Édition du 10 septembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Médias

Entretien.

Du Labour de Corbyn à LFI de Mélenchon, les médias contre la gauche

Thierry Labica, maître de conférences au département d’études anglophones de l’université Paris-Ouest Nanterre, est l’auteur de L’hypothèse Jeremy Corbyn : Une histoire politique et sociale de la Grande Bretagne depuis Tony Blair (Demopolis, 2019) et a coordonné, avec François Cusset et Véronique Rauline, l’ouvrage Imaginaires du néolibéralisme (La Dispute, 2016).

26 août 2024 | tiré du site d’Acrimed

Acrimed : Depuis des mois, et même des années, Acrimed documente l’acharnement médiatique contre La France insoumise et singulièrement contre Jean-Luc Mélenchon. Sa volonté de rompre avec les orientations néolibérales, sécuritaires et atlantistes de la gauche de gouvernement lui valent, notamment depuis qu’il a supplanté le PS en 2017, l’hostilité de tous les médias, même « de gauche ». Avant de revenir sur les mésaventures médiatiques de Jeremy Corbyn, parvenu entre 2015 et 2020 à la tête du Labour avec un programme de rupture assez similaire à celui de LFI, pourrait-on remonter un peu dans le temps, dans les années 1980, pour voir comment les médias de gauche avaient réagi au thatchérisme ?

Thierry Labica : Dans les années 1960-1970, l’événement politique principal de l’année c’était le congrès syndical, où les responsables politiques se rendaient, où les politiques industrielles étaient négociées dans un cadre cogestionnaire, où les grandes annonces étaient faites. Une catégorie bien spécifique de journalistes couvrait ces congrès : les correspondants industriels. Et les correspondants industriels, c’était la fine fleur du journalisme politique. Or dans les années 1980, il se passe quelque chose d’assez important dans le champ de l’audiovisuel : il y a un mouvement de reflux de cette catégorie particulière de journalistes. Et ça a des conséquences très importantes dans le contexte de luttes du monde du travail contre la révolution désindustrielle thatchérienne. Le moment charnière et le mieux connu est celui de la grève des mineurs de 1984-1985, qui est vraiment un épisode seuil à tout point de vue, symbolique, économique, politique, etc. Les mineurs sont un emblème de l’histoire industrielle nationale et 1984, c’est le moment où le thatchérisme remet en question toutes les grandes institutions du compromis social d’après-guerre. Au même moment, dans les médias disparaissent les gens les plus qualifiés pour parler des conflits du monde du travail, des relations entre les syndicats et le gouvernement, avec une expertise sur la question des politiques industrielles, des négociations, des grèves, etc. Résultat : le discours désormais dominant construit la classe ouvrière désindustrialisée comme un milieu complètement relégué, voire criminel. Et cette disqualification, cette relégation symbolique des mineurs, en l’occurrence, c’est aussi quelque chose qui concerne l’ensemble du monde ouvrier, l’ensemble du monde syndical.

Cette criminalisation, elle est explicite lors de la grève de 1984, par exemple avec l’épisode d’Orgreave. Orgreave, c’est un lieu près de Sheffield où il y a eu un piquet de grève très, très important en juin 1984 qui a abouti à une bataille rangée. Or quand la BBC a montré les images de Orgreave, elle a inversé l’ordre du montage. C’est-à-dire qu’elle a montré les mineurs en train de caillasser la police, qui ensuite a chargé. Et finalement il y a eu des excuses après coup sur le mode : « On s’est trompés, on a monté la séquence à l’envers ! C’est la police qui a chargé en premier ». Les médias orientaient clairement leur couverture sur une responsabilité des mineurs dans la violence, le chaos, etc.

On sait aussi que dans la communication interne du gouvernement Thatcher, pour les ministres et leurs conseillers, les mineurs étaient régulièrement considérés comme des nazis. Il y a un conseiller important de Thatcher (David Hart) qui lui dit : « Je suis allé voir à tel endroit ce meeting avec Arthur Scargill qui était le porte-parole du syndicat des mineurs, le NUM [National Union of Mineworkers], j’avais l’impression d’être à Nuremberg. ». Chose intéressante ; dans la même période, le Sun – ce grand journal à scandales, sensationnaliste, très, très à droite, propriété de l’empire médiatique de Rupert Murdoch, et qui tire à des millions d’exemplaires – avait décidé de faire une première page pendant la grève montrant Arthur Scargill faisant apparemment un salut hitlérien, avec en gros titre : « Mine führer » (jeu de mots sur « mine/mein führer »). Or, à cette époque-là, les journalistes du Sun avaient refusé de publier cette Une – une prise de position politique et professionnelle dont je ne connais pas d’équivalent ultérieur. Dès 1984, on voit déjà une mobilisation de motifs relatifs à l’antisémitisme, au nazisme. Mais pas encore de manière complètement déployée dans le champ médiatique : en 1984-85, on était encore en temps de guerre froide et l’association avec « Moscou » restait l’accusation dominante. Le syndicat national des mineurs (NUM) fut donc prioritairement la cible de « révélations » – totalement démontées quelque temps plus tard – sur l’« argent de Moscou » ou provenant de la principale figure « terroriste » de l’époque, le dirigeant libyien, Mouammar Kadhafi.

Il y a toutes sortes d’autres choses qui sont mobilisées pour disqualifier et criminaliser. On peut citer, en 1989, l’épisode du stade de Hillsborough à Sheffield où eut lieu une rencontre de football entre Liverpool FC et Nottingham Forest. Suite à une gestion policière catastrophique de la foule se pressant à l’entrée du stade, 97 personnes périrent dans des conditions particulièrement horribles. Le lendemain, la presse à scandale, le Sun en tête, fait une page sortie du fond des enfers : des fans auraient volé des victimes, auraient uriné sur la police « courageuse », auraient agressé des policiers tentant de ranimer des personnes évanouies. Et cette couverture médiatique reçoit une validation politique de Thatcher affirmant que la police a fait de son mieux, etc. C’était tellement inqualifiable qu’il a fallu qu’un Premier ministre, 23 ans plus tard (en 2012) fasse des excuses publiques, en séance parlementaire, pour les dissimulations et mensonges de la police, la diffamation journalistique, l’acharnement de la presse et des médias contre les victimes et leurs familles. Cela dit, trente-deux ans plus tard, en 2021, aucun responsable n’avait encore été poursuivi, à l’exception du responsable de la sécurité du stade qui a reçu une amende de 6 500 livres sterling.

Au passage, le terme de « criminalisation » n’est pas le mien. C’est le nom d’une politique mise en œuvre en Irlande du Nord par les travaillistes à partir de mars 1976 et poursuivie avec une ferveur fanatique par Thatcher dans les années 1980. Les prisonniers de l’IRA, de l’INLA (autre organisation paramilitaire républicaine) incarcérés dans la grande prison de Maze voient leurs droits spécifiques de prisonniers à caractère politique retirés. « Criminalisation » fut l’appellation même de cette stratégie (qui certes n’était pas dépourvue de précédents). On ne fait plus de politique : la question républicaine en Irlande du Nord était désormais affaire de criminalité et un peu plus tard, en réponse à la grève de la faim de Bobby Sands, détenu dans la prison de Maze, Thatcher déclara : « Crime is crime is crime. It is not political. » On était donc dans une séquence de durcissement politique marqué par la réduction criminelle, dans le champ politique et dans le champ médiatique, des deux grands adversaires du pouvoir néoconservateur des années 1980, c’est-à-dire le mouvement indépendantiste irlandais en Irlande du Nord, et le mouvement syndical dans sa composante la plus combative.

Donc, c’est sous le thatchérisme que naît cette hostilité systématique des médias envers la gauche traditionnelle, attachée à la défense du monde ouvrier.

Disons qu’il y a un moment propre aux années 1980. Un exemple (avec celui de la grève de 1984) est la campagne extrêmement virulente contre la gauche du parti travailliste. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, émerge un dirigeant très à gauche : Tony Benn, une figure de premier plan, qui a évolué vers la gauche au fil de sa carrière. Ministre de l’Industrie en 1975-1976, il brigue ensuite la direction du parti. Il y a donc le risque de voir le Labour dirigé par une figure emblématique, pas juste travailliste, mais dans une tradition explicitement socialiste, avec des liens avec la gauche radicale anticapitaliste, avec des références au marxisme, aux grandes expériences de contrôle ouvrier des années 1970 en Grande-Bretagne, elles-mêmes parfois inspirées par les expériences yougoslave, portugaise ou de la jeune Algérie indépendante. Tony Benn proposait un programme : l’Alternative Economics Strategy, la stratégie économique alternative. Et il y a de bonnes raisons de penser que la formule célèbre de Margaret Thatcher, « Il n’y a pas d’alternative », n’était pas seulement une formule générale pour imposer une norme néolibérale exclusive, les privatisations, etc., mais résonnait aussi dans le contexte proprement britannique, en réponse à une certaine radicalité qui s’était exprimée au cours des années 1970 et qui se prolongeait alors dans la « stratégie économique alternative », le programme de rupture associé à Tony Benn.

Donc l’hostilité à Benn, c’est une hostilité à la gauche, une gauche qui représente vraiment une menace. D’ailleurs, les médias en prennent la mesure : on parle alors de la « loony left », de gauche cinglée, et dans les journaux, on voit Tony Benn, Ken Livingstone et une série d’autres dirigeants pris en photo au moment le plus défavorable, où ils ont l’air vraiment dingues. Il s’agit d’écarter ce danger, et ce danger va être écarté lorsque Neil Kinnock prendra la tête du parti dans les années 1980.

Il faut dire que tout ceci n’est pas sans précédent, là encore. Il faudrait parler du rôle de la jeune BBC face à la grève générale de 1926 ; à celui du Daily Mail et sa fausse « lettre de Zinoviev » aux travaillistes à la veille des élections d’octobre 1924 ; aux rumeurs d’espionnage pour le compte de l’URSS dirigées contre le Premier ministre travailliste, Harold Wilson, à la fin des années 1960.

Les années 1980 représentent un seuil dans cette histoire et dans les années 1990, on peut parler d’un basculement et d’un délitement de tout l’héritage ouvrier du XXe siècle et de cette espèce de pilier syndical de l’État britannique d’après-guerre – il y avait quand même 13 200 000 syndiqués en 1980 ! Au gré de la désindustrialisation, de la montée du chômage de masse et des lois antisyndicales, il y a un reflux de cette construction sociale et politique gigantesque, centrale dans la culture politique britannique, et ce reflux devient une véritable relégation symbolique dans des médias appliqués à célébrer la nouveauté de la fin de la guerre froide et de la disparition des bastions du monde ouvrier le plus familier.

C’est sur ce terreau que Tony Blair arrive au pouvoir.

Blair est élu avec une forte majorité absolue en 1997. Blair est soutenu médiatiquement par le principal soutien historique de la droite, c’est-à-dire Rupert Murdoch et le journal le Sun. Quand Blair est élu, le Sun fait une première page où il titre : « It’s the Sun wot won it ». C’est une expression d’anglais oral un peu cockney, un peu familière, qui signifie : « C’est grâce à nous ». Donc quand on dit « Blair, c’est la droite », ce n’est pas juste des procès d’intention. Dans le succès médiatique de ce néo-travaillisme il y a une espèce de fétichisme du nouveau, c’est la nouvelle économie, le nouvel ordre post-guerre froide après la chute du Mur, etc., on est encore dans ce moment-là de triomphalisme et il y a un réalignement médiatique sur cette « gauche moderne ». Pourquoi elle est moderne ? Parce que Blair fait abolir dans un vote du Congrès la clause IV de la constitution du parti travailliste qui disait de manière vague que le parti travailliste visait la propriété commune des moyens de production. Cette formule censée représenter l’ambition « socialiste » du travaillisme faisait signe en direction de politiques de nationalisation, d’étatisation, sans que l’on puisse même parler de socialisme d’État. En tout cas, symboliquement, le renoncement formel à cette clause IV était le signal d’une « modernisation », où le marché, la libre concurrence, l’entreprise étaient maintenant mis au centre, c’est ça qui compte !

Et comment les médias de gauche réagissent-ils à ce moment-là ?

Les médias de gauche, c’est quoi, en Grande-Bretagne ? Souvent, on pense que dans la presse, le média de gauche, de centre gauche, principal serait le Guardian. Et l’Observer. Au vu des dernières années, on a du mal à se dire ça. Au Guardian, qui est une expression du centre gauche travailliste, on peut parfois trouver des travaux d’enquête très poussés, la révélation de vraies affaires, des choses magnifiques sur le plan journalistique. Après, il y a ce qui relève de la routine informationnelle qui n’est pas du tout du même ordre et qui est finalement très conformiste.

Le meilleur exemple que je peux donner c’est le magazine du parti communiste britannique. Historiquement le PC britannique a toujours été très petit mais influent, notamment dans le monde syndical. Et surtout, son magazine Marxism Today avait à la fin des années 1980 et au début des années 1990 un rayonnement énorme, jusqu’à voir des ministres conservateurs lui donner des interviews. On pouvait y lire des articles de célébrités de la gauche intellectuelle comme Eric Hobsbawm ou Stuart Hall. Eh bien, même cette revue a contribué à une espèce d’illusion blairiste. Même pour Eric Hobsbawm, le grand historien lié au PC, comme pour beaucoup de gens dans le milieu intellectuel et en lien avec la presse classée à gauche en Grande-Bretagne, il y a une espèce d’adhésion à cette nouveauté travailliste qui prend acte de la chute du Mur, qui prend acte de la désindustrialisation de l’économie britannique et surtout qui permet d’en finir avec un pouvoir conservateur détesté et continuellement au pouvoir pendant 18 ans. Donc il y a une espèce de consensus autour de l’émergence du néo-travaillisme qui veille de son côté à maîtriser son image : les dépenses de communication du gouvernement Blair sont le double de celles de Thatcher qui en faisait déjà beaucoup en la matière.

Et après la longue nuit blairiste, on arrive en 2015 avec l’accession de Jeremy Corbyn à la tête du Labour. Il est en butte à l’hostilité des médias d’emblée ?

Quand Corbyn arrive à la tête du parti en 2015, on pense d’abord que ce type-là ne sera jamais élu ; les parrainages de parlementaires travaillistes lui ont permis de briguer l’investiture pour pouvoir afficher un certain pluralisme. Mais assez rapidement, et contre toute attente, il y a un engouement énorme. Certains commencent à angoisser. Commencent à resurgir « la gauche radicale », les dangers qu’il ferait courir à l’économie, à la défense du pays et les connexions avec l’Irlande : c’est « l’ami des terroristes irlandais ». Mais ça, ça ne marche plus car pour toute une génération, c’est dépassé, c’est les années 1970, ils s’en fichent. Voire, quand ils savent des choses sur les années 1970, ils estiment que c’était pas mal sur plein de questions : de logement, de salaire, de politique sociale, etc. Et puis Gerry Adams et le Sinn Fein étaient devenus des acteurs politiques électoraux légitimes et de premier plan. Donc tout ça ne marche pas, alors on l’attaque aussi sur le fait qu’il soit soutenu par une gauche radicale, soi-disant violente, qui pratiquerait l’intimidation, avec de vraies fabrications de faux événements.

Les activistes de la Media Reform Coalition, sorte d’équivalent britannique d’Acrimed, ainsi que plusieurs études d’universitaires qui ont fait un travail quantitatif sur de gros corpus et de longues périodes ont montré que le traitement médiatique des travaillistes sous Corbyn, et de Corbyn lui-même, était quasi universellement défavorable. Dès 2015, le Guardian a été absolument complice de ce sabotage, et le restera de bout en bout. Dans la presse sérieuse, il y a le journal The Independent, qui a assez longtemps traité Corbyn et la gauche corbyniste de manière plutôt objective. Mais à un moment, ça s’arrête et on a quelque chose qui ressemble à une reprise en main et un alignement sur la campagne anti-Corbyn.

Globalement, jusqu’à 2017, on met l’accent sur l’incompétence de Corbyn, « le type qui ne saura pas faire ». Non seulement son incompétence mais comme il est issu de la circonscription londonienne de Islington, jadis quartier très populaire devenu un quartier qu’on appellerait « petit bourgeois de gauche », on lui reproche d’être élu par une jeunesse plutôt diplômée, déconnectée des « réalités » du « pays profond » – sur une variation des malheurs de la « classe ouvrière blanche ». Donc subitement, le reste de l’échiquier politique trouve que les ouvriers, c’est super, et que les jeunes diplômés sur les bancs de la fac sont dans leur bulle, ne connaissant rien à l’authenticité ouvrière. Et dans les médias infuse cette idée que Corbyn conduit à la catastrophe parce qu’il est soutenu par de petits groupes marginaux, de nantis, et notamment, au sein du parti travailliste, par Momentum qui a été fondé pour soutenir sa campagne et qui serait composé d’une jeunesse bobo, des « extrémistes » déconnectés.

Il y a un premier test électoral à la toute fin de l’année 2015 avec une élection partielle dans une circonscription du nord du pays et l’on pense que ce sera le début de la fin pour Corbyn qui est censé essuyer un revers. Le journaliste du Guardian va faire un reportage sur place : c’est le nord, il pleut, les gens sont pauvres, ils sont cons mais on les aime parce que de toute façon, ils détestent la gauche – bref, tous les clichés y passent et ces médias prédisent une grosse claque pour la gauche travailliste. Or le candidat soutenu par Corbyn est élu à une large majorité et à chaque nouvelle élection, l’échec attendu – et espéré par la grande majorité du parti travailliste parlementaire – n’arrive pas.

Quand arrivent les législatives anticipées en juin 2017, dans les sondages ça se présente mal, tout le monde est très content, pensant qu’il va se prendre une raclée et sera enfin obligé de laisser la place. Mais à mesure que l’élection approche, les travaillistes remontent, Theresa May commet des maladresses terribles, et le jour du vote le parti travailliste connaît sa plus forte progression électorale depuis 1945, en gagnant des circonscriptions qu’il n’avait jamais réussi à prendre. Et il réussit ça malgré un acharnement de tous les médias : « Corbyn l’incompétent », le « non premier ministrable », la « calamité », « l’hiver nucléaire », la « fin du débat démocratique en Grande-Bretagne », etc. Cela dit, la campagne électorale impose d’accorder un temps de parole qui permet à cette gauche de s’adresser plus directement au pays, et le programme anti-austérité, ainsi que l’engagement à respecter l’issue du référendum sur le Brexit acquièrent une très large audience.

Justement, cette série de bons résultats électoraux ne lui offre pas un certain répit sur le terrain médiatique ?

Non, ça ne cesse jamais. Non seulement Corbyn est de gauche, mais en plus il est issu d’un milieu de petite classe moyenne populaire, qui n’a pas fait les écoles classiques de l’élite politique. On est en Grande-Bretagne, et Corbyn n’est pas un produit de ce gros résidu aristocratique, nobiliaire. Tant que ces gens sont sur les arrières bancs du Parlement ça va encore, mais l’idée qu’ils puissent arriver à Downing Street… Il y a une disqualification sociale et symbolique qui est très forte. Boris Johnson a, lui, la particularité d’être tellement l’homme du sérail que ses bouffonneries et ses outrances sont acceptables, ses saillies formidablement sympathiques. Une personne jamais sérieuse, qui déconne, qui arrive décoiffée avec sa tasse de thé, une espèce de caricature de nobliau excentrique sorti d’une comédie du genre « Quatre mariages et un enterrement ». Donc ça, pas de problème ; mais Corbyn, jamais de la vie !

Mais c’est vrai qu’après cette presque victoire en 2017, la progression électorale des travaillistes est telle que personne ne songe à lui demander de quitter la tête du Labour. D’habitude c’est « tu perds, tu pars », là non. Par ailleurs, dans les mois qui vont suivre, la structure bureaucratique au service de la direction du parti qui est entièrement acquise au blairisme va être renouvelée avec l’arrivée d’une nouvelle secrétaire générale, Jenny Formby, issue du monde syndical, proche de Corbyn, et de beaucoup de gens loyaux. La direction du parti paraissait donc en bien meilleur état de marche pour permettre une victoire prochaine.

D’où, après une brève période d’accalmie post-électorale, une reprise des attaques. Par exemple, vers février-mars 2018, se répand la rumeur selon laquelle Corbyn était un agent des services de renseignement tchécoslovaques en 1986. C’est un député conservateur qui a sorti ça. Il y a eu une démarche en justice, il s’est pris une amende de 30 000 £, ça s’est réglé comme ça, mais ça a duré 15 jours. Et le truc est tellement énorme que même les médias les plus hostiles n’ont pas trop insisté dessus. Mais à peu près dans les mêmes semaines (vers mars 2018), Newsnight – un programme de commentaire politique de la BBC – utilise en arrière-plan, pendant toute la durée de l’émission, une image de Corbyn avec une casquette genre bolchévique sur fond de Kremlin rougeoyant... Mais ça, ce n’est rien en comparaison de l’extrême virulence du programme documentaire phare de BBC 1, « Panorama », diffusé à l’été 2019, sur l’antisémitisme dans le Labour quelques mois seulement avant les élections de décembre 2019. Il faut regarder l’indispensable documentaire – « The Labour File » – qu’Al Jazeera a consacré à cet épisode, entre autres.

Est-ce que les médias français s’intéressent alors à ce qui passe chez les travaillistes, et si c’est le cas est-ce qu’ils sont aussi hostiles à Corbyn que leurs confrères britanniques ? Parce qu’en France, à la même époque, Mélenchon qui a fait près de 20 % à la présidentielle, est en permanence dans le collimateur des médias.

Le parti travailliste qui avait environ 200 000 militants en 2015 se retrouve avec près de 600 000 militants deux ans plus tard, au moment où la plupart des autres partis sociaux-démocrates européens sont mal en point. Il se passe donc quelque chose d’énorme. Dans les médias français, ce phénomène n’a éveillé aucune curiosité. Compte tenu de l’état du PASOK grec, du PS en France, alors qu’à un moment, ces partis sociaux-démocrates étaient hégémoniques en Europe, la singularité britannique aurait dû susciter un intérêt certain. Mais non, rien. Il y en a qui ont quand même réussi à se distinguer dans la malfaisance, je me souviens, par exemple, des chroniques de Claude Askolovitch, d’une hargne effrayante.

Pour ce qui est de la comparaison avec Mélenchon et LFI, l’une des grandes différences c’est que Corbyn est à la tête d’un énorme parti de la social-démocratie historique, qui est là depuis près de 120 ans et qui est forcément appelé à exercer le pouvoir dans un système bipartisan. Donc en termes de structuration politique et institutionnelle, la différence est considérable avec la France. Mais globalement, on voit que les situations sont très similaires. Comme dans le cas de Corbyn, Mélenchon est construit en point de cristallisation de tous les malaises de la société française. L’autre jour, j’entends dans la matinale de France Culture le gars qui fait un petit billet politique tous les matins, qui est toujours très gentil et très agréable, mais qui reprend l’antienne selon laquelle Jean-Luc Mélenchon « a brutalisé le débat politique ». L’élément de malaise et de brutalisation du débat politique, c’est Jean-Luc Mélenchon. Les gens qui ont perdu une main ou un œil dans des manifestations de Gilets jaunes, les dirigeant politiques qui ont utilisé plus de vingt fois le 49.3, l’extrême droite qui a sa chaine d’info, tout ça, ce n’est pas une brutalisation du champ politique ! Mais que Mélenchon ait un ton polémique, c’est insupportable, c’est ça la violence… Son bilan de la semaine sur son blog, c’est une contribution au débat politique en termes de contenu, en termes d’information qui est quand même d’assez haut niveau, que l’on soit d’accord ou pas. Pourtant, le cadrage médiatique archi dominant c’est que c’est lui, Mélenchon, « l’élément toxique de la situation ». Et se greffe là-dessus un certain choix des mots qui trahirait une espèce de fond d’antisémitisme. Ça fait des années que ça dure mais depuis le 7 octobre ça a ressurgi très fort et cela participe, entre autres éléments, à l’analogie avec Corbyn entre 2017 et 2019 en particulier.

Tu peux nous expliquer comment et pourquoi ces accusations d’antisémitisme contre Corbyn ont surgi à l’époque ?

À partir de 2017, il y a ces trois facteurs : augmentation des effectifs, mise en cohérence de l’appareil et progression électorale importante. Les corbynistes semblent avoir réussi à remettre le parti en ordre de marche pour revenir au pouvoir. Et c’est là que l’on passe à un ciblage concentré et systématique sur la question de l’antisémitisme, tout le reste n’ayant pas fonctionné jusqu’ici.

En mars 2018, commencent les marches du retour à Gaza. Et il y a ces images terribles des militaires israéliens qui abattent comme des animaux des gens qui marchent avec des drapeaux jusqu’à la frontière. Il y a environ 250 morts et des dizaines de milliers de blessés sur un peu plus d’un an. Corbyn est identifié comme un pro-palestinien historique. Il n’est pas un soutien complet du mouvement BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) mais on le juge quand même pas mal en phase. Il faut bien avoir en tête que le Palestine Solidarity Campaign, qui est l’un des plus gros mouvements anticoloniaux au monde et qui est à l’origine des grandes manifestations qu’on a vues ces derniers mois, est identifié comme très en lien avec Corbyn. Et comme traditionnellement, historiquement, la classe politique et les médias sont très pro-israéliens en Grande-Bretagne, il va donc falloir à la fois bloquer Corbyn et neutraliser les images qui viennent de Gaza. Donc plutôt que de parler de Gaza, on va dire « Corbyn est antisémite, et toute la gauche autour de lui, élus et camarades juifs et juives inclus, sont des antisémites », et ce à tout propos. Les exemples sont sans fin, mais je peux en donner un ou deux.

L’un des premiers scandales autour du prétendu antisémitisme de Corbyn, c’est un truc qu’il faudrait toujours rappeler. En avril 2018, Corbyn est invité au repas de Pessah par une organisation juive très à gauche et religieuse : Jewdas. Jewdas est vraiment dans la tradition de la gauche radicale juive, si centrale dans l’histoire de la gauche radicale européenne, et clairement antisioniste. Et c’est rapporté ainsi : il va fêter une fête juive avec des antisémites, et des gens (des Juifs pratiquants) qui pourraient encourager l’antisémitisme. Corbyn aurait commis une terrible erreur de jugement en acceptant leur invitation « à ce moment-là » (comme si plus tôt ou plus tard y aurait changé quoi que ce soit !). Et c’est parti ! Ça a été un des épisodes marquants du scandale. Et des exemples comme ça, ridicules, on peut les multiplier.

Un des premiers axes d’attaque, dans l’été qui a suivi, fut autour de l’IHRA (l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste) et de la définition de l’antisémitisme qu’elle reprend, assortie de onze exemples. À ce stade, cette définition avait été adoptée par neuf États dans le monde, dont Israël. C’est une définition qui a été rejetée par son concepteur même, Kenneth Stern, aux États-Unis, après avoir constaté l’usage qui en était fait sur les campus américains pour empêcher les gens de débattre sur la question palestinienne, notamment parce que sur les onze exemples utilisés, sept font l’amalgame entre critique d’Israël et antisémitisme. Pourtant on assiste à une campagne pour dire que le parti travailliste doit adopter cette définition pour apporter la preuve qu’il n’est pas antisémite. Les travaillistes disent « on va regarder », la pression est super forte, c’est le feuilleton de l’été 2018. Ils disent : « on peut adopter la définition mais on ne va pas garder tous les exemples parce qu’ils posent problème, notamment en termes de liberté d’expression ». Et le seul fait qu’ils disent que ça va poser problème suscite des critiques, on entend : « le parti travailliste, la gauche travailliste, Corbyn, ne veulent pas entendre parler d’une définition de l’antisémitisme, et donc c’est qu’ils sont antisémites ». Pour vous donner une idée de la teneur et du niveau des débats, je me rappelle avoir écouté une fameuse émission de la BBC (Women’s Hours, Radio 4) dans laquelle Margareth Hodge, qui est une vieille députée travailliste plutôt gauchiste dans les années 1970, mais devenue très droitière et pro-israélienne, affirme que c’est incroyable que le parti ne veuille pas adopter cette définition parce qu’elle explique qu’il y aurait « des tonnes de pays qui l’auraient déjà fait » (« tons of countries ») – alors qu’ils sont moins de dix en réalité à l’époque… C’est un mensonge caractérisé, de la pure désinformation, mais sans aucune correction d’aucune sorte de la part de l’intervieweuse.

Ce qui est intéressant, c’est que le parti libéral démocrate britannique a des élus qui sont clairement pro-palestiniens et qui ont eu un débat sur cette définition. Et il n’en a jamais été question une minute dans les médias britanniques. Le gros de la critique a porté sur les travaillistes, a été nourri de l’intérieur du parti par des composantes opposées à Corbyn et entretenu par l’inertie médiatique.

Cet épisode a cristallisé toutes ces thématiques-là. Il a permis ensuite de créer une rumeur persistante, où aucune des accusations ne tient sérieusement mais où chacune contribue à entretenir un bruit permanent. Alors je vous donne encore quelques exemples. Il y a cette élue issue de la gauche socialiste au sein du parti travailliste, Jo Bird, une femme très à gauche qui revendique sa judéité. Dans un meeting, elle fait une plaisanterie. Elle dit que les procès en antisémitisme contre le Labour sont injustes, qu’il faut que les gens aient droit à un procès équitable. Et en anglais, on dit procédure équitable, due process, c’est-à-dire un processus respectueux des règles internes du cahier des charges travailliste. Elle fait un jeu de mots : en anglais due process ça ressemble à jew process. Elle fait ce jeu de mots là, qu’on pourrait considérer tout à fait inoffensif, et tu pourrais même dire qu’elle fait appel à une éthique juive de la justice. Ce jeu de mot est devenu une nouvelle nationale ! La gauche corbyniste vient encore de faire la preuve de son antisémitisme ! Ça ne dure pas très longtemps, mais c’est une nouvelle nationale jusqu’à la suivante.

Autre exemple : Corbyn fait le débat de fin de campagne avec Boris Johnson, et à un moment, il parle de l’affaire Epstein, le pédophile ami des puissants aux États-Unis et ailleurs. En anglais, ça se prononce Epstine, et Corbyn prononce Epstaïne. Et là sur Twitter un comédien assez connu dit « Corbyn ne peut pas s’empêcher d’ostraciser les Juifs » (othering Jews). D’autres gens répondent « ben non, mon nom vient de d’Allemagne, d’Europe centrale, c’est comme ça qu’il faudrait prononcer », et donc tu as un débat là-dessus.

Dernière anecdote : dans sa circonscription, où il y a des synagogues et des organisations juives qui le soutiennent depuis toujours, il y a un type qui a longtemps organisé des commémorations du massacre qui a eu lieu dans le village palestinien de Deir Yassin en 1948, Paul Eisen. Or ce type a fini par virer négationniste. Mais Corbyn bien avant cela, et comme beaucoup d’autres, avait contribué financièrement aux commémorations avec toutes sortes de gens, dont certains rabbins, des laïques, des religieux, etc. Eh bien Corbyn est accusé d’être proche des négationnistes ! On se dit que ça ne va pas être trop difficile de voir que cette accusation ne peut pas tenir parce qu’on retrouve en ligne la lettre du cabinet de Tony Blair, au même mec, Paul Eisen, pour s’excuser de ne pas pouvoir être présent et pour le remercier de l’organisation de cet événement.

Et bien entendu, jamais un seul mot, nulle part, sur les expressions répétées de soutien à Corbyn des personnes et organisations juives, à commencer par celles de sa circonscription, en Grande-Bretagne et ailleurs dans le monde.

Voilà, je pourrais continuer quasiment à l’infini. L’analogie avec ce qui se passe pour La France Insoumise et, en particulier pour Jean-Luc Mélenchon, est évidente, la ressemblance est absolument frappante. Et on se rappelle que Sanders aux États-Unis y avait eu droit aussi…

Et finalement, c’est sur cette question qu’ils vont finir par avoir sa peau après la défaite électorale de 2019, jusqu’à l’exclure du parti travailliste.

Oui, aujourd’hui, il est député indépendant, il a été suspendu, puis réintégré par le comité exécutif national, mais Starmer a décidé de l’exclure quand même en contravention de toutes les recommandations qui avaient été faites dans le rapport que Corbyn n’a même pas contesté. Corbyn a dit bien sûr que l’antisémitisme existe, il n’est pas question de le contester, mais que son ampleur dans le parti travailliste a été vastement exagérée. Ce qui est absolument et indéniablement vrai. En dehors de Corbyn il y en a un paquet d’autres qui ont été soit rappelés à l’ordre, soit exclus. L’autre cas célèbre, c’est Ken Loach, quand l’Université libre de Bruxelles (ULB) a voulu lui remettre un titre de docteur Honoris causa, il y a même eu une campagne pour dire qu’il était négationniste. Alors il y a bien sûr des réactions contre ça de tout un tas d’organisations de gauche, par exemple tu as la Jewish Voice for Labour, ce sont des gens qui ont leur site, qui contre-argumentent en permanence et qui défendent des positions de gauche antisioniste, mais la question c’est que ça ne passe pas le seuil du reporting, ça ne perce pas dans les grands médias.

Et pour finir, est-ce que tu peux nous dire un mot de la situation actuelle ? Keir Starmer était soutenu par le Sun, le parti travailliste complètement recentré – à tel point qu’un éditorialiste célèbre du Guardian a annoncé rendre sa carte du parti –, est-ce qu’on est repartis pour vingt ans d’une resucée de blairisme ?

La réélection de Corbyn dans sa circonscription, avec une très large majorité, et contre une campagne du Labour très déterminée à l’éliminer enfin complètement de la scène politique met un peu de baume au cœur. L’élection de quatre autres indépendants pro-palestiniens positionnés contre le Labour inconditionnellement pro-Israël, est aussi un motif d’encouragement. À quoi il faut ajouter que le Labour 2024, « responsable », ouvertement repositionné à droite sur un ensemble de questions, et qui a donc fait l’objet d’un traitement médiatique tout à fait bienveillant, obtient 500 000 voix de moins qu’en 2019, défaite de Corbyn dramatisée, présentée comme la pire de l’histoire travailliste, afin de mieux justifier le réalignement droitier du parti et de préparer l’exclusion de ses composantes plus à gauche. Bref, il y a quelques leçons encourageantes à tirer de cette affaire, et malgré les apparences dues au mode de scrutin (qui induit une distorsion sans précédent entre vote et majorité parlementaire), on doit constater que manifestement, le Labour de Starmer, même après 14 ans d’agression sociale et d’extrémisme tory, ne fait pas rêver, pour dire le moins, et on est très, très loin de l’euphorie qui avait accompagné pour un temps la première élection de Blair en 1997.

Propos recueillis par Blaise Magnin et Thibault Roques, avec une retranscription collective d’adhérent·e·s d’Acrimed.

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