Tiré du blogue de l’auteur.
L’affaire Meurice cause confusion et convulsion. Quelques semaines après la barbarie funeste du Hamas et la riposte violente du gouvernement israélien, l’humoriste de France Inter, Guillaume Meurice, se livre à une chronique à l’aube d’Halloween. Appelé à dresser l’inventaire de « déguisements pour faire peur », il laisse tomber : « Alors, en ce moment, il y a le déguisement Nétanyahou, qui marche pas mal pour faire peur, Vous voyez qui c’est ? Une sorte de nazi, mais sans prépuce ».
Mesurée est la réponse initiale de la direction de la radio publique : sans condamner vertement l’humoriste, elle signale à raison sa sympathie envers le malaise ressenti par une partie des auditeurs. La direction procède également à une distinction : les propos prononcés n’ont pas outrepassé les balises posées par le droit tout en franchissant pourtant la limite « du respect et de la dignité ». Les secousses provoquées par l’éclat langagier de Guillaume Meurice amènent promptement une seconde salve plus percutante. En l’absence de contrition de l’humoriste, la direction de Radio France lui adresse un avertissement. L’humour ne saurait avoir pour vocation d’« ajouter de la division à la division », de professer la direction de la radio publique.
L’Arcom ne se tient pas en retrait et sert une mise en garde à Radio France pour les propos de son humoriste. Elle reproche à l’antenne nationale de s’être écartée de « ses missions » et d’avoir mis à mal « la relation de confiance qu’elle se doit d’entretenir avec l’ensemble de ses auditeurs ». Le réquisitoire se poursuit : « Les risques de répercussions sur la cohésion de notre société ne pouvaient être ignorés, tout particulièrement dans un contexte marqué par la recrudescence des actes à caractère antisémite ».
À l’inverse, la justice pénale ne trouve pas à redire et la plainte pour « provocation à la violence et à la haine antisémite » ainsi que pour « injures publiques à caractère antisémite » est classée sans suite.
Cette décision porte à conséquence : il n’y avait ni infraction, ni même matière à procès.
Ragaillardi – ou tout bonnement désireux de marquer le coup au nom de la liberté d’expression – l’humoriste reprend sitôt après les mêmes mots en ondes et est prestement convoqué par sa direction dans la perspective de nouvelles sanctions pouvant aller jusqu’au licenciement.
L’affaire Meurice est, ni plus ni moins, le procès de l’humour.
Le rire, complice de la violence voire agitateur délétère délibéré ? Oui, parfois. La Cour européenne des droits de l’homme ne se défile pas au sujet de Dieudonné : un spectacle destiné à railler l’extermination des Juifs lors de l’Holocauste ne saurait bénéficier de la protection accordée à la liberté d’expression. Cet arrêt souligne à bon droit le travestissement de l’art en cause.
Il n’empêche : l’humoriste jouit, en temps normal, d’une latitude appréciable de manière à dénoncer, même de manière acerbe, des travers sociaux supposés ou avérés. La Cour suprême du Canada consacre ce droit constitutionnel à l’insolence artistique. Dans deux arrêts de principe, elle campe le décor avec précision et justesse. À moins d’être poussée à l’extrême, l’ironie ne saurait se prêter à une condamnation, sauf à entraver à l’excès la liberté d’expression (Whatcott). D’une part, l’humour « possède rarement l’effet d’entraînement requis pour susciter chez des tiers une attitude de haine et de discrimination » (Ward). D’autre part, la censure n’a pas lieu d’être, lorsque l’auditoire est en mesure de déceler le procédé humoristique à l’œuvre. En somme, la tentation de l’interdit est tout bonnement infondée lorsqu’elle mésestime le « discernement » de l’auditoire et sa capacité à « ne pas prendre tout ce qui est dit au pied de la lettre » (Ward).
Que reste-t-il, dès lors ? Des sentiments meurtris par certains propos jugés offensants. Or, ce préjudice émotionnel ne saurait suffire à museler quiconque : le droit de ne pas être offensé « n’a pas sa place dans une société démocratique », d’asséner sans ménagement la cour suprême canadienne.
Le contraste entre les réactions de l’ARCOM et de Radio France et les prises de position canadiennes en faveur de la liberté d’expression ne s’arrête pas là. À preuve cette affaire tranchée en 2023 par la magistrature canadienne à propos de l’emploi en ondes du titre d’un livre remarqué en son temps par la critique littéraire. Intitulé « Nègres blancs d’Amérique » ; le livre de Pierre Vallières paru en 1968 se faisait l’écho du prolétariat québécois francophone de l’époque. Ce titre est mentionné en ondes en 2020 dans une émission consacrée aux idées devenant taboues. Un auditeur s’en indigne et saisit l’équivalent canadien de l’ARCOM, le CRTC, qui fustige l’emploi répété de ce titre durant l’émission.
Dans le sillage du décès tragique de George Floyd, pareille mention en ondes, sans précaution aucune, ne contribuait pas « au renforcement du tissu culturel et social et au reflet du caractère multiculturel et multiracial de la société canadienne ». Partant, les radiodiffuseurs devaient redoubler de vigilance et instaurer « toutes les mesures nécessaires pour atténuer l’impact d’un propos pouvant être perçu comme offensant par son auditoire ». Ce raisonnement – qui n’est pas sans évoquer celui retenu par la direction de Radio France au nom de la nécessaire cohésion sociale – est salutairement invalidé par la Cour d’appel fédérale au motif qu’il occulte l’importance de la liberté d’expression ainsi que l’indépendance en matière de journalisme, de création et de programmation dont jouissent les radiodiffuseurs. Au surplus, la cour estime que l’équivalent canadien de l’ARCOM a tenté de s’arroger « un pouvoir discrétionnaire illimité sur ce qui peut et ne peut être dit sur les ondes ». Autant un organisme régulateur peut à bon droit intervenir au sujet d’excès, autant les mesures prônées ne sauraient l’être sans égard à la liberté d’expression.
Cette mise au point est également une mise en perspective. Il serait étonnant de condamner l’humour au motif qu’il porte en son sein la division lorsque des instances officielles investissent l’arène publique et lancent elles-mêmes des cris d’alarme. Le 5 novembre, dans un geste symbolique comme exceptionnel, plus de dix têtes dirigeantes d’entités onusiennes signaient collectivement une tribune publique réitérant l’atrocité des basses œuvres du Hamas tout en stigmatisant une riposte jugée indigne (« outrage » en anglais) au vu du nombre de civils tués et de ceux et celles privés de ressources essentielles en raison de bombardements décrits comme « inacceptables », vu l’ampleur des lieux visés : hôpitaux, lieux de culte, abris, demeures. L’horreur est décriée, de part et d’autre, dans un camp comme l’autre, en toutes lettres. Il est à se demander en quoi une condamnation émanant de sources officielles, visiblement concertée et forcément destinée à marquer les esprits, est moins à même de remuer l’opinion publique qu’une saillie humoristique.
La position canadienne est sans ambiguïté : les effets soi-disant nocifs de l’humour ne sauraient être exagérés. De surcroît, les organismes régulateurs ne disposent pas d’une capacité débridée de proclamer des oukases langagiers. Sous le couvert de vouloir tuer dans l’œuf des polémiques jugées néfastes au climat social, il est à se demander si l’ARCOM et la direction de Radio France ne condamnent pas, en réalité, l’effet dénonciateur de l’humour tout en laissant indemnes des propos d’instances officielles non moins ravageurs.
Pierre Rainville, Professeur titulaire
Cotitulaire de la Chaire de recherche France-Québec sur les enjeux contemporains de la liberté d’expression (FRQ / CNRS) - COLIBEX
Faculté de droit, Université Laval à Québec
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