Tiré du site Fourth.international
Lettre du comité de rédaction Against the Current
Dimanche 25 octobre 2020
Dans cet incendie politique causé par Trump tout au long de cette année, la difficulté de la prédiction réside en partie dans le fait qu’une grande partie du Parti républicain s’est transformée en quelque chose de proche du « Front National » français ou de « L’Alternativ für Deutschland » allemand, des partis d’extrême droite raciste qui, avec un consensus de l’establishment, sont exclus des gouvernements nationaux de chacun de ces pays, bien qu’ils soient régionalement ou localement très puissants. Dans le contexte américain, les dommages humains et politiques des quatre dernières années sont déjà assez graves, mais l’étendue de la menace reste à vérifier.
La « Surprise de septembre », cette ruée de Trump pour faire occuper le siège de la Cour suprême après la mort de Ruth Bader Ginsburg, a soulevé la possibilité explicite de l’utilisation de la Cour Suprême pour arrêter le décompte des voix et voler l’élection. Dans le même temps, le long article de Barton Gellman dans The Atlantic (23 septembre 2020), « L’élection qui pourrait briser l’Amérique », montre à quel point la lutte post-électorale pourrait devenir une lutte au couteau avec peu de règles claires et aucune autorité décisionnelle ultime.
De nombreux scénarios ont déjà été envisagés et simulés par le projet Transition Integrity (« Preventing a Disrupted Presidential Election and Transition », 3 août 2020). Les auteurs de TIP mettent en garde : « L’analogie la plus proche peut être l’élection de 1876 conduisant à un grand marchandage quelques jours avant l’investiture, comme celui qui a échangé la fin de la Reconstruction post Guerre de sécession contre la paix électorale et a abouti à un siècle d’application des lois de discrimination raciales Jim Crow, laissant de profondes blessures qui sont loin d’être guéries aujourd’hui. »
C’est un clair avertissement de ce à quoi pourrait ressembler une négociation « bipartite » aujourd’hui. Les temps que nous vivons sont tels qu’en novembre-décembre prochain, les États-Unis pourraient faire face à une crise existentielle à grande échelle de leur système constitutionnel, à moins que ces préoccupations disparaissent comme au réveil d’un mauvais rêve. En ce moment, il n’y a tout simplement aucun moyen de savoir ni de prédire si la classe capitaliste américaine est prête à risquer de briser la légitimité de ses institutions politiques.
Il se pourrait bien, surtout si la marge de Biden est large, que la direction républicaine refuse de suivre Trump sur la voie d’une crise extrême. Trump a déjà offert à la classe dirigeante un pouvoir judiciaire fédéral et une Cour suprême tout acquis à la droite, la destruction massive des mesures de protection des consommateurs et de l’environnement, et de géantes réductions d’impôts. Mais comme cela a déjà coûté aux Républicains la perte de leur majorité à la Chambre des Représentants, et peut-être leur majorité au Sénat, leur loyauté à Trump a peut-être atteint un point limite où les inconvénients l’emportent sur les avantages. Au lieu de cela, il pourrait être forcé de sortir avec un accord pourri conclu avec Biden de ne pas poursuivre ses opérations criminelles passées et présentes.
Si l’on devait arriver à une confrontation post-électorale avec un Trump vaincu cherchant à nier le résultat, il appartiendra clairement à la gauche de participer pleinement aux mobilisations de masse pour défendre le vote. Au-delà de ce point de principe crucial, nous n’essaierons pas ici d’ajouter aux analyses qui prolifèrent en ligne et dans la presse sur la façon dont l’élection et ses conséquences pourraient se dérouler.
Nous nous concentrerons d’abord sur ce que nous savons, et ensuite sur ce qui semble être le résultat le plus probable — bien que loin d’être garanti —, une transition relativement ordonnée vers une présidence de Joe Biden. En effet, si les dirigeants d’entreprise néolibéraux qui contrôlent le Parti démocrate ne peuvent pas vaincre un organisme comme Donald Trump, il devient difficile de voir l’intérêt de leur existence, sauf comme réceptacle de fonds massifs des méga-donateurs qui fixent le programme du parti.
Les crises persistent
Si quelqu’un d’un côté ou de l’autre du spectre politique des deux partis croit que l’élection de son candidat résoudra les multiples calamités auxquelles cette société est confrontée, nous aimerions lui offrir un stock de réserve d’hydroxychloroquine bon marché.
Les incendies de forêt transforment les forêts et les villes de l’Ouest en cendres et le ciel en orange toxique, des ouragans successifs écrasent le Golfe et les côtes Est, et la tempête de vent moins médiatisée qui a soufflé sur Cedar Rapids dans l’Iowa ne sont plus des événements exceptionnels. Ils marquent l’arrivée qui n’est plus contestable, sur ces contrées, de la catastrophe du changement climatique qui ne fera qu’empirer dans les années et les décennies à venir.
La crise du coronavirus, même avec des vaccins potentiels qui arriveront dans quelques mois si nous sommes chanceux, persistera jusqu’en 2021, selon des experts en santé publique et en épidémiologie relativement optimistes. À la fin d’octobre 2020, les décès officiels (probablement sous évalués) aux États-Unis dûs à COVID-19 ont dépassé les 225 000 et pourraient doubler d’ici à la fin de l’année. La mort causée par le virus frappe d’abod lourdement d’abord les travailleurs du rang en première ligne devant la maladie, leurs familles et leurs communautés de couleur qui subissent également le pire impact de la profonde récession économique qui ne peut prendre fin tant que la pandémie de coronavirus ne sera pas contenue.
Avant même que Trump lui-même ne contracte le COVID-19, le fait, révélé par Bob Woodward, que Trump savait dès le départ que le virus était une crise grave qu’il a délibérément cachée au public, est « surprenant », principalement dans le sens que ce n’est pas vraiment surprenant du tout compte tenu de son dossier. Cela a peut-être aussi permis à son ami Jair Bolsonaro, le président semi-fasciste du Brésil, de rejeter le virus là-bas comme « une petite grippe », avec des conséquences dévastatrices pour ce pays et en particulier ses peuples autochtones.
Mais même en dehors de l’indolence criminelle de Trump et de ses rassemblements de campagne de super contaminants, les États-Unis ont un système de santé qui reste le plus mal préparé parmi tous les pays riches pour gérer une urgence de maladie infectieuse. La leçon la plus importante de la pandémie et de l’effondrement associé de l’emploi est la nécessité dramatique d’un service de soins de santé universels, l’Assurance Maladie pour tous.
C’est une demande soutenue par environ les deux tiers de la population américaine, extrêmement populaire parmi la base et chez les militantEs du Parti démocrate, et qui rencontre la vive opposition des deux partis capitalistes, y compris de Biden qui promet d’opposer son veto à toute loi de ce type qui passerait de façon improbable au Congrès.
Il y a des crises collatérales dont nous avons discuté dans les éditions précédentes de Against the Current, y compris la question non résolue de l’enseignement public, des écoles primaires au collège. L’ouverture des écoles est une menace mortelle pour les enseignants et les communautés, tandis que le recours à l’apprentissage à distanc aggrave les inégalités raciales, de classe et géographiques en raison des disparités dans l’accès à la technologie nécessaire.
Les énormes déficits budgétaires auxquels sont confrontés les gouvernements des États et des collectivités locales, pour lesquels le Sénat, contrôlé par les Républicains, s’est engagé à ne rien fournir, ne sont toujours pas entièrement comptabilisés.
En plus de tout cela, malgré l’énorme recrudescence de l’activité #BlackLivesMatter et le soutien populaire à la lutte, les forces de police semblent en mesure de poursuivre et d’intensifier les tactiques brutales de contrôle et d’arrestation jusqu’au meurtre de civils. L’échec à inculper la police qui a tué Breonna Taylor met en évidence le fait qu’il ne s’agissait pas de « flics voyous » mais qu’ils agissaient sur la base des règles du système. Cela illustre le fonctionnement réel du système, avec tout son potentiel de conséquences explosives.
Regarder devant nous
Dans ce contexte, quelles seraient les perspectives d’une présidence de Joe Biden, si elle sortait de la poussière et de la crasse des élections de novembre ?
Pour commencer, l’évidence est que le mantra de la campagne républicaine selon lequel "Biden est le captif de la gauche radicale", absurdité républicaine répétée à chaque élection, récitée avec plus de bile vicieuse pendant l’ère Trump, est l’exact inverse de la vérité. La convention démocrate a établi l’hégémonie décisive de la direction du parti néolibéral Biden-Obama-Clinton et la marginalisation de l’aile « progressiste ». Il y avait plus de temps de parole et de visibilité pour les figures républicaines modérées soutenant Biden que pour les forces soutenant AOC (Alexandria Ocasio-Cortez) et Bernie Sanders. Ce n’est pas seulement un calcul électoral cynique, c’est ce avec quoi Biden est à l’aise, comme le montre son bilan politique.
La plate-forme du parti, quelle que soit l’attention qu’on lui prête, a supprimé une proposition datant de 2016 qui demandait la fin des subventions aux industries des combustibles fossiles. Elle a maintenu un soutien inconditionnel à Israël malgré la protestation croissante de la base du parti, y compris des jeunes Juifs, à la politique d’occupation brutale menée par Israël et à la suprématie juive ethno-nationaliste qui y est mise en œuvre. Pire encore, la campagne Biden n’a pas attendu un seul jour avant de lancer un dénigrement gratuit contre la principale activiste américano-palestinienne Linda Sarsour qui a pris la parole lors d’un événement parallèle américano-musulman pendant la semaine de la convention.
Si tout cela ne suffisait pas à signaler où une administration Biden est susceptible d’aller, il y a un autre facteur : un blitz anti-Trump a commencé, alors que des secteurs des élites américaines avaient tardivement répondu à la menace d’où Trump pourrait les diriger. L’avalanche de livres publiés dans la précipitation par Mary Trump, Michael Cohen, puis Bob Woodward et Peter Szrok n’est pas accidentel.
Dans quelle mesure leurs révélations déplacent l’aiguille électorale finale est une donnée inconnue, mais elles indiquent l’espoir de l’establishment que Biden sera le candidat « unité et guérison » pour un pays polarisé. Ce que Biden est censé unifier est un immense vide.
En bref, Donald Trump enflamme à la fois sa propre base et l’opposition démocrate, tandis que Joe Biden met une grande partie de la base démocrate en sommeil. Comme l’ont dit certaines personnalités comme Cornel West et Michael Moore, ils se sentent obligés de voter pour Biden, « mais nous ne mentirons pas pour lui. »
Les démocrates se sont engagés dans des jeux de pouvoir sordides pour exclure le ticket du Parti Vert Howie Hawkins/Angela Walker du vote dans les États cruciaux du Wisconsin et de la Pennsylvanie. Cela démontre un mépris caractéristique pour la démocratie qui est une grande partie de la raison pour laquelle les démocrates ont perdu tant de terrain. Une collection de points de vue sur l’élection figure sur le site de Solidarity, https://solidarity-us.org/, l’organisation qui parraine ce magazine, y compris les résultats d’un sondage de ses membres publié le 22 août 2020.
En allant un peu plus loin, nous pouvons poser trois questions qui se chevauchent en partie sur ce qu’une administration Biden/Harris pourrait faire dans des États-Unis post-2020.
Premièrement, comment une présidence Biden réagirait-elle aux pressions de l’aile gauche « progressiste » du parti au Congrès ? Comme déjà suggéré, nous soupçonnons que la réponse sera « très peu, voire pas du tout. » La question ne concerne pas les beaux discours de campagne sur le « build back and better » ou le changement climatique ou la justice raciale, mais ce pour quoi un président une fois au pouvoir est prêt à se battre. Rien de ce que nous avons vu indique que les démocrates progressistes pourront faire de Biden un combattant pour tout ce que ses amis « modérés » des deux partis n’approuvent pas.
Deuxièmement, comment la présidence Biden réagirait-elle aux mouvements militants qui se développeront ? Notre réponse est "peut-être un peu plus, parce qu’ils auront peu de choix". Bien sûr, Biden et Harris vont essayer de forcer #BLM (Black Lives Matter) et les combattants pour la justice environnementale et les droits des immigrants à se calmer et à agir "de manière responsable", mais nous nous attendons à ce que ces mouvements restent dans la rue, en particulier face à la police et à la violence raciste de droite qui ne disparaîtra pas.
Troisièmement, la grande inconnue — comment une administration Biden, malgré sa politique néolibérale et ses instincts conservateurs, pourrait-elle être contrainte de répondre aux urgences objectives de l’économie, à la pandémie et à la polarisation politique et raciale ? Si, par exemple, la majorité réactionnaire de la Cour suprême annule la loi sur les soins de santé, Biden aurait-il le courage de déclarer une urgence sanitaire nationale et de prendre les mesures nécessaires ?
La situation à laquelle nous sommes confrontés exige, pour commencer, une relance et des secours économiques massifs, une protection contre les expulsions et une réforme très sérieuse des infrastructures de santé, ne serait-ce que pour éviter une menace de descente au chaos. La force des circonstances pourrait-elle contraindre une administration démocrate à abandonner son néolibéralisme stagnant et à aller vers quelque chose comme un New Deal ?
Les chances que cela survienne, et la possibilité d’un New Deal vert, sont encore moins facilement prévisibles que ce qui pourrait se dérouler dans les jours et les semaines suivant les élections du 3 novembre. Face à l’ampleur de la crise, c’est la mobilisation populaire qui peut faire la différence.
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