Édition du 28 janvier 2025

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Médias

Le moment Gutenberg du retour de Trump

Le retour de Trump provoque le désarroi. 2016 ne fut donc pas un accident, mais un symptôme. Nous vivons une révolution de l’information à l’échelle de l’invention de l’imprimerie. Une poignée de milliardaires a pris la place des intellectuels au sommet de la pyramide de l’information. Sans un contrôle démocratique de l’espace public, la démocratie ne peut survivre.

Tiré du blogue de l’auteur.

Le 20 janvier Donald Trump fut inauguré 47e président des États-Unis. Nous sommes déjà passés par là. En 2016, bien sûr, et pourtant, la répétition et l’ampleur de la victoire de Donald Trump, ses déclarations et la composition de son équipe suscitent un désarroi inédit. Il semble que nous ayons atteint un point de bascule.

Soudainement nous ne sommes plus du côté des vainqueurs de l’Histoire. « Nous », ce sont ceux qui s’identifient à une longue tradition politique qui remonte au XVIIIe siècle, avec Montesquieu et Jefferson, dont la pensée politique s’est articulée autour de la question de savoir comment éviter qu’un Donald Trump puisse un jour être élu président.

D’où le système indirect pour l’élection présidentielle, le collège électoral e tutti quanti. C’est ainsi que les États-Unis sont devenus un phare de résilience démocratique et une source d’inspiration pendant deux siècles et demi. Ce n’est plus le cas.

Que nous dit le retour de Donald Trump à la Maison Blanche sur l’état de la démocratie moderne ? Trump est-il un nouvel Adolf Hitler, ou juste, par exemple, un nouveau Napoléon III ? Les élections de 1848 furent les premières en France où tous les hommes adultes pouvaient voter. Le neveu de Napoléon remporta les élections, gouverna par plébiscite et, dès 1852, se couronna empereur à vie. En voilà un scénario qui a tout pour séduire Trump.

Il fallut une défaite militaire contre l’Allemagne pour renverser Napoléon III. Sedan 1870, ce ne fut pas gai, mais largement préférable à Berlin 1945, admettons-le. Sous la IIIe République, l’école obligatoire devint l’obsession centrale des élites libérales, pour éduquer les masses et éviter le risque d’un retour à 1848. À l’époque, un tiers de la population ne savait ni lire ni écrire. Qualifier les électeurs de Trump d’« analphabètes » aujourd’hui n’a pas le même sens. L’école obligatoire ne pourra nous sauver cette fois-ci. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Gutenberg

Au XIXe siècle, les élites progressistes disposaient d’une confiance aussi révolutionnaire que paternaliste. Elles savaient ce qui était le mieux pour le peuple. L’émanciper de son ignorance était dans son propre intérêt, chose qu’il finirait bien par admettre. Bien avant de renverser l’ordre politique, les élites libérales avaient renversé l’ordre culturel. Leur mission civilisatrice s’étendait des villes vers les campagnes, de la bourgeoisie vers le prolétariat et la paysannerie, du centre vers les périphéries impériales.

Ces élites avaient raison d’être confiantes. La technologie était de leur côté. L’invention de l’imprimerie en 1450 fut une révolution technologique, suivie d’une révolution culturelle et, trois siècles plus tard, d’une révolution politique. Reproduire un texte écrit prenait beaucoup de temps avant Gutenberg. Les textes écrits étaient rares et les clercs capables de les produire et lire formaient de petites élites professionnelles au service des pouvoirs religieux et politiques. L’invention de l’imprimerie brisa le pouvoir de l’Église et ouvrit la route à la Réforme. La Bible de Luther pouvait être reproduite à l’infini et les croyants n’avaient plus besoin du clergé pour la lire.

L’imprimerie a démocratisé l’accès à la consommation des textes écrits et, dans une moindre mesure, à leur production. À mesure que les rangs des classes lettrées grandissaient, elles purent rompre avec le monopole du savoir de l’Église, puis avec le monopole du pouvoir de la monarchie. C’est l’imprimerie qui permit l’ascension de Montesquieu et Jefferson. La promesse démocratique se distillait à travers un modèle pyramidal de percolation. Peu pouvaient publier des livres et pamphlets au XVIIIe siècle, mais ils n’étaient pas tellement plus nombreux à écrire dans la presse quotidienne au XIXe ou à s’exprimer sur les ondes de la radio et de la télévision publiques au milieu du XXe.

Le savoir produit au sommet percolait lentement, des livres savants aux journaux, des élites jusqu’à l’électorat. Bien sûr, les progressistes n’en avaient pas le monopole. Mais ils étaient à l’action, les autres à la réaction. La « pensée réactionnaire » était réduite à cela, traitée avec une égale mesure d’hostilité et de mépris.

Berlusconi, Bolloré, Bezos

Cinq siècles après le moment Gutenberg, il y eut, en 1994, le moment Berlusconi. En quelques mois, le paysage politique italien s’effondra. Les partis traditionnels furent dissous et, avec Berlusconi, émergea un opérateur politique d’un genre nouveau. Jusque-là, les partis politiques et les syndicats possédaient des journaux et contrôlaient les médias publics. Cela produisait des électeurs loyaux et des élections prévisibles.

Berlusconi avait construit son empire médiatique lors de la privatisation des ondes puis multiplia ses acquisitions dans la presse écrite. Il savait comment plaire à son public grâce au sexe, au crime et au scandale. En 1994 on découvrit que son intuition fonctionnait tout aussi bien en politique. Berlusconi guida son public vers ses chaînes de télévision et son électorat vers son parti. Soudain, les médias possédaient la politique.

Les patrons des médias n’avaient pas besoin de se faire élire pour avoir du pouvoir. Rupert Murdoch hérita d’un journal local de son père en 1952, avec 75 000 lecteurs.[1] Dix ans plus tard, il détenait les deux tiers des journaux australiens. Sa stratégie consistait à défendre la cause d’un candidat en détruisant son adversaire. En retour, ses favoris changeaient les lois qui interdisaient les monopoles dans les médias. En 1969, Murdoch débarqua en Grande-Bretagne, où il acquit la presse tabloïde et aida Margaret Thatcher à remporter les élections de 1979. Thatcher, à son tour, lui permit d’acheter The Times of London et de lancer Sky Television, la première chaîne privée. Il répéta son exploit aux États-Unis, achetant des tabloïds, créant Fox TV, poussant l’élection de Ronald Reagan et obtenant à nouveau en retour un changement des règles du jeu – notamment la Fairness Doctrine, qui obligeait les chaînes à présenter les deux côtés d’un débat politique. Thatcher et Reagan, le Brexit et Trump sont les enfants de l’ère Murdoch.

En France, Vincent Bolloré a fait de même dans les années 2010, élargissant son monopole dans la presse écrite et la télévision privée, imposant ses obsessions personnelles sur l’immigration et l’islam, d’abord dans le débat public puis dans les politiques des gouvernements Sarkozy et Macron. Acheter des médias donne du pouvoir et des rendements indirects disproportionnés. Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post (et d’Amazon), ordonna à sa rédaction de rompre avec une longue tradition et de ne pas prendre parti lors des élections présidentielles. Sa décision, fin octobre 2024, lui coûta l’annulation instantanée de 250 000 abonnements (environ 10 %), soit une perte de 15 millions de dollars.[2] L’élection de Trump ajouta 7 milliards de dollars à sa fortune personnelle.[3]

Les élites progressistes ont été virées du sommet de la pyramide de l’information par des capitalistes monopolistes. La concentration du paysage médiatique que nous observons aujourd’hui est le résultat du changement des règles du jeu – le démantèlement de l’antitrust – et d’une révolution technologique. Internet permet une circulation instantanée de l’information et les entreprises mondiales ont pris la place d’opérateurs locaux et indépendants.

Réseaux sociaux ou espace public ?

Pourtant, Internet portait une promesse de révolution démocratique de l’information. Voici un espace d’échange ouvert, sans seuil d’entrée. Internet a annulé la pyramide et créé un égalitarisme technologique. Plus besoin de posséder une imprimerie ou une chaîne de télévision, plus besoin de passer par une sélection élitiste pour devenir faiseur d’opinion. Quiconque possède un smartphone peut devenir influenceur.

Désormais, plus le message est court, plus l’audience est large. Tweets et TikTok remplacent livres et essais. Ce faisant, nous avons perdu la possibilité de présenter des questions complexes pour ce qu’elles sont. Le soundbite a remplacé la culture rhétorique de la politique parlementaire depuis 1789. Internet n’est pas un nouvel espace public, mais la multiplication infinie des espaces privés d’expression.[4] La démocratie exige une dynamique centripète dans laquelle le débat doit trouver un terrain d’entente et produire un compromis.[5]

Les réseaux sociaux fonctionnent en centrifuge. Pourquoi faire l’effort de trouver un terrain commun avec ceux avec qui on est en désaccord si l’on peut choisir de n’échanger qu’avec ceux qui pensent comme vous ? Et même si vous ne choisissez pas le séparatisme des idées des réseaux sociaux, les algorithmes le feront pour vous en suggérant du contenu conforme à votre historique de navigation. L’anarchie n’est pas la liberté et l’absence de loi n’est autre que le triomphe de la loi du plus fort.

La rapidité avec laquelle les start-up des réseaux sociaux sont tombées dans les portefeuilles d’actions du capitalisme monopoliste le prouvent. Elon Musk a perdu des sommes astronomiques en achetant Twitter mais cela lui a permis de gagner plus de pouvoir politique qu’il n’en avait déjà. Musk a rétabli le compte de Trump sur X et supprimé la modération. L’élection de Trump a ajouté 26,5 milliards de dollars à sa fortune personnelle et le 20 janvier, Musk aussi rentre à la Maison Blanche.

Il ne peut y avoir de démocratie sans débat public. Dans la cité d’Athènes, ce débat avait lieu en assemblée de citoyens dans l’agora. L’invention de l’imprimerie a permis l’émergence d’un espace public à une échelle considérablement augmentée, sous l’hégémonie des élites érudites. Le monde de Gutenberg est révolu. La nouvelle révolution de l’information a créé un monde où l’information circule tout autrement, posant des défis de fond pour le débat public et la démocratie. Qu’on le veuille ou non, nous devons apprendre à vivre avec la révolution technologique que nous subissons.

Mais il n’y a rien d’inévitable dans la manière dont l’hégémonie culturelle a été simplement remplacée par l’hégémonie des monopoles financiers. La technologie du nouvel espace public a besoin de régulation. Il faut donc rétablir les règles anti-trust et démanteler les monopoles dans l’économie de l’information. Il faut ensuite concevoir Internet et ses réseaux sociaux comme des infrastructures publiques avec des règles communes sur la propriété, la modération et la liberté d’expression.

La haine, le mensonge et l’incitation à la violence ne relèvent pas de la liberté d’expression : ils la détruisent. Ils – et le capitalisme monopoliste – ont remporté la bataille. La sauvegarde de la démocratie exige un nouveau contrat social qui inclut la régulation de la manière dont l’information circule. Si Berlusconi, Murdoch, Bolloré, Bezos, Musk et Trump peuvent nous apprendre une chose, c’est que la culture compte. Qui contrôle les médias contrôle le pouvoir politique. Il y a de l’espoir à en tirer. Le combat sera long, mais s’ils ont pu acheter le pouvoir politique, ils peuvent aussi en être dépossédés.


Pieter Lagrou, Professeur d’histoire contemporaine à l’Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica.

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Notes

[1] https://www.nytimes.com/interactive/2019/04/03/magazine/rupert-murdoch-fox-news-trump.html

[2] https://www.washingtonpost.com/style/media/2024/10/29/washington-post-cancellations-number/

[3] https://www.theguardian.com/business/2024/nov/07/trump-victory-adds-record-wealth-richest-top-10

[4] Voir aussi Byung-Chul Han, Infocratie. Numérique et crise de la démocratie. (PUF, 2023, 104 p.)

[5] Voir aussi Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant. (Gallimard, 2023, 130 p.)

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Pieter Lagrou

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