photo et article tirés de NPA 29
Que restera-t-il des manifestations qui ont suivi la mort de George Floyd, tué par un policier blanc à Minneapolis le 25 mai ? « Ce que nous voyons est à la fois familier dans l’histoire américaine et unique », analyse Greg Carr, directeur du département d’études afro-américaines à l’Université Howard de Washington, interrogé par Time.
Depuis deux semaines, les parallèles sont nombreux : comme lors du passage à tabac à Los Angeles de Rodney King en 1991, la mort de George Floyd a été filmée, lui donnant un retentissement majeur ; comme Nixon en campagne en 1968 après les émeutes post-assassinat de Martin Luther King, Donald Trump a choisi la réponse ferme : « La loi et l’ordre ». Mais 2020 est aussi unique.
Des manifestations massives, fréquentes, et diverses
Des milliers de manifestations ont déjà eu lieu aux Etats-Unis, et aucun des 50 Etats du pays n’a été oublié. Hors des grandes villes, elles ont aussi été organisées « dans des centaines de villes plus petites et moins connues qui n’ont pas été sous les feux des projecteurs lors des précéden-tes manifestations nationales », écrivent l’historienne des mobilisations Lara Putnam, de l’univer-sité de Pittsburgh, Erica Chenoweth, d’Harvard, et Jeremy Pressman, de l’université du Connecticut, dans un article publié par le Washington Post.
« Les Etats-Unis ont rarement des manifestations de cette ampleur, de cette intensité et de cette fréquence ; ils ont généralement de grandes manifestations ou des manifestations soutenues, mais pas les deux », poursuivent-ils.
Le sénateur républicain de Caroline du Sud, Tim Scott, estime aussi que la situation est « différente » en terme de diversité. « Les manifestants sont différents. Je regarde par ma fenêtre à Washington et je vois 10 manifestants. Sept d’entre eux sont blancs, et trois d’entre eux sont noirs », souligne-t-il à Politico. « La différence la plus frappante entre les années 1960 et aujourd’hui est peut-être qu’il y a beaucoup plus de diversité raciale dans les foules », abonde Thomas J. Sugrue, de l’Université de New York, dans Time.
Autre nouveauté : la contestation a essaimé dans le monde entier. Une semaine après la mort de George Floyd, plus de 20 000 personnes se sont rassemblées contre les violences policières à Paris, à l’appel de la famille d’Adama Traoré, mort en 2016 après son interpellation par des gendarmes. Dimanche, des manifestations ont eu lieu à Madrid, Rome, Bruxelles, Copenhague, Budapest, etc. Samedi, des manifestations se sont déroulées de l’Australie à la Tunisie en passant par la France et la Grande-Bretagne.
Des lignes sont en train de bouger
Un sondage YouGov publié fin mai, quelques jours seulement après la mort de George Floyd, indiquait que 70% des personnes interrogées avaient vu la vidéo de son interpellation. La diffusion massive de ces images a-t-elle influencé la population ?
L’acte des policiers a rapidement été condamné un peu partout dans le pays par d’autres policiers ainsi que des élus, un changement notable par rapport à d’autres drames de ce type. « C’est très rare », notait Charlotte Recoquillon, chercheuse rattachée à l’Institut français de géopolitique, dans une interview au JDD fin mai.
Selon un sondage Monmouth University publié le 2 juin, une majorité d’Américains (57%) – une première -, et 49% des Blancs, estiment désormais que la police est plus susceptible de faire usage de la force contre des Afro-Américains. Après la mort en 2014 d’Eric Garner à New York, dans des conditions similaires, ces chiffres étaient bien moins élevés : seulement 33% d’Américains et 26% de Blancs.
« Cela représente un mouvement tectonique dans l’opinion publique », estime Politico. Le célèbre sondeur républicain Frank Luntz va encore plus loin : « En 35 ans de sondages, je n’ai jamais vu l’opinion changer aussi vite et aussi profondément. Nous sommes un pays différent aujourd’hui de ce qu’il était il y a 30 jours », a-t-il tweeté à la vue de ces chiffres.
Des pressions pour réformer la police
Selon un sondage pour USA Today, la perception de la police a aussi été influencée par la mort de George Floyd, notamment chez les Blancs. Ils n’étaient que 61% à en avoir une bonne opinion dans les jours suivant le drame de Minneapolis, contre 72% une semaine plus tôt. « A un moment où tant de choses dans la politique américaine semblent dans l’impasse, c’est le genre d’événement majeur qui peut remodeler la façon de penser des Américains », estime Robert Griffin, directeur de recherche du Democracy Fund Voter Study Group.
Fait assez rare aux Etats-Unis, les quatre policiers impliqués dans l’arrestation de George Floyd ont été inculpés : Derek Chauvin pour meurtre non prémédité, un chef passible de 40 années de réclusion, ses trois collègues pour complicité de meurtre.
Au cours des quinze dernières années, seuls 110 policiers ont en effet été inculpés pour homici-de après avoir abattu une personne dans l’exercice de leur fonction et uniquement cinq ont été condamnés pour meurtre, relève Philip Stinson, un ancien policier devenu professeur de droit, cité par l’AFP.
Une réflexion plus profonde sur la police américaine s’engage aux Etats-Unis. Des milliers de manifestants exigent des coupes dans les budgets des forces de l’ordre, des élus démocrate du Congrès veulent « obliger les policiers à rendre des comptes » et le conseil municipal de Minneapolis souhaite démanteler la police de la ville pour tout remettre à plat.
La singularité de la situation réside enfin dans le contexte. Les Etats-Unis sont plus ou moins confinés depuis deux mois et le Covid-19 y a tué plus que dans tout autre pays. L’épidémie a aussi mis fin à la lune de miel économique que vivait Donald Trump depuis son début de mandat et des millions de gens pointent au chômage.
Dans cinq mois, les Américains seront appelés aux urnes et la situation est plus politique que jamais : Joe Biden a fait le choix de l’empathie, Donald Trump celui de la fermeté. Avec un fait nouveau par rapport à 1968 (victoire du républicain Nixon) ou 1992 (victoire du démocrate Clinton) : la « géographie des protestations » a changé, écrivent Lara Putnam, Erica Chenoweth, et Jeremy Pressman.
Beaucoup d’Américains ont vraiment assisté aux manifestations, pas seulement à la télévision, comme par le passé. « C’est important, car plus une personne vit près d’une manifestation, plus elle est susceptible de changer son vote », estiment les trois spécialistes.
Thomas Liabot 9 juin 2020
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