Tiré d’Orient XXI. Toutes les photographies sont de Angéline Desdevises.
De notre envoyé spécial en Syrie Chris Den Hond, avec Chloé Troadec.
Devant une scène décorée aux couleurs kurdes se presse une foule de tous âges venue célébrer les dix ans de la libération de Kobané des griffes de l’Organisation de l’État islamique (OEI) par les Unités de protection du peuple (YPG) et Unités de protection des femmes (YPJ), combattant·e·s kurdes, et par leurs alliés. Samira danse avec ses copines. Elle est restée dans la ville pendant toute la durée de la guerre.
- On a veillé sur les blessés, lavé les morts, fait à manger et chanté pour remonter le moral des troupes. Un combattant mourant m’avait dit : « Lorsque Kobané sera libérée, tu viendras me le dire sur ma tombe. » Lorsque la ville a été libérée de l’OEI, je suis allée sur sa tombe le lui dire. Cette phrase me hante toujours.
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L’atmosphère festive est assombrie par le spectre d’une nouvelle attaque, de la Turquie cette fois-ci. Zeina Hanan, 50 ans, s’était enfuie en 2018 d’Afrin — dans le nord-ouest de la Syrie — pour échapper aux bombardements de l’aviation d’Ankara et aux exactions des milices syriennes qui lui sont alliées. Elle a vécu sous une tente à Tal Rifaat, à 40 km d’Alep, avec sa fille et son petit-fils avant d’être de nouveau chassée par les mêmes milices après la chute du régime de Bachar Al-Assad à la fin de l’année 2024. Elle s’insurge :
- Maintenant la Turquie et ses mercenaires menacent Kobané. Mais nous ne bougerons plus d’ici. Où voulez-vous qu’on aille ? Le nouveau gouvernement à Damas, on ne l’aime pas, il n’a rien fait quand nous avons été expulsées de chez nous.
Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), plus de 100 000 personnes, en grande majorité des Kurdes, ont dû trouver refuge ces dernières semaines dans les territoires de l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES).
L’arrivée au pouvoir de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) et de son leader Ahmed Al-Charaa ainsi que ses déclarations plaidant pour une Syrie inclusive n’ont pas suffi à apaiser les inquiétudes. Le 29 janvier, son investiture comme « président pour la phase de transition » s’est déroulée devant une assemblée de militaires, tous des hommes. Parmi eux, Abou Hatem Chakra, chef de la milice Ahrar Al-Charkiya, qui est accusé, entre autres, du meurtre sauvage de la militante politique kurde Hevrîn Khalaf en octobre 2019. À ses côtés, Abou Amsha, le nouveau commandant de la région de Hama, leader de la redoutable division Al-Hamza de l’Armée nationale syrienne (ANS) plusieurs fois épinglée par les Nations unies pour de nombreux crimes, dont de multiples violences sexuelles.
Trois points de négociation avec le nouveau régime
Dans un lieu sécurisé, les traits tirés, Mazloum Abdi, le commandant général des Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance entre forces kurdes, arabes et syriaques, nous accueille. Il commence par détailler les causes des relations conflictuelles avec la Turquie puis énumère les trois points de négociations avec le gouvernement de Damas : l’intégration militaire des FDS, les institutions politiques et le contrôle des ressources énergétiques. « Un processus politique va s’enclencher. Des commissions vont être créées pour rédiger une nouvelle Constitution. Nous devrons faire partie de ces commissions », explique-t-il.
Le nord et l’est de la Syrie bénéficient déjà d’une sorte de constitution sous forme d’un contrat social qui garantit les droits des communautés, ceux des femmes et le respect des différentes religions. Ce texte est-il trop progressiste pour Damas ? Mazloum Abdi poursuit :
- Notre contrat social est un document législatif très avancé. On aimerait qu’il soit pris en considération dans la nouvelle Constitution. Mais pour cela, il faut que la Turquie accepte un cessez-le-feu et cesse son ingérence dans les affaires syriennes.
Or, le long de l’Euphrate, les bombes turques, lancées par des avions de combat ou par des drones, font régulièrement des victimes. Mazloum Abdi explique :
- Il n’y a pas d’affrontements entre nous et le nouveau gouvernement de Damas. Il y a seulement des combats autour de l’Euphrate entre Kobané et Membij avec les milices pro-turques qui essaient de passer à l’est du fleuve. Nous essayons d’obtenir un cessez-le-feu avec la Turquie. Des intermédiaires, dont des membres de la coalition internationale contre l’OEI, jouent les bons offices, mais Ankara n’en continue pas moins à nous bombarder.
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Pour l’instant, le front est stabilisé. Les milices pro-turques, qui se battent entre elles, ne parviennent plus à progresser. Et les combattant·e·s des FDS sont de mieux en mieux entraîné·e·s, bien équipé·e·s et de plus en plus expérimenté·e·s. Ils et elles utilisent un vaste réseau de tunnels. Soutenu·e·s par la population, ils et elles infligent de nombreuses pertes aux miliciens pro-turques.
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Défendre la place des femmes
Les FDS ont reçu le soutien symbolique de civils venus des villes du nord et de l’est — Kobané, Raqqa, Saké ou Qamichli — qui sont déterminés à former des « boucliers humains » visant à « protéger l’infrastructure vitale qui procure eau et électricité à la région », comme nous le raconte Halime. Ce dernier est inquiet et attend le retour de sa sœur qui a rejoint l’un des convois souvent visés par des drones turcs. À l’hôpital de Kobané, nous voyons arriver l’un de ces convois civils transportant son lot de morts et de blessés.
Ankara s’efforce de saboter les pourparlers entre le gouvernement de Damas et les autorités politiques et militaires du nord et de l’est de la Syrie. Néanmoins des propositions très concrètes pour une future Syrie démocratisée et décentralisée ont été mises sur la table par les FDS et l’Administration autonome (AANES). Les modalités d’intégration des FDS dans une armée nationale représentent l’un des principaux points d’achoppement. Le nouveau ministre syrien de la défense Mourhaf Abou Qasra a avancé l’idée d’une force militaire unifiée sous un commandement centralisé avec ralliement individuel des combattants des FDS.
Dans un abri sécurisé, la commandante en chef des YPJ, Rohilat Afrin exprime son opposition :
- Nous voulons rejoindre l’armée syrienne, mais comme entité. Nous voulons aussi préserver notre droit à nous défendre en tant que femmes. […] Les femmes combattantes kurdes étaient en première ligne dans la lutte contre l’Organisation de l’État islamique (OEI). Elles ont obtenu dans le Contrat social l’égalité avec les hommes, notamment des coprésidences homme-femme dans toutes les assemblées. Elles ne veulent pas être désarmées. Elles réclament la pérennité de leur statut dans la Syrie de demain.
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D’autre part, ajoute-t-elle, « comment se désarmer alors que nous sommes menacés quotidiennement ? Ça serait suicidaire. ». Une position partagée par d’autres forces en Syrie. Les Druzes du gouvernorat de Soueïda ainsi que les forces armées regroupées dans la Chambre des opérations du sud, deux autres groupes de rebelles anti-Assad, s’opposent eux aussi à une Syrie centralisée et ont refusé de rendre leurs armes. Ils réclament une autonomie au sein de la future armée.
Le modèle pluri-communautaire de Raqqa
À Raqqa, Khoud Al-Issa, la porte-parole de Conseil des femmes Zenobia, confirme : « Nous ne voulons pas céder sur ce que nous avons acquis dans la révolution du Nord et de l’est de la Syrie ». Sylvain Mercadier, journaliste français arabophone, nous rejoint à Raqqa. Il nous confie :
- Il y a du mécontentement chez certains Arabes, parce qu’ils sont court-circuités dans les négociations entre les FDS et le gouvernement transitoire. Ils sont très majoritaires à Raqqa et ont très largement participé à la lutte contre l’OEI, subissant de lourdes pertes.
Depuis la chute du régime, des manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes arabes du nord et l’est de la Syrie afin de demander leur rattachement au gouvernement central de Damas, alors que plusieurs commandants des FDS de Deir ez-Zor, dans le sud-est à grande majorité arabe, ont fait défection pour faire allégeance à Damas. Pourtant il n’y a pas eu de confrontations ni de soulèvement généralisé contre l’AANES. Mais dans les rues de Raqqa règne un climat d’incertitude.
Fares Alnazi et Laurens Al-Boursan, deux dignitaires arabes de Raqqa nous donnent leur point de vue à propos d’une Syrie centralisée. Pour le premier, membre du conseil de la tribu Al-Walda « l’Administration autonome a sa légitimité dans le contexte de la guerre et de l’instabilité, mais je considère qu’une fois la paix et le dialogue national rétablis, le centralisme sera la solution. » Il reconnaît toutefois que « l’AANES a fait du bon travail ces dix dernières années ». Fares Alnazi défend le même point de vue : « Un État fédéral mène à la division, ça ne fait que créer des problèmes entre les régions et les communautés ». Hamdan Al-Abed, membre de la tribu arabe des Dulaim (Dlim) les contredit :
- Notre région a été détruite successivement par le régime, l’Armée syrienne libre, les milices chiites, Al-Nosra et l’OEI. Nous avons nos martyrs enterrés à côté de ceux des membres des autres communautés — Kurdes, syriaques ou autres. C’est le modèle pluri-communautaire actuel qui représente le mieux tout le monde.
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L’enseignant kurde Raman Yosif précise qu’ils veulent bâtir une nouvelle Syrie décentralisée, non sur une base communautaire, mais sur une base géographique :
Je suis kurde, j’adore le Kurdistan, mais, ici au Rojava, le mieux c’est notre projet multi-communautaire, parce qu’il n’y a pas seulement les Kurdes qui ont versé leur sang. Les Arabes et les chrétiens ont aussi leurs martyrs. On ne se bat pas pour un Rojava qui serait un petit État kurde indépendant, ça n’aurait pas de sens.
La menace d’un protectorat turc
Le dialogue national s’annonce tendu alors qu’Ankara a déjà placé ses pions dans le commandement militaire et les ministères à Damas, encourageant ses hommes d’affaires à multiplier les contrats pour participer à la reconstruction du pays. Mais les Kurdes et leurs alliés ne perdent pas espoir. Îlham Ahmed, la ministre des Affaires étrangères de l’AANES, revendique « une Syrie unifiée sur la base des frontières d’aujourd’hui et la préservation des institutions politiques de l’Administration autonome AANES dans la nouvelle Syrie. Nous voulons être représentés dans son futur gouvernement. »
La coalition internationale a fait des déclarations allant dans le même sens : la nouvelle Syrie doit inclure et respecter toutes les communautés, Kurdes compris. A-t-elle un poids suffisant ? Par téléphone, l’écrivain Patrice Franceschi nous confirme « que la France est présente et aide militairement les Kurdes ». Les États-Unis disposent toujours de bases en Syrie où sont cantonnés entre 900 et 2 000 soldats, mais leur maintien n’est pas garanti. Entre-temps, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a mis en place une coordination régionale entre la Turquie, la Jordanie, l’Irak et la Syrie « pour combattre l’OEI », une manœuvre pour convaincre le Pentagone de retirer la protection qu’il octroie aux FDS dans leur lutte commune contre l’OEI en pleine renaissance.
Dans l’attente d’Öcalan
Mais la question kurde se pose aussi en Turquie. L’État a autorisé à deux reprises une délégation du parti de gauche pro-kurde Parti démocratique des peuples (DEM), à rencontrer Abdullah Öcalan, le dirigeant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), condamné à vie et enfermé dans l’île-prison d’Imrali depuis 1999. Une déclaration d’Öcalan est annoncée, mais la date n’a pas encore été fixée. L’État turc exige un désarmement du PKK, une option écartée pour l’instant par la direction de l’organisation en l’absence de garanties.
Salih Muslim, coprésident du Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie, est également très sceptique :
- La Turquie nous attaque et nous reproche qu’on soit proche du PKK et qu’on applique les idées d’Öcalan. Si la Turquie prenait au sérieux ses pourparlers avec lui, elle arrêterait préalablement de nous bombarder.
Erdoğan continue de destituer les uns après les autres les maires du parti pro-kurde DEM démocratiquement élus, pendant que l’armée prépare une énième offensive printanière contre la guérilla du PKK dans le nord de l’Irak.
Le facteur pétrolier
Nous quittons le Rojava en direction de l’Irak, accompagné de deux Kurdes germanophones. La route est encadrée par des derricks qui pompent les plus importantes réserves de pétrole du pays. C’est dans le nord-est de la Syrie et dans la région de Deir ez-zor que se trouvent les ressources de pétrole et de gaz du pays. Reji travaille à Hambourg comme livreur et il est venu passer ses vacances au Rojava. Il en repart un peu inquiet : « Les gens souffrent. L’eau est polluée, internet rarement disponible et le réseau de l’électricité toujours en panne. » Depuis un an et demi, au moins à trois reprises, la grande centrale électrique de Soueïda a été la cible de l’aviation turque. Le réseau a été remplacé par des générateurs fonctionnant avec un pétrole mal raffiné et dont les émanations de fumées noires étouffent les villes.
Les énergies fossiles sont-elles un atout pour les Kurdes et leurs alliés dans leurs négociations avec Damas ? Salih Muslim nous confie :
- Quatre-vingt-dix pour cent des pompes ont été détruites. Contrairement à ce que les gens pensent à Damas, nous ne tirons pas beaucoup de profit de ses ressources. Mais nous l’avons affirmé depuis le début : tout le peuple syrien doit avoir accès à ces ressources de gaz et de pétrole. Leur répartition doit être discutée autour d’une table avec le gouvernement pour qu’elle soit équitable.
Nous traversons la frontière syro-irakienne avec Cihan Ehmed, ses deux petits-enfants et ses deux grandes valises. Elle est venue enterrer sa mère à Hassaké. Elle craint pour l’avenir « Les gens ont peur du nouveau gouvernement, comme ils avaient peur du régime d’Assad. »
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