Tiré d’Orient XXI.
Si le contexte de la guerre génocidaire à Gaza a creusé un fossé entre les populations des pays arabes et les gouvernements occidentaux, il a également réactivé des rancœurs passées entre pays arabes. La couverture pour le moins maladroite par Al-Jazira de la rencontre entre le roi Abdallah II de Jordanie et le président étatsunien Donald Trump l’a bien montré. Moins de dix jours après son investiture pour un second mandat, ce dernier a présenté son projet de nettoyage ethnique par la déportation des habitants de Gaza vers l’Égypte et la Jordanie. Les ministres des affaires étrangères de l’Égypte, de la Jordanie, des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite, du Qatar, un représentant de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le secrétaire général de la Ligue arabe y ont réagi dans un communiqué en date du 1er février 2025. Ils y refusaient catégoriquement « l’idée de déporter les Palestiniens de leur terre sous quelque circonstance que ce soit. »
Le Caire et Amman étant concernés en première ligne, une coordination égypto-jordanienne s’est traduite par la visite du prince héritier jordanien Hussein chez le président égyptien Abdelfattah Al-Sissi, le 16 février 2025. Le communiqué du palais royal jordanien qui s’en est suivi a souligné la nécessité de reconstruire la bande de Gaza « sans déporter le peuple palestinien frère ».
Suite au communiqué conjoint du 1er février, la Maison Blanche a invité le roi jordanien ainsi que le président égyptien à Washington. Si le palais royal a répondu présent, l’Égypte a fini par refuser l’invitation après la rencontre du président étatsunien et du roi Abdallah II, le 11 février.
Des « alertes » décontextualisées
Durant la rencontre avec le président étatsunien, en présence de la presse, le souverain jordanien a exprimé sa confiance en la capacité de Trump d’« instaurer la paix au Proche-Orient ». Cependant, il a évité de répondre aux attentes des États-Unis concernant l’accueil d’une partie des Palestiniens déportés. Lorsque Trump a fini par poser lui-même la question au roi, celui-ci a rappelé que toute décision s’appuiera sur un plan arabe commun avec l’Égypte et l’Arabie saoudite.
La chaîne qatarie Al-Jazira n’a pas retransmis cette rencontre en direct, mais en a rendu compte au fur et à mesure, à travers des bandeaux signalant les titres urgents. Voici la liste des alertes dans l’ordre où elles ont été diffusées :
- Trump : « Ce qui sera proposé sera extraordinaire pour les Palestiniens. Je connais bien le domaine immobilier et je pense que les Palestiniens apprécieront ce qu’on leur proposera. »
- Le roi de Jordanie : « Nous discuterons en Arabie saoudite comment travailler avec les États-Unis sur Gaza. Il y aura des réactions internationales. »
- Le roi de Jordanie : « Ce que nous pouvons faire immédiatement, c’est accueillir 2 000 enfants malades de Gaza. Nous attendons que l’Égypte présente de son côté un plan. »
- Le roi de Jordanie concernant l’accueil de Palestiniens : « Il faut prendre en compte la manière de faire cela de sorte à servir les intérêts de tous. »
- Le roi de Jordanie concernant la disponibilité d’une terre où les Palestiniens pourraient s’installer : « Je dois faire ce qui est dans l’intérêt de mon pays. »
Sorties de leur contexte, ces citations, émanant de dépêches de l’agence Reuters, ont donné l’impression que le roi Abdallah II acceptait le plan de Trump, et qu’il comptait accueillir les Palestiniens en Jordanie.
Or, à aucun moment, le roi n’a émis le moindre consentement quant à ce plan. Il a seulement déclaré que tout ce que son pays pouvait faire dans l’immédiat, c’était d’accueillir 2 000 enfants gazaouis atteints de cancer ou dont l’état de santé était particulièrement dégradé. Une initiative que le président étatsunien a qualifiée de « belle » en affirmant qu’il venait d’en apprendre l’existence. Ensuite, Abdallah II n’a pas parlé de la troisième minute de la conférence de presse à la huitième minute. Il n’a repris la parole que lorsqu’un journaliste lui a demandé son avis sur le souhait des États-Unis de contrôler Gaza. Évitant de répondre directement à la question, il a plutôt réaffirmé qu’il fallait attendre que l’Égypte présente son plan et ne pas précipiter les choses.
Lorsque le journaliste a de nouveau demandé au roi si des terres jordaniennes seraient allouées pour accueillir les Gazaouis, celui-ci a répondu qu’il devait penser en priorité à l’intérêt de son pays. Il a ajouté que le président étatsunien appréciait la décision jordanienne d’accueillir les 2 000 enfants. Cette dernière proposition s’est avérée bien pratique pour permettre au souverain jordanien de ne pas se prononcer sur des plans futurs ni de consentir au projet des États-Unis.
Vague de colère à Amman et au Caire
Comme dans le reste du monde arabe, la chaîne Al-Jazira est l’une des chaînes d’information continue les plus suivies en Jordanie. Elle l’est d’autant plus depuis le 7 octobre, grâce à sa couverture de la guerre génocidaire à Gaza rendue possible par un large réseau de correspondants dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.
Mais la manière dont elle a rendu compte de la rencontre entre les dirigeants jordanien et étatsunien a mis le feu aux poudres en Jordanie. Certains étaient en colère, pensant que le roi avait consenti à « vendre Gaza » et « trahir la cause [palestinienne] ». D’autres en voulaient à la chaîne qatarie, l’accusant de « ternir l’image de la Jordanie » et de son roi en « diffusant de fausses informations ». Enfin, les soutiens du gouvernement jordanien ont rappelé que les intérêts de la Jordanie passaient avant tout.
Dans la même soirée, le ministre jordanien des affaires étrangères Ahmed Safadi est intervenu sur plusieurs chaînes de la télévision pour clarifier les déclarations du roi et lever le quiproquo. Il a souligné que le roi n’a, à aucun moment, émis d’accord sur le plan de Trump de déporter les habitants de Gaza.
Mais les réactions ne se sont pas limitées à la Jordanie. Les réseaux sociaux égyptiens se sont enflammés à leur tour, accusant le roi d’avoir « vendu » Gaza. Ils reprochaient aussi à la Jordanie de se mettre en retrait pour laisser l’Égypte assumer toute la responsabilité, jugeant par ailleurs la présence et les déclarations d’Abdallah II « plutôt faibles ». Des internautes ont même mobilisé l’histoire, rappelant comment la famille royale hachémite s’est retrouvée à la tête du royaume, ou encore les critiques acerbes du président Gamal Abdel Nasser à l’encontre du défunt roi Hussein, père de Abdallah II (1). Une bataille s’est enclenchée sur les réseaux sociaux entre Égyptiens et Jordaniens. Ces derniers défendaient la position du roi, arguant que ce dernier avait su éviter les pièges qui lui avaient été tendus par Washington. Ils sont allés jusqu’à accuser les Frères musulmans, qui jouissent depuis septembre 2024 d’une majorité relative au Parlement, d’alimenter ces critiques.
Intervention de la Maison Blanche
Voulant calmer le jeu, la porte-parole de la Maison Blanche Karoline Leavitt a tenu une conférence de presse le lendemain. Elle a confirmé que le roi Abdallah II a formellement refusé la proposition de président Trump, ce qui a mis fin à tout débat autour de la déportation des Palestiniens. Quelques heures après ces déclarations, la Maison Blanche a publié un message d’une quarantaine de secondes remerciant le roi Abdallah II et son peuple, suite à sa visite.
Le secrétaire d’État aux affaires étrangères Marco Rubio a déclaré deux jours plus tard que « pour le moment, le seul plan — bien qu’il ne plaise pas [aux pays arabes] — est celui proposé par Trump. S’ils ont une meilleure proposition, il est temps de la présenter. » Une proposition jordano-égyptienne, ainsi que la visite de Sissi à Washington, est prévue dans la foulée du sommet urgent de la Ligue arabe, qui se tiendra le 4 mars, convoqué par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salmane.
Rubio a également déclaré : « Tous ces pays accordent une grande attention aux Palestiniens, mais aucun d’entre eux ne veut les accueillir, et, historiquement, aucun d’eux n’a rien fait pour Gaza. » Ainsi, le responsable de la politique étrangère étatsunien ne semble pas au courant qu’une grande partie du peuple jordanien est d’origine palestinienne ni que la Syrie et le Liban accueillent déjà, depuis plusieurs décennies, des réfugiés palestiniens.
À cause de cette polémique, des voix ont appelé sur les réseaux sociaux en Jordanie à boycotter Al-Jazira. Ce n’est pas la première fois que la chaîne qatarie fait l’objet de tels appels. Au-delà de l’actualité extrêmement tendue, les conséquences de sa couverture décontextualisée montrent la permanence de vieilles rancœurs arabes, que seul peut contrebalancer l’attachement des populations arabes à la question palestinienne.
Notes
1- NDLR. Les deux dirigeants entretenaient des relations assez exécrables, Nasser accusant le roi jordanien d’être l’allié de l’impérialisme britannique, tandis que Hussein se sentait menacé par le panarabisme prôné par Nasser. Il arrivait alors souvent à ce dernier de traiter le monarque de tous les noms d’oiseaux lors de ses discours.
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