Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Les juifs orthodoxes s’opposent à l’État d’Israël

MOBILISATION MASSIVE CONTRE LE SERVICE MILITAIRE

Rejetant la politique de leur gouvernement et le sionisme, les juifs orthodoxes vivent en marge de la société israélienne. Ils refusent de servir dans l’armée israélienne et en étaient jusqu’à présent exemptés. Instrumentalisant la question, une partie de la classe politique tente désormais de le leur imposer. C’était sans compter sur leur mobilisation en Israël et ailleurs, tandis que le pouvoir tente d’étouffer les contestations.

(ORIENT XXI > MAGAZINE > MICHEL WARSCHAWSKI > 14 AVRIL)

Depuis plus d’un demi-siècle, l’objectif des dirigeants sionistes a été double : la mise en place d’un État juif en Palestine, évidemment, mais aussi la création d’un « Juif nouveau », libéré une fois pour toutes des traits diasporiques qu’ils abhorraient : intellectualité, faiblesse physique, soumission. L’armée était perçue comme l’un des outils les plus importants pour réaliser cet objectif ; elle était aussi une valeur en soi, ultime expression de la souveraineté juive et de l’entrée du Juif nouveau dans la modernité.

Deux groupes de citoyens étaient exclus de cette construction : la minorité arabe, considérée comme une erreur de parcours dans la construction de l’État juif, et les juifs orthodoxes, réfractaires au projet d’intégration dans l’identité nouvelle en formation. Ces deux groupes étaient exemptés du service militaire, et donc aussi du collectif national, l’un comme l’autre ne voulant d’ailleurs pas en faire partie.

Les années 1980 marquent un important tournant : l’identité nationale s’affaiblit au détriment des appartenances communautaires. On y voit l’influence des conceptions multiculturelles anglo-saxonnes mais aussi et surtout de l’offensive néolibérale qui accorde une place beaucoup plus grande à l’individu. C’est à ce moment que le « je » a remplacé le « nous ». Partie intégrale de ce changement, une certaine démilitarisation des mentalités et une désacralisation de l’armée. Ne plus faire son service militaire a cessé d’être un tabou et nombreux sont les jeunes qui trouvent – assez facilement d’ailleurs – les combines pour y échapper : la majorité des jeunes filles et près d’un tiers des garçons.

QUI SONT LES « HAREDIM » ?

Si un quart de la population juive est pratiquante, ceux que l’on appelle souvent les juifs orthodoxes (haredim en hébreu) et qui représentent moins de 10 % refusent de faire leur service militaire. Pour eux, ce refus n’est qu’un aspect parmi d’autres du rejet de l’État comme étant autre chose qu’une structure administrative qui ne possède aucune valeur en soi, et, dans le meilleur des cas, pas différent de n’importe quel État sur la planète. Leur « antisionisme » exprime un refus de sacraliser l’État d’Israël et de légitimer un quelconque lien entre celui-ci et la destinée du peuple juif. Israël ne sera un « État juif » que lorsque le Messie viendra et que sa gouvernance sera régie par les lois de la Torah. La prétention sioniste et constitutionnelle à être un État juif est, pour les orthodoxes, une forme de blasphème.

La loyauté des juifs orthodoxes envers l’État et ses lois reste subordonnée aux décisions de leurs rabbins. Certes, seule une minorité marginale refuse de se soumettre aux lois de l’État et vit en marge de la société. S’il existe une espèce de modus vivendi entre l’État et les communautés orthodoxes, c’est parce que le fondateur d’Israël David Ben Gourion a fait le choix de négocier avec les autorités orthodoxes ce qu’on appelle, jusqu’à aujourd’hui, le statu quo qui régit les relations entre l’État, la religion et les religieux, avec, entre autres, le shabat et les fêtes juives comme jours fériés, le financement du rabbinat et des institutions religieuses, ainsi que la reconnaissance et le financement, dans le système éducatif, de courants religieux et orthodoxes.

La dispense du service militaire pour ceux qui, pour des raisons religieuses, ne veulent pas le faire constitue un élément important du statu quo. L’état-major a d’ailleurs toujours vu d’un bon œil cette dispense collective, jugeant que l’enfermement des juifs orthodoxes dans leurs traditions et modes de vie impliquerait, au cas où ils devraient porter l’uniforme, un effort exorbitant de la part de l’appareil militaire.

LA PROVOCATION DE YAIR LAPID

Yair Lapid est une star de la télévision. Il y a un an et demi, il décidait de se lancer dans la politique, surfant sur les gigantesques mobilisations de l’été 20111. Son programme électoral se limitait à un slogan : « partage égal du fardeau ». Le « fardeau » en question comprenait le service militaire. En fait, l’appel à ce que tout le monde fasse son service militaire n’était là que pour caresser les classes moyennes et non religieuses de Tel-Aviv dans le sens du poil. Le véritable fardeau évoqué par Lapid était d’ordre financier, à savoir les services publics et les aides sociales aux plus pauvres. Dont, en particulier, les orthodoxes qui vivent majoritairement en-dessous du seuil de pauvreté. « Tous des parasites, ces religieux, avec leur douzaines de gosses et qui ne travaillent même pas ! », tel est le message que voulait entendre cette classe moyenne aisée. Elle a donc plébiscité Yair Lapid et envoyé 19 candidats de son parti Yesh Atid à la Knesset, faisant d’elle la deuxième force politique au parlement israélien.

Une fois élu et nommé à la tête du ministère des finances, Lapid s’est trouvé confronté à de gigantesques manifestations contre le service militaire. Devant cette opposition massive et combative du monde orthodoxe et de ses rabbins à l’idée qu’on leur impose le service militaire, la réponse du gouvernement (contre la volonté d’une partie des ministres) a été d’utiliser la force et de sanctionner par l’emprisonnement quelques réfractaires appelés sous les drapeaux.

C’est évidemment, de la part de Lapid, ne rien comprendre à l’adversaire. Ces jeunes sanctionnés sont devenus des martyrs qui renforcent encore les mobilisations et, accessoirement, mettent Benyamin Nétanyahou et le Likoud dans une situation délicate à l’avenir, certains des rabbins dont la parole pèse lourd ayant juré que jamais plus ils ne soutiendraient le parti contre ses adversaires de gauche.

DIALOGUE DE SOURDS

Nous voilà revenus, grâce à Yair Lapid, au début des années 1950 quand, face au discours « laïcard » de Ben Gourion et de la gauche sioniste, une partie importante du monde religieux se sentait menacée dans son existence même, et se déclarait prête à entrer en résistance contre ce qu’elle qualifie de shmad, par allusion aux conversions forcées subies par certaines communautés juives dans l’Histoire.

L’ancien premier ministre Levi Eshkol avait, dans les années 1960, réussi à calmer le jeu et à convaincre que la politique de shmad menée par Ben Gourion était enterrée et que les orthodoxes pourraient vivre dans le respect de leurs traditions et en accord avec les commandements de leurs rabbins. Et s’il y a eu des moments de tension (autour de la question des autopsies et de l’ouverture de cinémas le samedi à Jérusalem), ils ont pu être rapidement circonscrits.

Près d’un demi-siècle plus tard, il a ouvert, avec le service militaire, une nouvelle phase de la guerre des cultures. Dans une incompréhension totale de l’adversaire, qui évoque l’incapacité du colonialiste à comprendre le colonisé, et en refusant de tenter même de l’écouter. Yair Lapid et ses affidés de la bulle occidentale qu’est Tel Aviv sont persuadés que le service militaire pourra être, à terme, imposé aux orthodoxes, que ce soit par le dialogue ou par l’utilisation de la force. Grave erreur ! Le dialogue est impossible parce que les présupposés et les systèmes de valeurs ne sont pas les mêmes. L’appel au patriotisme, au respect de la loi et des valeurs démocratiques, à la décision de la majorité, tout cela n’a aucun sens dans les quartiers de Mea Shearim ou de Bnei Brak. Seules comptent la loi de la Torah et la décision des rabbins.

Quant aux menaces d’user de la force, elles provoquent un éclair de défi dans les yeux des concernés, qui se voient déjà dans les arènes de la Rome occupante ou sur les bûchers de l’Espagne de la Reconquista chrétienne. Si Yair Lapid n’était pas aussi ignorant de l’histoire juive et de la culture de ses arrière-grands-parents, si Tel-Aviv sortait de son arrogance coloniale et occidentale, ils comprendraient peut-être qu’aux yeux de centaines de milliers de juifs orthodoxes ils ne sont qu’un épisode éphémère dans ce qu’ils considèrent comme le destin éternel du peuple juif. Comme me le disait un vieil oncle, avec une confiance qui force l’admiration, « on a surmonté les Romains, l’Inquisition, et même Hitler. Ce n’est certainement pas le petit Lapid, dont tout le monde aura oublié le nom après les prochaines élections, qui nous forcera au Shmad ».

MICHEL WARSCHAWSKI

1. NDLR. Formée le 14 juillet 2011, une large mobilisation contre la vie chère et pour plus de justice sociale a rassemblé pendant plusieurs mois une partie de la population israélienne, en particulier sa jeunesse. Des tentes ont été installées dans un premier temps sur le boulevard Rothschild de Tel Aviv — d’où l’appellation de « révolte des tentes »—, avant que le mouvement ne s’étende dans plusieurs autres villes.

Michel Warschawski

Journaliste et militant de gauche israélien, il est cofondateur et président de l’Alternative Information Center (AIC). Dernier ouvrage paru (avec Dominique Vidal) : Un autre Israël est possible, les éditions de l’Atelier, 2012.

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