Tiré du blogue de l’auteur.
« Au nom de la liberté, ce mot-mélodie, ce Saint-Esprit, je déclare qu’arrêter une personne dont l’arme est le mot et non le fusil est au sens moral une pure pratique criminelle, et qu’un pays où le mot est considéré comme un crime pour lequel on peut être condamné est un pays qui ne mérite pas de vivre ni même d’être enterré » [1].
Dans son plaidoyer devant la Cour suprême de l’Etat, le poète Faraj Bayrakdar dénonçait en 1993 la vision de la « justice » qu’avait le régime d’Hafez al-Assad et ce sentiment, diffus, qui étreignait déjà le peuple syrien, pour qui la justice n’existait pas autrement que par le fouet, la mort et la corruption.
Pendant le demi-siècle qu’aura duré le régime criminel du clan Assad, la justice n’était pas seulement un vain mot, ce n’était plus un mot, tout court.
L’idée selon laquelle le régime pouvait être jugé, ou même traduit devant une quelconque juridiction nationale ou internationale s’était ainsi évaporée, pour n’être plus qu’un songe, pas même un rêve, encore moins un horizon.
Lorsqu’au lendemain des massacres commis contre la communauté alaouite le 9 mars 2025 Ahmed al-Chaara a annoncé la création d’une commission d’enquête indépendante pour faire la lumière sur les exactions commises par plusieurs factions liées à sa nouvelle coalition de défense nationale, peu de syriens ont donc cru à ces promesses.
Du nord au sud, de l’est à l’ouest et par delà les frontières, les observateurs nationaux et internationaux pariaient en coeur sur une répression armée, l’étouffement des massacres ou encore sur le fait que le nouveau régime fermerait comme l’ancien les yeux sur les crimes commis à l’encontre d’une communauté dont étaient issus les Assad.
Cette réaction par le droit a pris le monde à rebours.
Il s’agissait pourtant d’un signe politique simple, basique, mais au combien irréel pour un peuple qui avait depuis longtemps fait le deuil de la responsabilité de ses dirigeants.
Là où Ahmed al-Chaara espérait offrir aux syriens un moyen de « préserver l’unité nationale et la paix civile autant que possible »[2] beaucoup voyaient dans ce geste un pur engagement politicien, une nouvelle parole, sans actes.
Le 11 mars dernier, lors d’une conférence de presse à Damas, Yasser al-Farhane, membre de la commission annoncée par Charaa s’est pourtant exprimé pour annoncer que « la nouvelle Syrie est déterminée à garantir la justice, à faire prévaloir l’État de droit, à protéger les droits et libertés de ses citoyens, à empêcher toutes représailles extrajudiciaires et à garantir l’absence d’impunité »[3].
Par trois décrets du 19 mars 2025, le Ministère de la Justice syrien vient ensuite d’annoncer la révocation de plusieurs magistrats historiquement affiliés au régime Assad, la nomination de nouveaux procureurs généraux, de nouveaux juges d’instruction et de nouveaux juges civils à Deraa, à Tartous, ainsi que la création de nouveaux tribunaux.
Ces annonces vont elles-aussi dans le sens des engagements d’Ahmed al-Charaa et sonnent comme une preuve, cette fois-ci concrète, de l’engagement du nouveau régime visant à offrir au peuple syrien les moyens d’une justice transitionnelle qu’il attend depuis 54 ans et la prise de pouvoir d’Hafez al-Assad.
Le 13 février dernier, quelques jours avant que nous ne rendions à Damas avec Raphaël Kempf, le ministère de la Justice avait déjà entamé cette transition en transférant de 87 magistrats ayant exercé des fonctions au sein du « Tribunal antiterroriste » d’Assad (procureurs généraux, chargés d’investigations, membres de la Cour pénale de cassation) au département de l’inspection judiciaire afin d’enquêter sur ce qu’ils ont pu faire dans le cadre de cette juridiction où, toujours selon Faraj Bayrakdar, « même les lois d’exception étaient violées »[4].
Ce que nous avons par la suite vu en Syrie, c’est avant tout une soif infinie de justice, éprouvée par tous, du chauffeur de taxi au maitre d’hôtel, de la serveuse d’un restaurant branché de Bab Touma au vendeur de chaussettes à l’effigie de Bachar à deux pas de la mosquée des Omeyyades. C’est aussi le spectacle émouvant de centaines de syriens qui se pressent chaque jour aux abords des enceintes judiciaires, autour et à l’intérieur du palais de justice de Damas, que nous avons vu assailli par des proches de disparus, de déplacés, de manquants. Ce sont enfin ces affichettes, qui constellent les rues des visages de centaines de prisonniers de Sednaya ou d’ailleurs, collées partout par leurs familles dans l’espoir que quelqu’un ait un jour vu ce frère, ce père, cette soeur que l’on cherche depuis 10, 15 ou 20 ans.
Ancien magistrat en exil devenu juge au Tribunal de Jarablus, Abdulhay al-Tavil déclarait déjà au lendemain de la révolution du 8 décembre 2024 : « mon objectif actuel en tant que juge syrien est de rendre justice à mon peuple, de poursuivre les criminels qui ont nui à la Syrie et de garantir que les victimes de ce régime et de ses éléments criminels obtiennent leurs droits ».
Peut-être plus encore que le travail, l’indépendance ou la sureté, c’est aujourd’hui la justice que réclame un peuple qui en a été privé dans des proportions peut-être jamais connues à l’échelle de l’humanité.
Le peuple syrien n’a toutefois pas seulement besoin de justice, il a besoin de pouvoir la rendre lui-même.
Fréquemment confrontées à des périodes transitoires telle que celle qui se joue actuellement en Syrie, les nations unies ont théorisé depuis la fin des années 80 le concept de « justice transitionnelle », qui a notamment permis aux peuples argentins et chiliens de se reconstruire après la destitution de régimes militaires, ou encore les peuples sud africains et soviétiques après après la fin de l’apartheid ou la chute de l’URSS.
Or ce processus n’est pas seulement important pour l’avenir d’un peuple, il est aussi primordial pour qu’il prenne un chemin démocratique.
L’impératif de justice qui nait forcément après un traumatisme aussi important que celui subi par les syriens doit donc non seulement être mis en œuvre rapidement, mais il doit aussi l’être selon une approche locale et impliquante pour la population, sans tomber dans l’usage trop lointain des mécanismes de justice internationale tels que la CPI (à laquelle la Syrie n’est toujours pas partie), les Tribunaux spéciaux ou la traduction en justice de responsables par une ou plusieurs puissance(s) étrangère(s)).
Selon les derniers travaux du rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition de l’ONU Bernard Duhaime : « la justice transitionnelle ne prend toujours pas suffisamment en considération l’influence du colonialisme, les torts qu’il a causés et les conséquences de l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes »[5].
Dans un article publié en 2016, Matiangai Sirleaf, professeure de droit à l’université de Pittsburgh, a par ailleurs démontré l’impérieuse nécessité de laisser aux tribunaux nationaux le droit de juger eux-mêmes des crimes commis sur leur territoire[6]. Ce que démontre par ailleurs Adam Baczko dans son ouvrage consacré à l’énigmatique succès de la justice talibane, qui fait le constat de ce que « le problème empirique que nous posent les guerres civiles contemporaines n’est pas l’effondrement ou l’absence de droit mais bien la multiplication de systèmes juridiques concurrents »[7].
Toutes les études modernes démontrent d’ailleurs que la mise en œuvre d’enquêtes et le rétablissement rapide d’un pouvoir judiciaire local sont des conditions absolument décisives pour permettre la reconstruction puisqu’il s’agit pour la population d’envisager à nouveau un Etat fonctionnel et d’investir enfin des mécanismes de justice qu’elle n’a, jusqu’alors, pas connu[8].
Le sentiment d’unité nationale, la nécessité de réparation et la recherche d’un nouveau destin commun passent ainsi nécessairement par des gestes politiques forts tels que ceux récemment recensés en Syrie.
Dans ce moment historique, et alors que la légitimité du nouveau régime est contestée sur le plan international, l’investissement du nouveau pouvoir de Damas dans une justice fonctionnelle, transparente et vidée des affidés d’Assad ne peut donc qu’être salué.
Des paroles aux actes, il n’y a qu’un petit pas pour l’homme, mais un grand pour l’humanité.
Notes
[1] "Syrie le pays Brûlé - Le livre noir des Assad", p.182
[4] https://sana.sy/fr/?p=331267
[5] Rapport du Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition du 18 juillet 2024, p.18
[6] Legal Studies Research Paper Series Working Paper No. 2017-01 January 2016 “The African Justice Cascade and the Malabo Protocol” Matiangai V. S. Sirleaf
[7] Adam Baczko, « La Guerre par le droit », CNRS-Éditions, mai 2024
[6] Aya Mjazoub, directrice régionale d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord
[7] https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/12/syria-preserve-evidence-of-mass-atrocities/
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