Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Les « faits marquants » de 2013 ou l'idéologie en images

Chaque fin d’année coïncide avec un inventaire des faits marquants de l’année écoulée. Sous l’apparence d’un bilan impartial se déploie alors l’idéologie dominante sur les écrans du monde entier.

L’idéologie dominante en images

Se donnant à voir comme le reflet de la réalité, les images associés aux « faits marquants » de l’année écoulée (personnalités, événements, objets) disent plus sur elles-mêmes par leurs silences que par leur contenu. La vidéo publicitaireGoogle Zeitgeist 2013 (1 min 30 sec) fait la part belle aux personnalités du show-business et de la politique. Les peuples, les hommes et les femmes ordinaires n’y apparaissent que lorsqu’ils sont victimes d’une catastrophe (Syrie, Philippines) et un seul mouvement social y est montré, celui contre le viol des femmes en Inde. Personne ne soupçonnerait ce document d’être au service de l’ordre établi d’autant plus qu’il donne la parole l’espace de quelques instants à des figures de la contestation, comme Nelson Mandela, Stéphane Hessel et Georges Moustaki.

Il en résulte une sorte de portrait robot de l’idéologie dominante comme conscience fausse du monde aujourd’hui : culte de la technologie et du spectacle, culte des prouesses sportives et individuelles, culte des victimes, culte des célébrités, culte du divertissement. Imaginons un seul instant que des historiens, sociologues, anthropologues et philosophes, en l’an 3000, essaient de nous comprendre en partant de ce type de document. En confrontant les autres sources d’information sur notre monde avec ces images, leur constat serait cinglant : nos sociétés se représentent elles-mêmes de manière totalement déformée, avec un horizon réduit aux idées et valeurs dominantes, un peu comme les chrétiens médiévaux se représentaient leur société au moyen des référents hérités de la Bible, des Pères de l’Eglise et autres « autorités » de l’époque.

L’imaginaire politique et social dominant et sa critique

Dans La Société du spectacle (1969), Guy Debord qualifiait ces images de « négation de la vie » ; en tant que spectacle elles exigent de leur public une attitude d’acceptation passive. Leur pouvoir est celui de façonner l’imaginaire politique et social de la population, délimitant du même coup ce qui est important de ce qui est secondaire, ce qui est pensable de ce qui est impensable, ce qui est possible de ce qui ne l’est pas. Ce pouvoir symbolique est aujourd’hui monopolisé par quelques grands groupes médiatiques : CNN, BBC, Reuters, Fox, AFP, AP, CCTV, Al-Jazeera, etc.

En somme, le capital parvient par ces images-marchandises à créer, comme par magie, un imaginaire politique et social uniformisé et normalisé. Toutefois, comme l’a souligné l’anthropologue Arjun Appadurai dans Géographie de la colère (2006), cette uniformisation mondiale de la pensée et de l’imaginaire va de pair avec des effets de coupure et de rupture culturelle suscités par ces mêmes flux massifs d’images. L’image de l’islam en Occident en est une preuve tout comme l’est, a l’inverse, l’image de l’Occident en pays musulman. Mais la réalité, la vie, on le sait, est bien différente de ces clichés.

La critique de cette vision du monde réduite à des images-marchandises est l’une des conditions nécessaires à la réalisation du projet politique de la gauche qu’est l’émancipation. Ce dernier ne saurait s’appuyer seulement sur l’image comme le fait l’idéologie dominante car le projet d’émancipation sociale et politique est pieds et poings lié à des hommes qui raisonnent et qui réfléchissent par eux-mêmes. De même que le siècle des Lumières a vu en Europe un accroissement phénoménal des livres et des revues publiés (estimé par les historiens à une multiplication par 10 en Europe occidentale entre 1680 et 1780), de même qu’aujourd’hui, le texte peut seul être à nouveau le fondement d’une culture critique.

Cela est confirmé par « l’aridité » des journaux du mouvement ouvrier européen au début du XXe siècle. La une de l’Humanité de Jaurès est faite de colonnes de texte, tout comme celle de Die Neue Zeit des sociaux-démocrates allemands. A contrario, les journaux sérieux des dominants comme Le Monde, The New York Times, The Economist contiennent tous des images mais la priorité est clairement donnée au texte. Pour une raison simple : au lieu de mobiliser l’émotion et de neutraliser l’intellect comme le fait l’image, le texte fait appel à l’exercice du jugement critique tout en offrant la possibilité de comprendre ce qui est par le recours à des concepts. Le succès d’un journal comme Le Monde diplomatique ces dernières années et l’essor d’une presse de gauche sur le web (Z Net, Presse-toi à gauche, Europe solidaire sans frontières, The Bullet) témoignent du fait que ceux qui cherchent à comprendre le monde pour le transformer, et non pas seulement à assister à son spectacle, sont de plus en plus nombreux.

La une du premier numéro du quotidien socialiste français l’Humanité fondé et dirigé par Jean Jaurès, 18 avril 1904. Source : www.gallica.bnf.fr

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