Tiré du blogues des auteurs.
A Paris, le 15 janvier 2025
Le 8 Décembre 2024, une offensive éclair partie d’Alep a mis fin à 54 ans de règne de la sanglante dynastie Assad en seulement onze jours. Ce tournant historique constitue un événement majeur et inattendu dans l’histoire de la Syrie, meurtrie par des décennies de souffrance, de terreur et d’oppression.
Depuis que la Syrie suscite à nouveau l’intérêt des médias français, certaines analyses diffusées sur les grandes chaînes de télévision ou de radio nous préoccupent, de par leur présentation parfois inexacte et partiale des faits. Au fil des jours, une évolution favorable semble se dessiner, grâce à la ténacité des défenseurs des droits des Syriens et des Syriennes, des chercheurs spécialisés, et au travail des journalistes engagés sur le terrain, qui s’efforcent de faire entendre une lecture plus respectueuse des faits.
Toutefois, le traitement médiatique français de la libération de la Syrie reste encore affecté par des approches d’experts généralistes qui se refusent à prendre en compte les spécificités du pays, et marginalisent les voix et l’expertise des Syriens eux-mêmes, tout en reléguant la question des droits humains au second plan. Au cœur du problème, nous retrouvons notamment des comparaisons récurrentes avec les destins libyens, irakiens et afghans qui ne sont pas ancrées dans des faits concrets.
Ces discours, loin d’être anodins, ont eu des répercussions profondes. Depuis plusieurs années, des analyses géopolitiques justifiant l’application de la “realpolitik” ont causé des dégâts considérables. Elles ont contribué à déformer la perception de la Syrie en France, en Europe et aux États Unis, tant dans l’opinion publique qu’au sein des institutions politiques, menant à des décisions politiques dangereuses. Elles ont notamment favorisé l’émergence d’une solide tendance plaidant en faveur de la normalisation des relations diplomatiques avec le régime Assad, ainsi que de sa réhabilitation, notamment via des projets de reconstruction financés par l’ONU et l’UE, et ce malgré l’existence d’une documentation exhaustive des crimes commis par al-Assad depuis 2011.
Présentés comme la seule solution pragmatique, ces objectifs étaient pourtant des plus irréalistes, et leur mise en œuvre était concrètement impossible ; ceux qui connaissent la Syrie le savaient. Alors que la Syrie se dirige vers une transition où les Syriens appellent avant tout à obtenir justice et réparation, ces voix-là doivent se dissiper des ondes. De même, vouloir dévoiler la diversité des opinions propres aux Syriens est essentiel, mais ne doit pas servir ceux qui ont fait le choix d’être des soutiens du régime Assad, en France comme en Syrie. L’abattoir humain de Sednaya illustre la nature génocidaire de ce régime, que beaucoup ont voulu minimiser : leur donner aujourd’hui la parole est une insulte à la souffrance de ses victimes et de tous les Syriens.
Nous observons également une autre tendance inquiétante, consistant à projeter des prismes de lecture sensationnalistes sur des points complexes, telle que la nature et lesobjectifs du groupe islamiste “Hayat Tahrir al-Sham”, ou encore la problématique des minorités ethniques et religieuses. Ces interprétations essentialisent les citoyens syriens et leur révolution, et relèguent au second plan la diversité d’opinion du peuple, ainsi que son agentivité. Plus grave, elles reprennent également certains éléments de langage de Bachar al-Assad.
Les inquiétudes concernant l’avenir sont légitimes. Elles le sont d’autant plus que les Syriens, qui ne sont pas naïfs, seront les premiers à en pâtir. Elles ne doivent cependant pas occulter le présent en évinçant le bilan 13 ans de massacre et de 54 de tyrannie absolue sur la scène médiatique. Elles ne doivent pas non plus minimiser l’extraordinaire résilience et richesse du peuple syrien, dont nombreux sont prêts à s’investir pour reconstruire et rebâtir ce qui leur a été arraché.
Le poids d’HTS au cœur des médias, mais aussi des événements en Syrie, est notamment à reconsidérer : le principal événement de ces dernières semaines reste avant tout l’effondrement total et rapide du régime par une base loyaliste à l’agonie. Pendant qu’Assad criait victoire, le quotidien d’une grande majorité était celui d’une vie de misère et d’un État délabré qui ne répondait plus à leurs besoins, alimentant un sentiment de trahison ainsi que le ressentiment de ceux qu’on lui croyait fidèle.
Suite à ces 54 années de souffrances et à l’échec de la communauté internationale de tenir Bashar al-Assad responsable de ses crimes dès 2011, la Syrie et son peuple méritent désormais d’être considérés avec rigueur, intégrité intellectuelle et respect. Ce pays ne saurait être réduit ni à un simple objet d’enjeux géopolitiques régionaux, ni à des questions religieuses, ni au terrain de jeux de factions armées. Il s’agit avant tout d’une nation porteuse d’une histoire singulière et d’un peuple souverain, seul maître de sa libération et de son destin. C’est pourquoi nous demandons aux acteurs du monde médiatique français de donner la parole aux Syriennes et aux Syriens avant tout, ainsi qu’aux spécialistes du pays, et de porter leur voix. La Syrie traverse également des événements extraordinaires qu’il faut décrire avec justesse et précaution : sa perception actuelle par les peuples et les acteurs de la politique occidentale jouera également un rôle décisif dans son avenir.
Elise Daniaud Oudeh & Firas Kontar
Élise Daniaud Oudeh est doctorante en sciences politiques sur le discours officiel syrien et russe en Syrie à l’université LUISS « Guido Carli » et chercheuse associée à la « Mediterranean Platform » (SoG LUISS).
Firas Kontar est un militant des droits de l’homme franco-syrien, il a récemment publié Syrie, la révolution impossible (Editions Aldeia, 2023).
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