Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Partage du monde : 1914 et aujourd'hui

Carte montrant le projet de partage de l’empire ottoman au Moyen-Orient entre la France et la Grande-Bretagne, suivant les accords Sykes-Picot de 1916. Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sykes_picot.jpg

Le 11 novembre dernier a été le coup d’envoi des commémorations officielles du centenaire de la guerre de 1914-18. Alors que l’image prédominante du conflit véhiculée par ces événements commémoratifs est celle d’un épisode historique terrible à jamais refermé, plusieurs pratiques des classes dirigeantes aujourd’hui semblent indiquer que ce qui est à l’origine de cette guerre continue d’exister dans le monde aujourd’hui.

Façons de penser et d’agir des « seigneurs de l’espèce humaine »
A un siècle d’écart, personne n’ignore désormais que la Première Guerre mondiale a été un combat entre puissances impérialistes pour se partager le monde au moyen de territoires acquis et de l’extension de « sphères d’influence ». Bien que cette dimension ne soit prédominante dans les représentations de cette guerre, les livres d’histoire en font mention et ce point est reconnu à un titre ou à un autre par les historiens indépendamment de leurs positionnements idéologiques.

Plusieurs documents historiques de première main fournissent des preuves à cette interprétation, dont les accords Sykes-Picot de 1916 entre la France et la Grande-Bretagne, organisant le partage de l’empire ottoman au Moyen-Orient. Trouvé par le gouvernement bolchevik en 1917 dans les archives du gouvernement russe, il est immédiatement publié pour confirmer la nature impérialiste de la guerre que dénoncent les bolcheviks depuis le début de la guerre. Dans ce document (cf. texte intégral disponible ici : http://mjp.univ-perp.fr/constit/sy1916.htm ), nous pouvons lire les lignes suivantes :

« 1. La France et la Grande-Bretagne sont disposées à reconnaître et à soutenir un État arabe indépendant ou une confédération d’États arabes dans les zones (A) et (B) indiquées sur la carte ci-jointe, sous la suzeraineté d’un chef arabe. Dans la zone (A), la France, et, dans la zone (B), la Grande-Bretagne, auront un droit de priorité sur les entreprises et les emprunts locaux. Dans la zone (A), la France et dans la zone (B) la Grande-Bretagne, seront seules à fournir des conseillers ou des fonctionnaires étrangers à la demande de l’État arabe ou de la Confédération d’États arabes. 
2. Dans la zone bleue la France, et dans la zone rouge la Grande-Bretagne, seront autorisées à établir telle administration directe ou indirecte ou tel contrôle qu’elles désirent, et qu’elles jugeront convenable d’établir, après entente avec l’État ou la Confédération d’États arabes.
3. Dans la zone brune sera établie une administration internationale dont la forme devra être décidée après consultation avec la Russie, et ensuite d’accord avec les autres alliés et les représentants du chérif de la Mecque. »

Les zones dont il est question dans ce passage sont montrées dans la carte ci-dessus (cf. http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sykes_picot.jpg). Elles témoignent d’un partage colonial emblématique de l’ère des empires modernes, faisant écho au partage de l’Afrique à la conférence de Berlin au milieu des années 1880. D’une part, les gouvernements français et britannique se réservent des colonies (zones rouge et bleue). D’autre part, elles prévoient une série de protectorats « arabes » : zone A, zone B et zone brune.

Ces faits documentés sont importants pour nous, vivant au XXIe siècle. Ils révèlent une attitude particulière de la part de ceux qui gouvernent pendant la Première Guerre mondiale : cette façon de penser et d’agir est celle des « seigneurs de l’espère humaine » selon l’expression de l’historien britannique Victor Kiernan à propos des empires coloniaux européens. Que ce soit dans les négociations diplomatiques qui précèdent la Première Guerre mondiale ou celles qui ont lieu pendant et après, tout se passe comme si ces hommes voient d’une évidence qui va de soi le fait de décider entre eux le destin de peuples, de pays, de sous-continents entiers, en agissant au nom de leurs Etats et de leurs « intérêts nationaux » respectifs.

Pratiques impérialistes aujourd’hui

Or cette façon de penser et d’agir en politique internationale dépasse de loin la guerre de 14-18. Elle imprègne nos propres gouvernements aujourd’hui qui reproduisent en politique étrangère ce qui selon eux s’est fait, se fait et se fera dans l’avenir, à savoir le règne « naturel » du plus fort sur le plus faible, etc.

Prix Nobel d’économie et économiste en chef à la Banque mondiale entre 1997 et 2000, Joseph Stiglitz décrit de la manière suivante le processus d’ « ouverture économique » entrepris à partir des années 1980 par les institutions internationales telles que le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce :

« Aujourd’hui, les marchés émergents ne sont pas ouverts de force par la menace ou l’usage des armes mais par la puissance économique, la menace de sanctions ou la rétention d’une aide nécessaire en temps de crise. Si l’OMC est le forum où se discutent les accords commerciaux internationaux, les négociateurs commerciaux américains et le FMI exigent souvent que les pays en développement aillent encore plus loin, qu’ils accélèrent le rythme de la libéralisation du commerce. Le FMI fait de cette accélération une condition de son aide, et les pays confrontés à une crise sentent bien qu’ils n’ont d’autre choix que de céder. » Source : J. Stiglitz, La Grande Désillusion, Fayard, 2002, p. 113.

Même s’il s’est complexifié par des modalités et médiations nouvelles, le partage du monde entre grandes puissances continue d’exister. Le parallèle avec les partages plus ouvertement coloniaux et impérialistes est d’ailleurs mentionné par le même auteur : « Concéder l’indépendance aux colonies (en général après les y avoir fort peu préparées) a rarement fait changer d’avis leurs anciens maîtres : il se perçoivent toujours comme « ceux qui savent ». La mentalité colonialiste est restée – la certitude de savoir mieux que les pays en développement ce qui est bon pour eux. » (p. 59).

Leçons hétérodoxes de 14-18

Si on laisse de côté les bons sentiments de convenance, pour rester fidèle au message pacifiste de ceux ayant souffert ou trouvé la mort dans l’enfer de cette guerre, il est important de comprendre les origines profondes d’une telle catastrophe.

Parmi celles-ci, cette manière de se partager le monde entre « Grands » n’est rendue possible que par la dépossession des citoyens de la politique étrangère de leur pays. Cette dernière constitue un monopole des gouvernements dans toutes les « grandes démocraties » occidentales aujourd’hui. Les manifestations de masse contre la guerre en Irak au printemps 2003 ont toutes souligné la nécessité pour la population de reprendre le contrôle de la politique étrangère. L’extension de ce droit d’opposition démocratique à la guerre et sa reconnaissance par la loi serait une victoire contre les agissements des « seigneurs de l’espèce humaine ».

Enfin, le partage du monde, hier comme aujourd’hui, demeure indissociable du système du profit : dénicher de nouveaux marchés, s’approvisionner à moindre frais en énergie, accéder à des ressources stratégiques comme les métaux rares, trouver des opportunités d’investissement bénéfiques, faire taire les antagonismes sociaux et politiques internes par une « politique de grandeur » nationaliste à l’étranger. Le partage du monde – pacifique ou violent – est donc étroitement lié au capitalisme, et tout comme lui, les crises et les nouveaux partages lui sont inhérents.

Les leçons à contre-courant que nous impose 1914 aujourd’hui soulignent notre communauté de destin avec l’internationalisme socialiste incarnés par Eugene Debs aux Etats-Unis, Jean Jaurès en France, Karl Liebknecht en Allemagne au début du XXe siècle : freiner et en définitive rompre avec le système capitaliste, reprendre possession de la politique.

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