Édition du 28 janvier 2025

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Médias

Le conflit israélo-palestinien ou les mots comme arme de disqualification massive

Dans le conflit israélo-palestinien tel qu’il est évoqué dans les médias français, les mots sont utilisés non pas pour caractériser une situation complexe mais pour disqualifier l’adversaire idéologique. Mais quels présupposés et quelle vision idéologique se cachent derrière l’usage de ces mots ?

Tiré du blogue de l’auteur.

Ainsi que je l’avais déjà évoqué dans une note de blog précédente, les mots porteurs de sémantisme (les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes qui en sont dérivés) peuvent être envisagés sous deux angles différents : la dénotation ou ce qu’ils veulent dire et la connotation ou le jugement moral que l’on attribue à ce qu’ils désignent. Or, on peut constater que, dans le discours médiatique dominant (celui des chaînes de télévision de la TNT et des radios nationales), l’aspect dénotatif disparaît le plus souvent au seul profit de l’aspect connotatif. La plupart du temps on n’utilise pas les mots pour ce qu’ils signifient mais pour ce qu’ils disqualifient. Le but du journaliste n’est donc plus d’aider à la compréhension du monde mais de porter des jugements moraux. Cette dérive journalistique qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques graves trouve son illustration paroxystique dans la manière dont le conflit israélo-palestinien a été traité.

Il ne s’agissait pas tant d’expliquer le conflit et ses enjeux que de disqualifier de toutes les manières possibles ceux et celles qui prenaient fait et cause pour les palestiniens et de justifier ou de minimiser les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité perpétrés par l’armée israélienne sous l’impulsion du gouvernement de M. Netanyahou. Cette tentative de disqualification s’est traduite par une bataille sur les mots aux proportions rarement atteintes jusqu’alors. Avant d’examiner de manière plus précise les mots les plus emblématiques de cette bataille, il convient de poser quelques principes généraux qui nous guideront dans cette étude.

Les mots utilisés le sont donc non dans le but de décrire une réalité objective mais essentiellement pour justifier l’action du gouvernement israélien et pour condamner l’action du Hamas. Ces mots sont particulièrement intéressants à étudier en cela qu’ils ne se contentent pas de produire un jugement moral mais qu’ils trahissent également les présupposés idéologiques et la vision du monde de ceux qui les utilisent.

Ils se rangent en deux catégories : ceux qui ne peuvent pas être utilisés et ceux qui ne peuvent pas ne pas être utilisés, les mots interdits et les mots obligatoires. Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale affirmait : «  La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire ni progressiste  ; elle est tout simplement fasciste  ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire.  » Avec les journalistes de plateau, la langue réussit l’exploit d’être à la fois réactionnaire et fasciste puisqu’elle interdit de dire et oblige à dire tout à la fois.

Terroriste

C’est un des premiers points d’achoppement entre journalistes et ceux qui, sur les plateaux, cherchaient à prendre en compte le point de vue palestinien. Les massacres du 7 octobre perpétrés par des membres du Hamas devaient impérativement être qualifiés de terroristes, l’adjectif s’appliquait également au Hamas lui-même qualifié d’organisation terroriste. Symétriquement, l’usage des mots résistant ou résistance était totalement proscrit sous peine d’excommunication. On a en tête les réticences dans un premier temps des membres de LFI, pour ne pas les citer, à utiliser le mot, avant de finir par concéder qu’il s’agissait bien d’actions terroristes, c’est-à-dire d’actions destinées à semer la terreur.

Ce recentrage autour de la dénotation du mot terroriste est évidemment due à tout ce que ce mot charrie en terme d’imaginaire contemporain. Car il n’y a, dans un univers médiatique marqué par l’inculture et la perte de mémoire, de terrorisme qu’islamique. C’est oublier un peu vite que le terrorisme est d’abord un mode de gouvernement, celui de la terreur lors de la Révolution française. C’est oublier qu’il y a eu un terrorisme anarchiste, un terrorisme d’extrême-gauche, un terrorisme d’extrême-droite, un terrorisme indépendantiste (basque, catalan, corse…) De fait, l’assimilation des massacres perpétrés par le Hamas à un fait de terrorisme semble moins avoir comme but de qualifier ces massacres pour ce qu’ils sont (une action effectuée par la branche armée d’un groupe politique dans le but de semer la terreur), que de les rapprocher dans l’esprit du téléspectateur ou de l’auditeur français des attentats du 13 novembre. Dans le but évident de créer chez lui une empathie pour les Israéliens.

A contrario, les mots résistance ou résistant sont chargés d’une aura positive liée au contexte de la Seconde guerre mondiale. On notera d’ailleurs que ces résistants dont nous célébrons à juste titre la mémoire étaient qualifiés de terroristes par les autorités du régime de Vichy. Ces mots ne peuvent et ne doivent pas être utilisés peut-être également parce qu’ils rappellent la réalité concrète de la Palestine, celle d’un territoire occupé par une puissance étrangère. La notion de terrorisme islamiste avec son halo d’obscurantisme religieux repousse l’action du Hamas dans une forme d’irrationalité incompréhensible qui permet d’éviter de se poser la question de la causalité.

Le problème des mots terrorisme et terroriste, c’est qu’ils ont été tellement utilisés ces derniers temps pour qualifier tout et n’importe quoi – on songe aux écoterroristes dénoncés par Darmanin – qu’ils sonnent comme des coquilles vides. L’utilisation même de ces mots s’apparente, pour reprendre la terminologie de ceux qui les utilisent, ni plus ni moins qu’à une forme de terrorisme intellectuel.

Pogrom

On retrouve une logique similaire dans la réapparition d’un vieux mot chargé d’histoire qu’on croyait appartenir au passé. Les massacres du 7 octobre ont en effet assez vite été qualifiés, sans que jamais l’emploi du terme ne pose question, de pogrom. Autant l’usage de l’expression acte terroriste pour qualifier ces massacres pouvait se justifier par son sémantisme autant avec le terme pogrom, rien ne va. Le mot est associé à un contexte historique et géographique précis, celui de la Russie tsariste, où il désigne « un mouvement populaire antisémite encouragé ou toléré par les autorités et accompagnés de pillages et de massacres » (Robert historique de la langue française). On peut évidemment utiliser ce terme en-dehors de ce contexte à condition cependant que mutatis mutandis les éléments structurels en soient conservés.

Or, les massacres du 7 octobre ne sont pas le fait d’un « mouvement populaire » mais relève d’une attaque planifiée et préparée de manière quasi-militaire effectuée par des combattants dûment entraînés aux actes qu’ils allaient accomplir. On peut constater qu’il y a une contradiction manifeste entre les qualificatifs utilisés par les commentateurs : s’il s’agit d’un pogrom, cela ne peut pas être une attaque terroriste et si c’est une attaque terroriste, ce n’est pas un pogrom. Pose question aussi la connivence des autorités. Utiliser le mot pogrom, c’est sous-entendre une complicité au moins tacite des autorités israéliennes puisque les massacres ont eu lieu sur le sol israélien. Complicité dont il n’est jamais question dans la bouche de ceux qui emploient le mot pogrom.

Pourquoi dans ce cas, s’accrocher à ce terme alors que ce qu’il signifie ne correspond absolument pas à la réalité qualifiée ? Pour deux raisons me semble-t-il. D’une part, elle permet encore une fois de rejeter l’action du Hamas dans le domaine du fanatisme irrationnel, celui de la foule mue par ses passions telle qu’elle est décrite par Gustave Le Bon dans la psychologie des foules. D’autre part, elle permet de souligner le caractère antisémite de l’attaque pour mieux pouvoir en occulter la dimension politique.

Antisémitisme

Cette accusation d’antisémitisme ne concerne pas seulement le Hamas mais s’applique également à tous ceux qui prennent fait et cause pour le peuple palestinien. Il ne s’agit pas seulement de la confusion plus ou moins volontaire entre antisionisme et antisémitisme, mais d’une tentative de disqualification de tout soutien à la cause palestinienne. L’accusation d’antisémitisme visant à disqualifier toute une partie de la gauche n’est pas nouvelle en France. Eric Hazan et Alain Badiou en avaient fait l’objet d’un livre, L’antisémitisme partout, aujourd’hui en France, publié il y a quatorze ans déjà en 2011. Mais il semble qu’avec les événements d’octobre 2023 on ait franchi un palier significatif.

Ces accusations visent avant tout et en priorité les membres de la France insoumise et en particulier le premier d’entre eux, Jean-Luc Mélenchon. Comme on ne peut pas faire un lien direct entre la défense des populations civiles palestiniennes et l’accusation d’antisémitisme, et que par ailleurs on ne peut pas trouver de trace explicite d’antisémitisme dans les propos des représentants de la France Insoumise, on est obligé d’interpréter. Et en matière d’interprétation, tout est bon à prendre. La méthode est assez simple : il s’agit de procéder de manière déductive en partant du présupposé que dans le discours insoumis, il y a des sous-entendus antisémites qui méritent d’être décryptés. Et quand on cherche on trouve. Parce que comme dirait tout bon complotiste, il n’y a pas de hasard

On a ainsi pu assister à un véritable concours Lépine de décryptage des allusions ou symboles antisémites cachés. Mélenchon utilise-t-il le terme camper ? Il fait évidemment allusion aux camps de concentration. Rima Hassan appelle-t-elle au soulèvement ? Elle voulait parler d’intifada qui en est la traduction en arabe. Cette même Rima Hassan évoque-t-elle un état palestinien de la rivière à la mer ? Elle appelle à jeter les Israéliens à la mer. Des étudiants de Sciences po arborent-ils des mains rouges pour dénoncer la complicité de la France dans les crimes perpétrés par le gouvernement israélien ? Ils le font en référence au lynchage de deux soldats israéliens par un Palestinien lors de la deuxième Intifada. A ce niveau de ridicule, il n’y a même pas de quoi contre-argumenter. Ces interprétations proprement délirantes parlent d’elles-mêmes.

En ce qui concerne l’origine de cet antisémitisme supposé, les avis divergent. Il y a ceux qui pensent que LFI est authentiquement antisémite et ceux qui croient à un antisémitisme clientéliste. LFI tiendrait un discours teinté d’antisémitisme pour flatter un électorat antisémite issu essentiellement de l’immigration maghrébine. C’est en effet une opinion communément admise que l’antisémitisme serait dorénavant davantage l’apanage des populations arabes que du monde occidental. Même l’extrême-droite aurait fait son aggiornamento et aurait définitivement tourné le dos à ce qui constituait autrefois son fonds de commerce à savoir un antisémitisme viscéral. D’où l’incapacité de la plupart des commentateurs télévisuels à comprendre ce qu’ils voient lorsque Elon Musk effectue un salut nazi.

Il faut le dire, cet antisémitisme supposé des populations arabes permet au monde occidental en général et à la France en particulier de s’exonérer d’un passé peu glorieux. L’antisémitisme tel que nous le connaissons prend en effet naissance dans l’Espagne du Moyen-âge, après la reconquista, où il s’agissait de purger le pays de ses éléments juifs et musulmans en traquant la moindre trace de sang juif ou arabe dans les ascendants de tout un chacun. Il prend ensuite la forme d’un discours pseudo-scientifique au XIXème siècle. Discours véhiculé par Drumont en France, qui influencera les antidreyfusards avant d’irriguer la pensée nazie au cours du XXème siècle avec les conséquences catastrophiques que l’on connaît.

Or, la création de l’état d’Israël est la conséquence directe de l’holocauste perpétré par les Allemands lors de la Seconde guerre mondiale. L’antisémitisme qui apparaît au moment de la création d’Israël dans les populations arabes qui en avaient été jusqu’alors exemptées est donc la conséquence de la politique de réparation des puissances européennes à l’égard de la communauté juive. Se focaliser sur le seul antisémitisme des populations arabes ou des ressortissants des pays occidentaux issus de l’immigration maghrébine ou moyen-orientale permet donc d’occulter l’origine de cet antisémitisme et sa survivance au sein de l’extrême-droite occidentale.

Le droit de se défendre

Dans les arguments de mauvaise foi visant à justifier les crimes commis dans les territoires palestiniens par le gouvernement israélien, il y a le droit de se défendre qu’aurait Israël suite aux massacres du 7 octobre. Est invoquée avec cet argument une notion qui semble faire consensus, celle de la légitime défense. Point besoin de rappeler que dans toute guerre d’agression, il y a toujours comme justification l’idée que l’autre, celui qu’on agresse, représenterait une menace. Or, de quoi est-il question ici ? De lutter contre une organisation, le Hamas dont les membres sont insaisissables et vivent cachés au milieu de la population. C’est qu’en effet nous avons affaire avec le conflit israélo-palestinien à une guerre asymétrique. Il ne s’agit pas comme en Ukraine d’une guerre où deux armées régulières s’affrontent pour emporter la maîtrise d’un territoire.

Dès lors il ne peut y avoir de victoire définitive contre le Hamas sinon à décimer la quasi-totalité de la population palestinienne. Pourtant l’ensemble des commentateurs semblent faire comme s’il s’agissait d’un combat entre deux armées de puissance égale, reprochant aux membres du Hamas de ne pas jouer le jeu en se cachant au milieu de la population civile, utilisée comme bouclier. Le terme de bouclier transforme de fait des êtres humains en arme de guerre, arme défensive, mais arme tout de même, qui mérite par conséquent d’être détruite puisqu’on est en guerre. Il est certes regrettable que ce soit des femmes et des enfants, mais - que voulez-vous ? - on n’y peut rien, c’est la guerre.

Peu importe que la motivation des autorités israéliennes semble surtout obéir à deux impératifs dont elles se cachent à peine : celui de la vengeance qui excède dans des proportions considérables la loi talmudique du Talion, celui de l’accaparement des terres des Palestiniens au seul profit des Israéliens, semblable à celui effectué au XIXème siècle par les colons américains au détriment des Amérindiens.

Génocide

Si tous les termes précédemment évoqués ont été abondamment utilisés par tous ceux qui prenaient la défense de l’État israélien, il y en avait un qu’il ne fallait en revanche surtout pas prononcer, celui de génocide. On a vu que le droit de se défendre invoqué à propos d’Israël conduisait logiquement à l’idée de génocide puisqu’on ne peut pas faire la distinction entre le bon grain et l’ivraie et que les mauvais Palestiniens refusent de se livrer d’eux-mêmes pour qu’on les tue. La qualification de génocide a cependant été évoquée par plusieurs instances internationales, fournissant ainsi un précieux argument d’autorité à ceux qui se risquaient à utiliser le terme dans le débat public.

L’utilisation du terme semble contre intuitive : comment un peuple victime de génocide pourrait-il en commettre un à son tour ? Rappelons en effet que le terme a tout d’abord été inventé pour qualifier le génocide des Juifs durant la seconde guerre mondiale avant de s’appliquer à d’autres populations (Arméniens, Tutsis…) Mais la situation de l’État d’Israël ne peut en rien se comparer à la situation des Juifs dans les pays occidentaux avant la Seconde guerre mondiale. Les commentateurs ne se gênent pas pour le rappeler : Israël est une démocratie, elle fait partie du monde libre qui s’oppose en un manichéisme assez confondant aux pays autoritaires et aux hordes de sauvages soumis à l’obscurantisme religieux (omettant évidemment de préciser que cet obscurantisme religieux pèse également de façon conséquente sur les choix du gouvernement israélien).

C’est oublier bien vite que Hitler est arrivé au pouvoir par la voie des urnes. C’est oublier que l’Allemagne était un pays hautement civilisé n’ayant rien à voir avec la barbarie supposée des contrées asiatiques ou africaines. C’est oublier ce qui avait stupéfait les contemporains à savoir qu’un haut degré de civilisation ne protège en rien d’une forme absolue de barbarie. Paradoxalement, ceux qui réfutent ce terme de génocide au nom de la prétendue civilisation d’Israël face aux barbares que seraient les Palestiniens semblent complètement oublier le génocide initial, celui qui a permis l’émergence même du mot, celui des Juifs par le régime nazi.

L’étude précise du vocabulaire utilisé depuis le 7 octobre 2023 forme un tout cohérent. Tous ces termes évoqués obéissent à une même logique. On pourrait évidemment souligner la proximité idéologique de certains patrons de médias avec le gouvernement d’Israël, mais ce ne serait pas suffisant à expliquer un tel suivisme de la part de la quasi-totalité des médias français. Ce qui se joue aurait bien plutôt à voir avec une forme d’amnésie collective. Soutenir quasi-inconditionnellement Israël dans son entreprise de destruction du peuple palestinien, c’est d’abord occulter les responsabilités européennes dans la situation au Proche-Orient, c’est aussi nier l’antisémitisme occidental comme matrice de tout antisémitisme et de tout racisme. C’est également occulter le passé colonial des puissances européennes, passé colonial qui semble ressurgir en Palestine. Comment regarder en face ce que commet le gouvernement israélien alors qu’il ne s’agit rien d’autre que du miroir peu flatteur de ce que nous avons été et de ce que, peut-être, nous aspirons à redevenir ?

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petrus borel

professeur de français en lycée.

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