Dans un premier texte[i], nous avons abordé la question de la mutation de la souveraineté pour le Parti québécois et le Bloc québécois, devenue un simple marqueur identitaire, un crie de ralliement sans stratégie et sans contenu. Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de renouveler les arguments en faveur de l’indépendance, notamment en revenant aux sources anticoloniales du mouvement indépendantiste moderne, celui qui s’était développé dans les années 1960 et que le PQ a dévoyé vers un projet de réaménagement administratif.
Si on veut convaincre une majorité de la population de se rallier à une perspective risquée de rupture institutionnelle et de confrontation avec les pouvoirs établis, il faut donner aux gens des raisons fortes, faisant appel à la fois à leurs intérêts immédiats et à des valeurs universelles, et non seulement à des considérations symboliques et particulières à la majorité issue de la Nouvelle-France ou à des économies résultant de l’élimination d’un niveau de gouvernement.
Vers une stratégie internationaliste
Pourquoi le mouvement souverainiste a-t-il échoué en 1980 et 1995 ? D’abord, le combat pour l’indépendance ne se fait pas à forces égales. L’état canadien dispose de la force armée (qu’elle soit active comme en 1970 ou seulement dissuasive...). Il détient la légitimité internationale, contrôle la plus haute cour de justice, gère les grands leviers économiques comme la monnaie. Il a aussi de son côté l’essentiel des milieux d’affaires, avec leurs ressources financières, leur influence sociale et leurs moyens médiatiques.
De l’autre côté de la bataille, on retrouve l’essentiel des organisations syndicales (dont la popularité est au plus bas, notamment à cause de l’acharnement des médias patronaux), un certain nombre de groupes communautaires et d’associations diverses, des groupes de femmes, beaucoup d’artistes, et parfois (quand les souverainistes sont au pouvoir) un état provincial québécois aux pouvoirs limités, incapable de contraindre son vis-à-vis fédéral à respecter ses lois sur les consultations populaires, par exemple.
Il faut donc, pour des raisons stratégiques, générer une solidarité internationale considérable avec notre lutte. L’État canadien ne nous fera pas de cadeaux. Seule la sympathie d’une bonne partie de la population du reste du Canada et d’un courant d’opinion international significatif, combinée avec la mobilisation populaire québécoise, pourront le faire céder. Cette solidarité internationaliste est essentielle aussi pour gagner une majorité au sein du Québec même, avec des appuis significatifs parmi les communautés allophones, les nations autochtones, et même une proportion notable d’anglophones.
Les efforts du Parti québécois et du Bloc québécois pour mettre de l’avant un nationalisme civique plutôt qu’ethnique ont peut-être atténué les aspects négatifs de certains arguments identitaires, mais ils ne les ont pas remplacés par d’autres, fondés sur l’aspiration commune, indépendamment des origines et des perceptions identitaires de chacun, à une société meilleure.
Mais dire que la lutte est inégale ne suffit pas à faire une nouvelle stratégie. On peut se lamenter ad vitam aeternam sur le « référendum volé ». Ça ne nous fera pas gagner le prochain. Certains en arrivent alors à écarter le référendum lui-même pour centrer leur stratégie sur une simple élection. Quand on sait qu’il est possible de former un gouvernement majoritaire au Québec avec un peu plus du tiers des suffrages exprimés et un taux de participation de 60% (comme pour les Libéraux en 2008), il s’agit d’une régression démocratique à la fois condamnable sur le plan éthique et critiquable sur le plan stratégique. En effet, on ne brisera pas la résistance de l’État canadien en invoquant une simple victoire électorale. Au contraire, il faut compter sur plus de démocratie, d’où la nécessité de l’élection d’une assemblée constituante et un vaste processus participatif d’élaboration de la constitution.
La direction du mouvement est en bonne partie à blâmer pour sa stratégie fondée sur la peur de faire peur et le déni de la difficulté de la lutte. L’indépendance est une rupture, il faut l’assumer comme tel et y donner un sens. Il faut que ça vaille la peine. La stratégie péquiste conduit, au mieux, à un jovialisme qui ne convainc personne, au pire, à un pessimisme inavoué qui est l’envers de la même médaille.
Inclure et dépasser les arguments identitaires
D’abord, rappelons que ce ne sont pas les arguments en faveur de l’indépendance qui manquent. Il y a bien entendu les arguments historiques. Le Québec a été conquis. Son premier mouvement d’émancipation national a été réprimé dans le sang. La Confédération a été imposée d’en haut par la cooptation d’une partie de nos élites et des négociations dont les résultats n’ont jamais été soumis au jugement du peuple. La coopération entre l’Église catholique et les pouvoirs économiques et politiques impériaux a mis en veilleuse l’aspiration à l’émancipation collective pour un siècle.
Puis, l’état canadien a répondu à l’émergence d’un nouveau mouvement indépendantiste dans les années 1960 par la surveillance policière intensive et une nouvelle vague de répression. Les référendums de 1980 et 1995 ont été perdus, en bonne partie, parce que le gouvernement fédéral et les élites économiques ont mené des campagnes de peur, de chantage et d’intimidation, y dépensant plusieurs fois la limite permise par la loi québécoise.
Tout ça est vrai. Mais jusqu’à maintenant, ces arguments relatifs à l’honneur national et à la rectification des torts historiques ne suffisent pas à générer une majorité en faveur de l’indépendance. L’élan donné par l’échec de l’accord du Lac Meech nous a menés à un cheveu d’un succès pour le mouvement souverainiste, mais on ne saura jamais ce qu’une victoire référendaire aurait pu donner comme résultat concret. Qu’est-ce qu’un Lucien Bouchard aurait négocié en notre nom avec un mandat à 51 ou 52% ? Considérant l’ensemble de sa carrière d’avocat patronal, avant et après cet épisode, on peut imaginer qu’il aurait tout fait pour éviter une rupture institutionnelle ou une radicalisation populaire, ce qui aurait entrainé le mouvement dans une série de reculs.
Il faut dire qu’un des legs du Parti québécois a été la mise au rancart des notions d’oppression et de libération nationales. Ces concepts forts, inspirés des luttes anticoloniales, très présents dans le paysage politique des années 1960 (même chez les indépendantistes de droite !), ont cédé la place à de vagues notions de fierté et à l’ambition de transférer des pouvoirs d’une démocratie représentative à une autre. (Voir la nouvelle campagne du PQ pour la souveraineté.) Agiter le drapeau fleurdelisé et demander un mandat de négocier un nouveau partage des pouvoirs avec Ottawa ne font pas une lutte de libération. Ça peut être relativement excitant pour les personnes qui exercent présentement le pouvoir à Québec. Mais le reste de la population peut légitimement se demander ce que ça changerait à leurs vies étant donné le peu de contrôle démocratique effectif sur ce que fait « notre » gouvernement. À regarder aller le gouvernement actuel, est-ce qu’on se prend d’une envie irrésistible de briser la constitution canadienne et de risquer une transition difficile simplement pour lui donner plus de responsabilités ?
Ceci étant dit, l’argument historique aurait bien plus de capacité d’attraction pour les minorités au sein du Québec comme pour nos alliés potentiels ailleurs au Canada et dans le monde, s’il s’articulait à une vision globale de remise en cause de l’héritage du colonialisme et des rapports de force internationaux actuels. La solidarité avec le mouvement autochtone serait d’autant facilitée. On pourrait mettre l’accent sur ce que le mouvement national québécois a en commun avec d’autres luttes et évoquer ce que pourrait être la politique étrangère d’un Québec indépendant.
L’indépendance se justifie également à partir des arguments de nature culturelle et linguistique. À Montréal, un quart de la population travaille en anglais. À Gatineau, où la communauté anglophone est beaucoup plus petite que dans la métropole, c’est le tiers des travailleuses et des travailleurs qui passent leurs journées dans un environnement anglophone. La moitié des nouveaux arrivants qui n’ont ni l’anglais ni le français comme langue d’usage s’intègrent éventuellement à la minorité anglophone. Ce qui correspond précisément à la proportion d’allophones qui travaillent en anglais. En moyenne, les anglophones gagnent 12% de plus que les francophones, essentiellement à cause de leur niveau plus élevé d’éducation. Ce qui va de pair avec le fait que le quart de nos universitaires fréquentent des institutions anglophones.
Ici, l’héritage du PQ est à double tranchant. D’une part, la loi 101 a contribué à améliorer la place du français et à éloigner la menace de l’assimilation. Notamment, la politique québécoise d’immigration fait en sorte qu’environ la moitié des nouveaux arrivants connaissent déjà le français à leur arrivée. Mais d’autre part, ces progrès ont créé un sentiment de sécurité linguistique qui n’est pas entièrement justifié. Comme Montréal et Gatineau sont les principales régions où l’anglais prend une place grandissante, le reste du Québec a tendance à prendre la survie à long terme du Québec français pour acquis.
L’indépendance, en absorbant la section québécoise de la fonction publique fédérale, donnerait à des milliers de personnes un lieu de travail francophone plutôt que vaguement bilingue. L’ensemble des entreprises de juridiction fédérale (ports, aéroports, gares) seraient désormais soumis à la Charte de la langue française. Elle ferait en sorte que les nouveaux arrivants arriveraient au Québec, pays de langue française, et non au Canada, où l’anglais est la langue commune de fait, malgré quarante ans de bilinguisme officiel.
Mais il semble que ces arguments linguistiques soient également insuffisants, même pour bien des francophones. Et on ne peut pas s’attendre à ce que beaucoup d’anglophones et d’allophones fassent de la défense du français une priorité, au point de les rallier à une perspective indépendantiste sur cette seule base. Cela pourrait changer si on voyait le français non seulement comme un héritage de l’histoire, mais comme un outil pour les luttes d’aujourd’hui. En affirmant notamment le droit pour les nouveaux arrivants à des services adéquats d’apprentissage de la langue et en améliorant l’accès à la syndicalisation, on pourrait créer une dynamique de solidarité parmi les travailleuses et travailleurs de diverses origines. Il s’agirait de faire de la francisation non pas une contrainte administrative imposée d’en haut, mais un aspect du combat pour de meilleures conditions de vie et de travail pour toutes et tous.
Bref, l’ensemble des arguments de nature identitaire n’ont pas suffi, jusqu’à maintenant, à créer une majorité populaire en faveur de l’indépendance, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. En leur donnant un contenu internationaliste et en leur insufflant une dynamique de classe, on pourrait leur donner une nouvelle vie.
Contrairement à ce qu’en disent les « nouveaux nationalistes », il n’y avait rien d’autre que des arguments identitaires traditionnels dans les projets présentés à la population en 1980 et 1995. Toute la campagne du OUI pour le second référendum pouvait se résumer par l’expression : « Votez OUI et rien de changera ! ». Même les affiches étaient axées sur le maintien de la monnaie canadienne, du libre-échange nord-américain, etc. Le document de l’entente entre Parizeau, Bouchard et Dumont mentionnait même le maintien du Québec dans le Commonwealth ! Somme toute, il n’y avait dans leurs propositions rien d’autre qu’une version québécoise du consensus néolibéral.
Et quand on base nos politiques économiques et sociales sur l’acceptation des dogmes néolibéraux : la privatisation, l’individualisme, la compétition à outrance, etc. bref, sur une idéologie profondément pessimiste et dépolitisante, comment s’étonner que la désillusion tranquille finisse pas miner ce qui restait d’ambition et d’audace ? Un peuple ne peut pas à la fois s’incliner devant les puissances d’argent et se tenir debout face à l’État fédéral. L’indépendance doit être populaire et démocratique, fondée sur la justice sociale et la solidarité, ou elle perd son sens.
Faire l’indépendance pour changer le monde
Ce qu’on n’a pas encore essayé, c’est de faire de l’indépendance un projet internationaliste, humaniste, écologiste, féministe, démocratique, etc. Bref, un projet universel, la contribution du Québec à l’avancement de l’humanité. C’est ce que propose, en fait, Québec solidaire, mais encore avec une certaine hésitation. Face à un parti souverainiste gagné au statu quo économique, écologique et social, nous avons développé un parti de gauche optimiste, ambitieux même, mais encore trop modeste, souvent en position de revendication - à l’image des mouvements sociaux dont il est issu - plutôt qu’un parti de propositions à la recherche du pouvoir nécessaire à leur concrétisation.
Pour réaliser ce projet d’un autre Québec possible, d’une société meilleure au cœur de l’Amérique du Nord, il faudra passer par une révolution démocratique, par une mobilisation sans précédent de la population en vue de changer le pouvoir lui-même, pas seulement le personnel qui se retrouve à la tête des institutions.
À quoi pourrait ressembler une telle révolution ? Disons le printemps érable, plus une grève générale politique, plus l’assemblée constituante. La rupture sur le plan des institutions, l’essence même de l’indépendance, ne prendra tout son sens, pour une majorité de la population, que si elle sert à opérer une rupture sur le plan des politiques, pour le bien commun. Une alliance à la fois solide et respectueuse des rôles de chacun, entre un parti indépendantiste de gauche et des mouvements sociaux combatifs, sera indispensable à une telle révolution démocratique. Sans les mouvements, pas de mobilisation de masse du peuple dans sa diversité, sans le parti, pas de prise sur les institutions actuelles en vue de les changer et pas de clarté du projet.
On nous répondra que pour rallier le plus largement possible, le projet indépendantiste devrait être neutre sur l’axe gauche-droite. C’est l’erreur fondamentale qu’on faite les indépendantistes de gauche de la fin des années 1960 en se ralliant au PQ. C’est précisément cette souveraineté statu quo, vide de contenu social et d’ambition politique, qui a désarmé le mouvement national et conduit à la défaite.
Aussi, la simple logique nous montre que de mettre un pays au monde ne peut pas être un acte neutre. Ce nouveau pays va avoir des institutions. Il faudra qu’elles soient plus ou moins démocratiques, plus ou moins respectueuses des droits de la personne et de l’environnement, etc. Il n’y a pas de modèle « neutre » d’état qu’on puisse mettre en place avant d’avoir des débats politiques sur la nature des institutions. Simplement conserver les institutions issues du colonialisme britannique est un choix politique bien marqué, un choix de droite, conservateur au sens le plus strict du terme. C’est aussi un choix peu emballant et qui ne permet pas de mobiliser la population pour la réalisation de son autodétermination.
L’humanité a besoin de la révolution québécoise pour ébranler le statu quo capitaliste écocidaire et impérialiste au cœur de l’Amérique du Nord. C’est à cette cause que nous pouvons rallier des secteurs de la population québécoise qui demeurent sceptiques face au projet souverainiste. C’est aussi au nom de cette ambition de portée universelle que nous pouvons rallier des mouvements sociaux et des forces politiques du reste du Canada et de partout dans le monde. Se contenter de moins, c’est à la fois se condamner à répéter les erreurs de notre histoire nationale et admettre la défaite de l’humanité face à un système autodestructeur qui échappe à tout contrôle démocratique.
Mais qu’est-ce qui peut porter à croire qu’un Québec indépendant serait susceptible d’apporter une telle contribution à la politique internationale ? En bref, c’est l’héritage du colonialisme dont nous parlions plus haut. Ce n’est pas un hasard si le Québec a connu la mobilisation la plus importante au Canada contre la mondialisation néolibérale à Québec en avril 2001. Ce n’est pas un hasard non plus si le mouvement féministe québécois a été à l’origine du mouvement de la Marche mondiale des femmes ou si nos manifestations contre la guerre en Irak étaient de loin les plus grandes au Canada. Ce n’est pas une coïncidence si nous avons le mouvement étudiant le plus combatif, le taux le plus élevé de syndicalisation, les mobilisations les plus fortes en solidarité avec la Palestine ou avec les Premières Nations, etc.
C’est toute notre histoire qui nous pousse à remettre en cause l’impérialisme et à questionner la légitimité de l’État néolibéral. Les mobilisations récentes que je viens d’énumérer sont en continuité directe avec les Rébellions des années 1830, le mouvement de solidarité avec les Métis des années 1880, la résistance à la conscription en 1917, etc. Il n’y a donc pas de contradiction entre un argumentaire internationaliste pour l’indépendance et l’affirmation sans gêne de l’héritage historique québécois. Il suffit de choisir, parmi les différents aspects de notre histoire, ceux qui portent une aspiration à la libération nationale et à une révolution démocratique.
Comme le chante Gilles Vigneault :
« Tous les pays rassemblés
Feront l’Homme champ de blé
Chacun sème sa seconde
Sous l’amour qu’il faut peler
Voilà le pays du Monde !
Il nous reste un pays à comprendre
Il nous reste un pays à changer ! »