Édition du 1er avril 2025

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Asie/Proche-Orient

Le PKK et Erdoğan : à peine né, le processus de paix est gelé

Le 19 mars 2025, Ekrem Imamoğlu, le maire d’Istanbul du parti CHP (Parti républicain du peuple), principal candidat de l’opposition pour les prochaines élections présidentielles prévues en 2028, a été arrêté sur ordre de Recep Tayyip Erdoğan. Le but : le rendre inéligible. Les importantes mobilisations de protestation ont presque fait oublier que l’État turc est aussi à la manœuvre pour neutraliser le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.

En octobre 2024, lors de l’ouverture de l’année parlementaire en Turquie, le dirigeant ultranationaliste Devlet Bahçeli serre la main des élu·e·s du parti de gauche pro-kurde DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples, anciennement HDP). Son message est adressé à Abdullah Öcalan, le chef du PKK, qui est emprisonné à vie sur l’île d’Imrali depuis 1999 : « Si le chef terroriste sort de son isolement, qu’il vienne parler au parlement. Qu’il dise que le terrorisme est terminé et que son organisation est démantelée. » Le PKK mène une guerre de guérilla depuis 1984. Après le coup d’État de 1980, et le régime autoritaire instauré par les militaires, l’espace politique est réduit à néant. Le PKK ne voit d’autre issue que la lutte armée pour la libération du peuple kurde. Depuis lors, ce parti a fait plusieurs propositions de solution politique, incluant un cessez-le-feu. Elles sont toutes restées sans réponse positive de la part de l’État turc. En sera-t-il autrement cette fois-ci ?

Après un isolement total de presque dix ans, Abdullah Öcalan a reçu à plusieurs reprises la visite d’une délégation du parti DEM. Cette délégation s’est par la suite concertée avec les principaux partis politiques en Turquie, mais aussi avec les partis kurdes en Irak (PDK et PUK), l’Administration autonome (AANES) et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) dans le nord et l’est de la Syrie. Il s’agissait de discuter de l’impact du message d’Öcalan en Turquie, en Irak et en Syrie. Le message sera finalement rendu public le 27 février 2025. Retransmis sur des écrans géants, le message d’Öcalan, lu par des membres de la délégation DEM, a été entendu au Kurdistan de Turquie, en Syrie et en Irak. « Tous les groupes doivent déposer les armes et le PKK doit être dissout ». Beaucoup fondent en larmes. « Le PKK, c’est mon parti, c’est ma vie », me dit une ancienne élue à l’assemblée turque[1]. Öcalan explique dans son message que la création du PKK en 1978 et l’insurrection armée depuis 1984 étaient justifiées par « le déni explicite de la réalité kurde et la restriction des droits et des libertés fondamentaux ». Le monde a changé, dit-il, et « la lutte armée a fait son temps. Il faut y mettre un terme. »

Suit alors une phrase pour le moins ambigüe : « La création d’un État-nation séparé, une fédération, une autonomie administrative ou des solutions culturalistes ne répondent pas à la sociologie historique de la société. » Pas un mot donc sur la revendication d’un enseignement en langue kurde, une demande des quelques 26 millions de Kurdes de Turquie pour qui l’enseignement en langue kurde est vital pour la survie de celle-ci, vieille de quelques milliers d’années. Mehmet Ekinci, enseignant à Batman, à 60 kilomètres à l’est de Diyarbakir ne décolère pas : « Ça fait 40 ans qu’on se bat, qu’on perd des gens, que des proches sont emprisonnés, on ne va pas abandonner la lutte sans contrepartie. Que la lutte soit politique, c’est une bonne chose, mais la balle est maintenant clairement dans le camp de l’État turc qui doit faire des gestes très concrets. »

La phrase qui change tout

Dans son message Öcalan n’évoque pas de contrepartie pour la dissolution du PKK. Des mauvaises langues suggèrent qu’il y aurait un « deal » avec l’État turc pour qu’Öcalan obtienne une assignation à résidence, ou que le parti DEM aide Erdoğan à changer la constitution pour qu’il puisse se présenter à un troisième mandat présidentiel. Ce serait sous-estimer le sérieux du mouvement kurde. Quand, dans la prison d’Imrali, Öcalan avait remis le message à la délégation DEM à la fin de la visite, il avait rappelé la délégation et lui avait dit : « Évidemment, il faut qu’il y ait les conditions juridiques et politiques pour appliquer ce message. » Lors de la dernière visite, tenant le message à la main, il a dit aux représentants de l’État turc en face de lui, avec la délégation du DEM à ses côtés : « Si vous (l’État turc) ne faites rien avec cette déclaration, on la jette à la poubelle ».

La contrepartie : une feuille de route

Il ne peut donc y avoir de désarmement et de dissolution du PKK sans contrepartie. Mais laquelle ? Ce n’est pas explicité dans le message d’Öcalan, ce qui peut inquiéter, mais ce n’est pas la première fois qu’Öcalan utilise un langage très modéré pour ouvrir des portes à une solution négociée de la question kurde. Il avait fait pareil en 1999-2000 quand il a été emprisonné. Loin de « capituler », il a de nouveau envoyé la balle dans le camp de l’État turc.

Selahettin Demirtas, le très populaire dirigeant du HDP, lui aussi emprisonné, a publié une lettre soutenant le message d’Öcalan, mais demandant qu’il soit accompagné d’une « feuille de route ». Tuncer Bakirhan, l’actuel co-président du parti DEM (qui échappe pour l’instant à la prison…) soutient également le processus tout en condamnant la politique d’Ankara : « Le gouvernement continue de réprimer le parti DEM. Depuis les élections municipales de mars 2024, dix maires démocratiquement élu·e·s de DEM ont été remplacé.e.s par des administrateurs de l’AKP. Rien qu’en février, plus d’une douzaine de journalistes pro-kurdes ont été arrêtés. Il faut libérer tous les prisonniers politiques. »

Pendant la fête du Newroz à Cizre et à Nusaybin, au Kurdistan de Turquie, pas loin de la frontière irakienne et syrienne, trois hommes nous livrent leurs impression du processus de paix. Mehmet, 60 ans, originaire de Cizre :

  • « Nous avons une confiance absolue en Abdullah Öcalan, et nous savons qu’il ne nous trahira jamais. Mais nous avons besoin de garanties, et nous n’en avons aucune. Comment imaginer que notre région, rongée par des décennies de guerre, pourrait trouver la paix grâce à Erdoğan qui a mis tant de nos enfants en prison ? Comment vivre en paix si Apo est toujours derrière les barreaux ? Il n’y a pas une seule famille dans notre région qui n’a pas été endeuillée par la sale guerre des Turcs, malgré toutes nos tentatives afin d’en finir avec ce conflit. Alors notre méfiance est logique, je crois. »

Abdulrahman, 78 ans :

  • « J’ai été très heureux quand j’ai entendu l’annonce d’Öcalan. Je vis à Cizre depuis que mon village a été brûlé par l’armée turque dans les années 1990. Aujourd’hui, ma famille est écartelée entre le Rojava, le Kurdistan irakien et l’Allemagne. J’espère que nous serons un jour tous réunis, mais je crois que le chemin sera long. Nous n’avons, de toute façon, pas d’autre choix. »

Ferhat, Nusaybin, 25 ans

  •  : « Je ne crois absolument pas qu’une paix est possible si nous n’obtenons rien en échange. Nous ignorons tout de ce qu’il se joue en coulisses, et c’est très déstabilisant. J’espère que nous obtiendrons des droits, que la Turquie arrêtera de se déchaîner contre nous, nous avons assez souffert, mais pour être honnête je n’y crois pas vraiment ».

Les FDS en Syrie ne sont pas concernés

Ankara interprète le message d’Öcalan comme un désarmement et une dissolution du PKK sans contrepartie et qui devrait aussi inclure les YPG, les forces armées kurdes en Syrie, ainsi les FDS (Forces Démocratiques Syriennes). Celles-ci devraient, selon Erdoğan, être dissoutes et intégrées dans l’armée syrienne sur la base de l’adhésion individuelle. Mais les choses ne se passeront pas de cette façon. Dans le nord et l’est de la Syrie, l’alliance kurde, arabe, syriaque a obtenu une autonomie de facto, après avoir sacrifié 12 000 jeunes dans sa lutte contre Daesh. Le commandant des FDS, Mazloum Abdi a tout-de-suite déclaré que celles-ci ne sont pas concernés par l’appel d’Öcalan : « Cet appel ne concerne que le PKK » a-t-il précisé. Saleh Muslim, un des principaux dirigeants politiques du PYD en Syrie m’avait confié dans un interview début février : « Si la Turquie discute avec Öcalan et prend cela au sérieux, qu’elle arrête alors de nous attaquer, de lancer des bombes tous les jours sur le barrage Tishrin [dans le nord de la Syrie]. Le PKK a souvent essayé d’entamer un processus de paix avec le gouvernement turc : en 1993, en 1998, en 2007 et encore en 2013. À chaque fois le côté turc a fait défaut. Ils ont continué avec leurs destructions. Nous espérons que, cette fois-ci, c’est sérieux et qu’une solution sera trouvée, parce que nous ici, en Syrie, nous ressentirons certainement les effets positifs d’une éventuelle solution politique dans le Kurdistan du Nord. »

A Qandil, dans la haute montagne irakienne, la direction du PKK a également adhéré à l’appel, en demandant qu’Öcalan soit en mesure de diriger lui-même le congrès et de déclarer le cessez-le-feu. Mais le régime turc poursuit la répression : l’actrice Melisa Sozen est poursuivie au motif « propagande terroriste » pour son rôle dans la série « Bureau des légendes », où elle joue le rôle d’une combattante kurde syrienne du YPJ. Le 18 février 2025, plus de 300 Kurdes, écrivains, avocats, journalistes, ont été arrêtés pour « terrorisme » au Kurdistan de Turquie. La plupart d’entre eux sont des sympathisants du parti pro-kurde DEM. Le 24 février, un dixième maire kurde élu a été suspendu et remplacé par un administrateur envoyé par Ankara. Le 20 février, c’est Orhan Turan, le président du patronat turc, qui a été placé sous contrôle judiciaire. Turan avait critiqué les « atteintes à l’État de droit en Turquie ». Erdoğan s’en prend même à son propre patronat. Il est donc loin d’être certain qu’il acceptera de s’assoir à une table pour négocier avec les Kurdes.

*

Illustration : rassemblement à l’occasion du Newroz (jour nouveau en kurde) à Diyarbakir.

Note

[1] L’auteur de cet article étant banni pour 10 ans du territoire turc, la plupart des citations ont été récoltées par téléphone.

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