Édition du 19 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Français, anglais, immigration

Le français au Québec est-il menacé par l’immigration ? Est-ce que le déclin de la langue française est relié à l’afflux d’immigrantꞏes, temporaires ou permanentꞏes, régulièrꞏes, réfugiéꞏes ou clandestinꞏes ? En tout cas, l’immigration est constamment reliée à cette question dans d’innombrables déclarations politiques, chroniques et commentaires.
Pour mieux comprendre ce qui se passe ici au Québec, on ferait bien d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans notre « niche écologique culturelle ».

Élisabeth Germain, 2024-02-19

La réalité est que l’innovation, en Occident, se fait en anglais. Si elle naît dans une autre langue, elle est traduite en anglais pour circuler. L’anglais est la langue de l’enrichissement économique, des avancées technologiques, du tourisme, de la diffusion artistique, de la diplomatie internationale et plus encore. La puissance dominante en Occident, ce sont les États-Unis d’Amérique (dont le nom lui-même est une appropriation abusive). La France, foyer du français, se traduit elle-même en anglais, à l’intérieur comme à l’extérieur, et elle a fait de l’anglais sa langue de prestige. Les titres de livres, les marques de vêtements, le nom des écoles, les mots pour désigner les nouvelles technologies, tout cela et plus encore s’anglicise de plus en plus.

Il ne s’agit pas d’énumérer des exemples, mais de faire voir un courant : l’anglais a colonisé l’Occident, colonisé les affaires occidentales, colonisé les esprits occidentaux. C’est à cela que le Québec est confronté, et nos dynamiques particulières s’inscrivent dans ce courant suprarégional. Il ne sert à rien d’accuser nos immigrantꞏes : les courants migratoires mondiaux eux-mêmes s’effectuent en anglais. Lorsqu’un autre langue réussit à s’imposer devant l’anglais, c’est l’arabe ou le mandarin, tandis que le français arrive derrière l’hindi ou l’espagnol. Le français n’est plus porteur des dynamiques mondiales.

Si je suis unilingue francophone au Québec – ou en France - et que j’utilise un ordinateur en français, je dois apprendre un tas de choses en anglais, car c’est la langue d’accueil d’une majorité de sites, c’est la langue des transactions commerciales et des livraisons de produits achetés, c’est même la langue des réponses aux demandes de dépannage informatique. Les objets que nous achetons sont censés comporter des instructions en français, lesquelles sont souvent incompréhensibles si on ne va pas comparer avec l’anglais. Une grande proportion des publications sont traduites de l’anglais – en sciences, c’est évident, en littérature c’est flagrant. Les termes anglais, et plus encore le contexte culturel anglophone, s’imposent à travers ces traductions et nous amènent à notre insu à penser en anglais.

Alors oui, préservons le français, préservons notre capacité à nous épanouir collectivement et personnellement dans la culture qui nous porte. Mais sachons que ce faisant, nous résistons à une dynamique de colonisation qui dépasse largement la langue d’usage, car elle se déploie dans toutes les sphères de la vie collective. Sachons qu’elle n’est pas spécifique au Québec ni portée principalement par les personnes immigrantes. Elle est globale.

Nous ne pouvons pas simplement préserver notre langue : comme pour la crise écologique, ce sont les bases familières de notre habitation terrienne qui se modifient. Comme pour la crise écologique, cette dynamique est permise par notre consentement à une expansion économique féroce, fondée sur la marchandisation et l’exploitation. Fermer les yeux, réduire le phénomène, se contenter de le freiner ou s’imaginer que nous pouvons y échapper, sont des échappatoires nuisibles. Comme pour l’inévitable crise écologique, prenons conscience et assumons que nos façons de vivre et nos perspectives doivent changer en profondeur.

Conjuguer est un maître-mot : la réalité culturelle est d’ordre écologique, elle existe dans l’interdépendance avec les réalités qui coexistent dans le même environnement. Métissage, croisements, adaptation, mutations sont nécessaires à la persistance. Nous avons à inventer, comme et avec une multitude de peuples, des dynamiques de transition culturelle, sociale et économique pour assumer la diversité et favoriser un bien vivre pour l’humanité. Cela commence à l’échelle de notre communauté territoriale québécoise concrète, toute diversité incluse.

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