l’homme est la mesure de toutes choses » a pour conséquence de régler l’ordre du réel sur les caprices de certains intérêts humains.

Qui est la mesure de toutes choses ? L’homme ou Dieu ?

Platon va refuser de faire de « l’homme la mesure de toutes choses ». Il va plutôt opérer un renversement de perspective avec les sophistes à ce sujet. Selon Platon, l’homme ne peut pas être séparé du monde. L’homme se situe dans le monde en tant que celui-ci constitue un ordre. La conduite humaine doit s’intégrer dans cet Ordre du Cosmos. La Justice, selon Platon, n’est pas autre chose que la conformité des actions humaines (individuelles et collectives) à l’ordre naturelle qui harmonise le tout (Théétète 151 et suivants). Dans Les Lois, Platon avancera que « Dieu doit être la mesure de toutes choses » (IV, 716 c). La philosophie se voit ici investie de trouver et de fixer la mesure divine. La philosophie est connaissance de l’Être et science de l’Être. Elle doit permettre d’aller au-delà des apparences. La philosophie devient alors une réflexion sur l’essence du réel englobant le Divin, l’Univers et l’Homme. Chez Platon, l’homme politique, l’homme de gouvernement doit être un Philosophe (ou un « savant »). L’éducation de cet éventuel homme de gouvernement doit nécessairement être une éducation philosophique. Telles sont les grandes idées développées dans trois des grands ouvrages de Platon consacrés à la politique : La République, Le politique et Les Lois. La philosophie (ou l’intelligence) est la condition première exigée par Platon à l’homme d’État, philosophie qu’il devra accroître sans cesse.

Mais, via quelle méthode peut-on accéder à la philosophie ? La réponse ici est la suivante : le dialogue qui repose sur trois étapes ou trois procédés.

Dans un premier temps, constatation des contradictions inhérentes aux données en provenance des sens ou des jugements d’opinion. Dans un deuxième temps, mise à l’épreuve, sur une interrogation précise, en vue de montrer l’inconséquence par rapport aux hypothèses posées au point de départ. Finalement, sortie de ces deux procédés négatifs visant à s’affranchir des fausses croyances et ouverture au procédé positif consistant à la définition de l’essence. Telle est la démarche à suivre qui va de l’aporie à la connaissance. Comment préparer des esprits qui ont par avance des sentiments favorables ou défavorables (des esprits prévenus en somme débordant de préjugés) de les disposer à la recherche libre conduisant à la Vérité ? Pour Socrate comme pour Platon, la science ne s’enseigne pas. L’âme porte la Vérité en elle-même. Accéder au vrai, c’est précisément prendre conscience de ce qu’une personne porte en elle-même. Il faut donc propulser hors de soi cette connaissance innée, dans le cadre d’une activité difficile comparable à un enfantement (Théétète, 149 a – 151 d). Socrate et Platon adhèrent à l’innéisme.


La connaissance des choses à travers la réminiscence

Quand on s’initie à Platon, il est important de savoir que cet auteur oppose la dyade « connaissance » et « opinion ». La connaissance ne peut porter que sur des vérités éternelles et immuables. Des réalités quotidiennes et temporaires, mouvantes et provisoires, nous ne pouvons avoir que des opinions (vraies peut-être) qui ne sont pas nécessairement utiles. Les opinions n’ont aucun rapport avec la connaissance. D’où provient la connaissance selon Platon ? La réponse du maître étonne : de la réminiscence. Selon Platon, notre âme traverse un cycle de réincarnation. La naissance est tellement traumatisante qu’elle nous fait oublier ce que nous savons. La tâche du maître est de nous aider à retrouver cette connaissance à la manière de Socrate, via la maïeutique ou l’accouchement des âmes. C’est dans Ménon que l’idée d’une connaissance prénatale appartenant à l’âme indépendamment de tout apprentissage est exposée de manière systématique et surtout argumentée.

Dans Ménon, il est exposé qu’on ne peut chercher que ce que nous connaissons déjà (Ménon, 80 d). C’est donc par un dialogue avec soi-même que l’esprit amènera la vérité qui sommeille en nous et qui est seulement oubliée. Savoir consiste à se ressouvenir. Tout progrès de connaissance n’est que réminiscence (Ménon 81 b ; Phédon 72 e). Ici aussi, pour rendre compte de ce phénomène, Platon recourt aux Mythes (Phèdre, 246 a – 249 d). Platon soutient que l’âme a eu une existence antérieure à sa vie sur Terre. Existence pendant laquelle elle a contemplé les réalités intelligibles. L’âme est tombée sur terre pour s’incarner et a, dès cet instant, tout oublié (La République, X 614, le mythe d’Er) ce qui explique la réminiscence. Cette théorie en vertu de laquelle l’âme est un intermédiaire entre l’Intelligible et le monde sensible s’exprime dans la conception de l’amour que Platon développe dans l’ouvrage Le Banquet.

L’âme, dans sa vie antérieure, a suivi les dieux et a contemplé les Idées. Au moment de sa naissance, elle a, selon Socrate et Platon, tout oublié tout en conservant, au fond d’elle-même, le souvenir de l’Intelligible rattaché au Beau. Le Beau, chez Platon, est le « vestibule du Bien » (Philèbe, 64 c ). Le désir du Beau et du Bien apparaît sous la forme d’un élan vers l’atteinte d’un objet sensible qui reflète un rayon de la Beauté éternelle (Phèdre, 249 d) ce qui est possible uniquement par une réminiscence de la Beauté. Tel est l’Amour dans le discours que Socrate attribue à la prêtresse Diotine. L’amour se révèle comme une méthode de connaissance qui ne se superpose pas à la méthode rationnelle ou intellectuelle, mais qui l’inspire et la soutient dans son élan et dans ses efforts vers la connaissance. Ici tout être devient ainsi un mélange de Même et de l’Autre, lire : d’être et de non-être et par la suite il se définit dans sa relation avec les autres. Tout dans l’univers est donc constitué par deux éléments, l’infini (l’indéterminé qui est multiplicité) et le fini (ou l’indéterminé qui est unité). Le mixte qui en résulte est union des deux, détermination de l’indéterminé et unification du multiple.


Conclusion introductive aux autres textes…

Comment Platon a-t-il conçu et analysé la vie politique et surtout le pouvoir politique ? C’est ce que nous serons en mesure de voir au cours des prochaines semaines à travers une lecture critique des ouvrages suivants : Apologie de Socrate ; Criton ; Gorgias ; La république ; Le sophiste ; Le politique ; Les lois et Lettres (La « Lettre VII » surtout).

Yvan Perrier

3 septembre 2020

yvan_perrier@hotmail.com

BIBLIOGRAPHIE

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Zone contenant les pièces jointes

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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