Tiré du site des Nouveaux cahiers du socialisme.
La résurgence de l’extrême droite n’est pas une aberration pour le Canada, quelque chose d’inattendu, d’inexplicable ou d’incohérent avec l’histoire canadienne. Il ne peut pas non plus être réduit à la pandémie, vouée à disparaître avec les mandats de masque et de vaccin. La croissance de l’extrême droite est plutôt ce que le marxiste italien Antonio Gramsci a décrit comme un « symptôme morbide » de la crise capitaliste profonde de notre époque, qui a été aggravée par la pandémie mais a commencé avant elle. Les organisateurs d’extrême droite seront sans aucun doute enhardis par l’ampleur et l’engagement du mouvement des convois et chercheront à en tirer parti à la fois électoralement et dans les rues. Ces développements signifient également un danger croissant pour les cibles du fiel et des fantasmes autoritaires de l’extrême droite : les personnes racisées, les peuples autochtones, les personnes queer et trans, et toute personne désireuse de se battre pour un monde socialement juste. La manière dont la gauche répondra à ces développements jouera un rôle décisif dans le façonnement de cette nouvelle période. Il nous incombe donc de comprendre comment nous en sommes arrivés là.
La renaissance du fascisme dans l’État canadien
La Grande Récession de 2008 – la plus grande crise mondiale de l’accumulation capitaliste depuis les années 1930 – s’est transformée en un long ralentissement économique avec une faible rentabilité pour le capital, qui s’est traduit par une précarité accrue pour les travailleurs et la petite bourgeoisie (le terme marxiste classique désignant la « classe » entre les grands capitalistes et les travailleurs, y compris les propriétaires de petites entreprises, les cadres intermédiaires, les professionnels et les militaires). Cette crise, combinée à l’islamophobie Étatique ambiante accompagnant la guerre contre le terrorisme et la réaction de la suprématie blanche contre le mouvement Black Lives Matter, a contribué à préparer le terrain pour la résurgence de l’extrême droite en Amérique du Nord et en Europe.
On a pu voir cette résurgence s’affirmer aux États-Unis, avec les manifestations des paramilitaires fascistes, plus récemment lors des rébellions de 2020 pour la défense des Black Lives, et de l’émeute du Capitole du 6 janvier ; cette situation a été alimentée, en partie, par Donald Trump et nombre de ses partisans à l’intérieur et à l’extérieur du Parti républicain. L’extrême droite a également développé une empreinte politique significative en France, en Grèce, en Italie, en Hongrie, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suède et en Finlande, entre autres pays européens, tirant les partis conservateurs traditionnels vers la droite. En Inde, l’extrême droite est devenue une force politique dominante sous le Premier ministre Narendra Modi et le parti Bharatiya Janata (BJP), qui est lié à des organisations paramilitaires fascistes. Jair Bolsonaro et ses partisans, quant à eux, témoignent d’une importante restauration d’extrême droite au Brésil.
La résurgence de l’extrême droite n’est pas une aberration pour le Canada, quelque chose d’inattendu, d’inexplicable ou d’incohérent avec l’histoire canadienne. Cela ne peut pas non plus être réduit à la pandémie, vouée à disparaître avec la vaccination et le port des masques.
Comparativement à ses équivalents dans de nombreuses autres régions du monde, l’extrême droite au Canada n’a pas trouvé grand-chose au départ dans les années qui ont suivi 2008. Comme Geoff McCormack et Thom Workman l’ont montré dans leur livre The Servant State : Overseeing Capital Accumulation in Canada , la gravité de la crise économique du début des années 1990 au Canada, plus importante que celle aux États-Unis et en Europe, a fait que la reprise capitaliste qui a suivi dans les années 1990 et au début des années 2000 a généré des niveaux de rentabilité suffisants pour servir de coussin en 2008.
La volatilité qui a alimenté la croissance de l’extrême droite dans d’autres parties du monde n’a tout simplement pas été vécue à la même échelle au Canada. Alors que Donald Trump utilisait la plate-forme fournie par sa course électorale et sa présidence pour son fiel raciste, xénophobe et nationaliste, et les forces fascistes américaines ont commencé à gagner en visibilité publique, une brève fenêtre s’est ouverte au cours de laquelle des organisations d’extrême droite comme les Soldiers of Odin, les Proud Boys, ID Canada et La Meute ont pu commencer à se mobiliser plus visiblement dans les villes canadiennes.
Une caractéristique clé qui façonnait l’extrême droite canadienne à ce stade, comme ses équivalents ailleurs, était son islamophobie extrême et complotiste – l’héritage de la participation du Canada à la guerre contre le terrorisme et les lois de sécurité post-11 septembre ciblant de facto les musulmans. Mais à l’extérieur du Québec, ces rassemblements n’ont jamais vraiment dépassé plusieurs dizaines de personnes. En 2018, cette vague d’extrême droite avait largement reflué, à l’exception notable du Convoi United We Roll début 2019.
Mais même si le Canada a été épargné par les pires aspects de la crise capitaliste de 2008, des contradictions sous-jacentes étaient néanmoins présentes. Le taux de profit avait diminué et la masse du profit stagnait, depuis avant 2008. En conséquence, les taux d’accumulation – c’est-à-dire, par exemple, l’investissement dans les nouvelles technologies, les machines et autres équipements – étaient (et restent) faibles. Inévitablement, ces contradictions ont commencé à s’approfondir, particulièrement après l’effondrement des prix du pétrole en 2014. Le Canada a connu une période de morosité économique prolongée au cours des dernières années. Alors que certaines sections du capital ont absolument bénéficié d’une flambée des bénéfices induite par la pandémie, la tendance plus large à la faiblesse de la rentabilité persiste. Avant la pandémie, le taux d’emploi et la croissance des salaires réels étaient anémiques. La dette des entreprises et des ménages au Canada augmentait régulièrement. Ils se classent désormais parmi les plus élevés au monde.
Les stratégies de survie dont dispose la petite-bourgeoisie sont plus limitées que celles dont disposent ses homologues plus grands, et la précarité de la position de classe petite-bourgeoise peut nourrir une rage qui se dirige contre tout ce qui semble la rendre encore plus incertaine…
Les dépenses du gouvernement en cas de pandémie et le programme d’ assouplissement quantitatif de la Banque du Canada ont maintenu à flot de nombreuses entreprises et ménages qui, autrement, auraient coulé. Malgré la forte contraction économique induite par les fermetures d’entreprises (“confinements”) imposées par l’État en 2020, les insolvabilités sont de 30% inférieures aux niveaux d’avant la pandémie. Pourtant, le capitalisme canadien est confronté à une grave incertitude, d’autant plus que les effets de la pandémie pourraient durer plus longtemps que la période pandémique, et cette incertitude continuera d’être ressentie le plus durement par les travailleurs et la petite-bourgeoisie. Les grands capitalistes sont également mis à mal dans ces moments-là et certains ne survivront pas à l’épreuve du temps. Mais avec leurs économies d’échelle et leur position relativement avantageuse dans les chaînes d’approvisionnement transnationales, elles sont mieux à même que leurs homologues plus petites de maintenir l’accès aux stocks et aux approvisionnements ; acheter les technologies les plus avancées pour augmenter la productivité (c’est-à-dire accumuler du capital) ; rechercher des marchés étrangers pour aider à rétablir la rentabilité ; réajuster les conditions de leurs emprunts ; et grignoter la part de marché des concurrents plus faibles (souvent plus petits).
La petite-bourgeoisie a été durement touchée par la pandémie et a largement puisé dans le Compte d’urgence pour les entreprises canadiennes, qui offrait des prêts sans intérêt aux petites entreprises ; le secteur des transports, notamment, a été l’un des plus gros utilisateurs de ce fonds, empruntant à un taux double de sa contribution au PIB. Les trois quarts des petites entreprises endettées craignent de ne jamais pouvoir rembourser leurs dettes. Les stratégies de survie dont dispose la petite-bourgeoisie sont plus limitées que celles dont disposent ses homologues plus grands, et la précarité de la position de classe petite-bourgeoise peut nourrir une rage qui se dirige contre tout ce qui semble la rendre encore plus incertaine, qu’il s’agisse de travailleurs qui luttent contre les réductions de salaire ; le comportement prédateur des concurrents multinationaux des petites entreprises ; le traitement spécial des grandes entreprises par le gouvernement ; réglementations et taxes lourdes ; ou des restrictions pandémiques que les grandes entreprises sont mieux à même de supporter ou de bafouer.
Médiatisé par le caractère profondément colonial et raciste du Canada, qui alimente l’esprit de clocher national de la classe moyenne, cette dynamique de classe est à l’origine du combat que mène aujourd’hui l’extrême-droite renaissante contre les confinements et les vaccins obligatoires.
Une tradition canadienne de violence
Nous avons déjà vu cette dynamique au Canada. Le paysage politique canadien des années 1930 était jonché d’organisations fascistes, des Swastika Clubs de l’Ontario à l’Union canadienne des fascistes, au Parti nationaliste canadien et au Ku Klux Klan (KKK). Le grand et influent Ordre d’Orange s’est également parfois livré à la violence pour soutenir sa politique militante protestante et pro-Empire britannique. L’une des plus grandes concentrations de fascistes en Amérique du Nord se trouvait au Québec, avec une base violente en uniforme centrée sur la petite bourgeoisie et les étudiants de l’Université de Montréal. Selon une tendance qui se répète à chaque résurgence d’extrême droite au Canada, les organisations fascistes des années 1930 comptaient parmi leurs membres des militaires ; Le major Joseph Maurice Scott, qui a enseigné l’entraînement physique au Collège militaire royal, a dirigé l’entraînement de l’aile paramilitaire de l’organisation d’Arcand.
Les relations fraternelles que le Parti conservateur d’aujourd’hui a noué avec l’extrême droite, dont ont été témoins le convoi United We Roll en 2019 et à nouveau lors des manifestations du « Freedom Convoy », ne sont pas non plus exceptionnelles dans l’histoire des grands partis conservateurs au Canada (sans parler de l’adulation d’Hitler par le premier ministre de l’époque, Mackenzie King, après l’avoir rencontré en 1937). Dans les années 1930, les fascistes québécois ont été financés par les conservateurs fédéraux pour renforcer activement le soutien électoral de ces derniers dans la province ; Le chef fasciste et autoproclamé « Führer canadien » Adrien Arcand a même rencontré le premier ministre d’avant-guerre RB Bennett pour discuter de stratégie, tandis que l’un des ministres du cabinet de Bennett était un partisan d’Arcand. Tout au long de son existence au cours du XXe siècle, Le Parti du crédit social, qui a gouverné l’Alberta pendant trois décennies, comptait des fascistes parmi ses membres. Certains d’entre eux monteront dans la hiérarchie du parti en Ontario dans les années 1970.
Alors que le long boom de l’après-guerre débouchait sur la crise économique des années 1970, l’extrême droite du monde entier prenait de l’ampleur, y compris au Canada, puisant une fois de plus son leadership et son noyau dans la classe moyenne. À Toronto, une organisation de campus farouchement anticommuniste appelée Edmund Burke Society a été formée au milieu des années 1960. Quelques années plus tard, certains de ses membres, s’étant radicalisés plus à droite, formeront la Garde occidentale fasciste. Un certain nombre d’autres organisations ouvertement racistes et violentes, dont le KKK, se sont également développées au Canada à la fin des années 1970 et au début des années 1980. À l’époque comme aujourd’hui, l’extrême droite a utilisé les campagnes de défense de la liberté d’expression comme outil d’organisation.
Le début des années 1990 a vu la récession la plus profonde que le Canada ait connue depuis la Grande Dépression, tandis que les réformes des politiques d’immigration des deux décennies précédentes ont entraîné la croissance des communautés de couleur dans les centres urbains. C’est dans ce contexte que le mouvement skinhead s’est développé à travers le pays et que le neo-Nazi Heritage Front a recruté avec succès dans les écoles secondaires de la région du Grand Toronto et sur les campus universitaires de l’Ontario. Les dirigeants du Heritage Front avaient de bonnes relations avec les fascistes à l’étranger, en particulier aux États-Unis. Leur stratégie comprenait l’entrée dans le nouveau Parti réformiste du Canada, dont le premier chef, Preston Manning, est le fils d’un ancien chef du Parti du crédit social en Alberta.
Dans sa première version, le Parti réformiste était ouvertement xénophobe, anti-autochtone et homophobe ; il a déployé un racisme codé quoique à peine dissimulé. Le Heritage Front a assuré la sécurité d’un certain nombre de réunions d’associations de circonscription du Parti réformiste à Toronto et d’un rassemblement de 1991 dirigé par Manning à Mississauga, auquel environ 6 000 personnes étaient présentes. En 1993, l’armée a été secouée par l’affaire somalienne, dans laquelle des soldats suprématistes blancs en mission de « maintien de la paix » agressé, torturé et assassiné des hommes somaliens. Une enquête ultérieure a révélé que l’armée était pleine de suprématistes blancs et de néonazis.
Une nouvelle reprise d’une vieille mauvaise chanson
La dernière résurgence d’extrême droite a commencé au début de la pandémie, avec des manifestations anti-masque et anti-confinement à travers le Canada. À l’été 2021, avec l’entrée en vigueur des mandats de vaccination, ces protestations augmentaient clairement – et devenaient de plus en plus virulentes. Les rassemblements ont attiré des milliers de personnes dans un certain nombre de villes ; dans certains cas, le personnel de la santé a été physiquement menacé. Pendant la période de la campagne électorale fédérale, les manifestants d’extrême droite ont toujours été en mesure d’organiser des manifestations lors des rassemblements de Trudeau, les perturbant dans certains cas. Notoirement, un manifestant, alors président d’une association de circonscription du Parti populaire du Canada, a bombardé Trudeau de gravier. L’élan de l’extrême droite s’est exprimé dans les résultats des élections fédérales : le Parti populaire, dont les membres sont très actifs dans les mouvements réclamant la fin des restrictions liées à la pandémie, a porté sa part du vote populaire à 5 %, contre 1,6 % en 2019.
L’extrême droite comprend bien sûr plus que la classe moyenne enragée. Il ne fait aucun doute que des personnes de la classe ouvrière sont attirées par le mouvement anti-vaccin. Mais la plupart des travailleurs au Canada sont vaccinés, et de nombreux refus de travailler et autres actions syndicales liées à la COVID-19 ont réclamé des mesures de santé et de sécurité plus fortes, et non affaiblies. Le mouvement ouvrier a condamné le « Freedom Convoy ». Et la plupart des participants à ce mouvement ne sont en fait pas des camionneurs. Les camionneurs de la région de Peel en Ontario, dont beaucoup travaillent dans ce qui est essentiellement une relation employeur-employé même s’ils ne sont pas légalement classés comme travailleurs en vertu du droit du travail de l’Ontario, se sont opposés au convoi. Une main-d’œuvre considérablement racialisée, ils ont été victimes de vol de salaire et d’autres violations systématiques de leurs droits du travail. Le blocus du passage frontalier du pont Ambassador entre le Canada et les États-Unis à Windsor, en Ontario, entrepris en solidarité avec l’action du convoi à Ottawa, n’impliquait pas de façon centrale les camionneurs ; ce sont des camionneurs qui ont été bloqués, empêchés de traverser la frontière et de faire leur travail. La classe ouvrière n’est pas le principal moteur de la résurgence de l’extrême droite en général ou du mouvement anti-vaccin et anti-mandat en particulier.
Les grands capitaux peuvent ne pas soutenir, voire violer, les protocoles de santé publique. Mais il ne le fait normalement pas pour les mêmes raisons que l’extrême droite ou en coordination avec elle. Notamment, de grandes organisations de l’industrie comme l’Association des manufacturiers et exportateurs du Canada, les Constructeurs mondiaux d’automobiles du Canada et Produits alimentaires, de santé et de consommation du Canada se sont empressées de s’opposer publiquement aux blocus frontaliers. (Un certain nombre d’associations de petites entreprises se sont également prononcées contre les blocages, indiquant que la politique du mouvement des convois n’est pas partagée par l’ensemble de la classe moyenne.) Alors que le grand capital n’hésite pas à mobiliser les outils dont il dispose – y compris forces fascistes – pour neutraliser violemment les menaces existentielles à son pouvoir, il a d’autres moyens de faire avancer ses intérêts dans des circonstances plus typiques. En général, le grand capital est lié aux partis libéral et conservateur et a un meilleur accès aux couloirs du pouvoir politique formel que ses homologues plus petits. Il peut également menacer ou mener une grève des capitaux (c’est-à-dire un désinvestissement) pour mettre au pas les gouvernements et les travailleurs récalcitrants.
La classe ouvrière n’est pas le principal moteur de la résurgence de l’extrême droite en général ou du mouvement anti-vaccin et anti-mandat en particulier.
Certains des critiques les plus virulents des « confinements » et des mandats de vaccination ont été des capitalistes petits-bourgeois tels que des restaurateurs, des exploitants de gymnases et des agriculteurs qui ont systématiquement violé la santé et la sécurité de leurs travailleurs migrants. Au cours de la deuxième vague de la pandémie, la tentative la plus notable ( et soutenue par les nazis) de construire une campagne contre les restrictions commerciales dans la région de Toronto a été menée par le propriétaire du restaurant Adamson BBQ ; lors de la troisième vague, c’était un opérateur de gym. On peut y déceler un écho, tragique ou farfelu, de l’électorat du fascisme classique, observé en Allemagne et en Italie au début du XXe siècle : petits entrepreneurs, propriétaires ruraux, gestionnaires, professionnels, militaires et ex-militaires. (Comme Marx écrivait un jour : « La situation du petit-bourgeois le prédispose à la fois au socialisme et au capitalisme, c’est-à-dire qu’il est ébloui par l’expansion du pouvoir de la bourgeoisie d’un côté, mais il partage la souffrance du peuple de l’autre. Il est à la fois bourgeois et peuple. ») Compte tenu de son poids social moindre et de son accès plus limité aux hautes sphères de l’État, il y a une plus grande pression sur la petite-bourgeoisie que sur la grande bourgeoisie pour qu’elle se mobilise activement en tant que mouvement de protestation en ces temps de crise, et d’essayer d’attirer derrière elle le soutien de la classe ouvrière.
En Ontario et en Alberta, des petits-bourgeois enragés se sont engagés dans un blocus physique pour perturber les chaînes d’approvisionnement précisément parce qu’ils ont si peu de contrôle sur elles. Le caractère de classe de la résurgence de l’extrême droite est également illustré par les liens du mouvement avec le Parti populaire. Les partisans du Parti populaire sont parmi les opposants les plus véhéments aux « confinements » et aux vaccinations, et sont les plus fervents partisans des convois de protestations par affiliation politique. Alors que le Parti populaire compte des travailleurs parmi ses partisans (comme tous les partis politiques), près d’un cinquième de ses partisans sont des gens qui travaillent « dans [leur] propre entreprise » – une proportion plus élevée que dans tout autre parti au Canada, même si le Parti populaire compte moins de partisans qui gagnent plus de 100 000 $ par année que tout autre parti, à l’exception du Nouveau Parti démocratique. Plusieurs petites entreprises figuraient sur la liste des donateurs sur la page GoFundMe du convoi avant sa fermeture, aux côtés de dizaines de dons individuels allant de 5 000 à 30 000 dollars. Il est peu probable que les partisans de la classe ouvrière contribuent à des dons de cette taille. Certains des plus grands donateurs de la page GiveSendGo du convoi, créée après la coupure de l’accès à GoFundMe, sont à nouveau de petites entreprises, notamment des fermes et un champ de tir.
Englobant les conspirationnistes, les libertaires et les fascistes, le nouveau mouvement d’extrême droite peut sembler incohérent au-delà de la rage de classe petite-bourgeoise à laquelle il donne voix. Mais sa fluidité, commune aux mouvements d’extrême droite naissants, dément la consistance idéologique cohérente qui l’unit et l’anime. Réémergeant après quatre décennies de néolibéralisme, une période définie par des coupes dans un État-providence qui avait autrefois encouragé un sens de la responsabilité sociale collective (même si c’était insuffisamment et de manière déformée), l’extrême droite d’aujourd’hui exprime une fidélité radicale aux relations de marché en tant que manière d’organiser nos vies, modifiée uniquement par l’accent mis sur l’importance de la famille nucléaire hétérosexuelle.
Elle est marquée par une indifférence militante au bien-être des autres, notamment des plus vulnérables. Les droits qu’elle revendique peuvent se résumer au droit de s’engager dans des échanges marchands sans restrictions gênantes qui pourraient sauver des vies. La liberté que défendent les agriculteurs lors des manifestations du convoi est la liberté de laisser leurs travailleurs migrants tomber malades et mourir. Pour certains de ses adhérents, cette politique prend une tournure violente et autoritaire, un esprit de revanche contre ces mouvements et communautés qu’ils perçoivent comme une menace pour leurs fragiles privilèges, les valeurs « traditionnelles » et le sens de la nation qui offrent consolation face aux changements sociaux, politiques et économiques qu’ils ne peuvent rien faire pour arrêter. Cette tendance est la plus forte dans le courant fasciste d’extrême droite, dont les membres se retrouvent parmi les principaux organisateurs du mouvement des convois et au sein du Parti populaire.
Le fétichisme de l’extrême droite pour les marchés, l’indifférence à la souffrance des autres et les fantasmes autoritaires ont un caractère racial évident. Nous savons quels travailleurs et quelles communautés ont été les plus vulnérables aux épidémies mortelles de COVID-19 ; nous savons dont les meurtres sont commémorés et annoncés par des croix gammées et des drapeaux confédérés et Red Ensign. Au bien-être de ces communautés, et même à leur existence, le mouvement d’extrême droite oppose le bien-être de la nation canadienne : le drapeau canadien, lui aussi, est omniprésent dans les rassemblements du convoi très blanc. Par “peuple”, le Parti populaire entend le Canadian Volk.
¡No pasaran !
L’attraction gravitationnelle de l’extrême droite sera particulièrement forte si le capitalisme canadien s’enfonce dans une période de crise plus profonde. C’est une possibilité réelle. Le Canada a jusqu’ici échappé à une telle crise, grâce à des politiques de faibles taux d’intérêt et à des niveaux d’endettement croissants qui ont soutenu les entreprises et les ménages face à une croissance et une rentabilité faibles. Même en l’absence d’une catastrophe économique imminente, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) prévoit que le Canada aura l’économie la moins performante du monde dit capitaliste avancé entre 2020 et 2030. La crise climatique stimulera également la croissance de l’extrême droite : les efforts pour réduire les émissions de carbone ont provoqué des mobilisations de l’extrême droite dans le monde, y compris le convoi United We Roll de 2019.
Au fur et à mesure que l’extrême droite se développera, sa politique populiste dans la rue deviendra encore plus importante pour elle, tout comme la violence en tant que disposition idéologique et tactique. Cette disposition est ce qui sépare les fascistes de la droite plus généralement : pas leur racisme, leur xénophobie, leur antisémitisme, leur nationalisme, leur soif d’empire et leur antipathie envers les travailleurs et les opprimés ; pas même un désir de pouvoir étatique autoritaire, qu’ils partagent avec la tradition libérale ; mais un engagement militant à construire un mouvement de rue de masse qui opère par la violence. Les fascistes peuvent participer aux élections, mais jamais comme une fin en soi ; pour eux, le pouvoir se décide finalement par la force dans la rue. Et ces dernières semaines nous rappellent qu’on ne peut pas – et qu’on ne doit pas – compter sur la police pour nous défendre contre ces dangers. De même, les politiques timorées, électoralistes et sans inspiration du centrisme et de la social-démocratie ne constitueront pas un rempart adéquat contre la marée montante de l’extrême-droite.
L’extrême droite est maintenant tout simplement trop importante pour être combattue par de petits groupes d’antifascistes farouchement engagés ; elle ne sera pas arrêtée sans une grande mobilisation, et le courant fasciste en son sein va certainement croître dans la nouvelle période de lutte que le mouvement des convois a inaugurée.
La tâche de développer une réponse de gauche efficace est urgente. Une extrême droite enhardie dont le pouvoir se fonde de plus en plus dans la rue devra y être défiée. Cela pose la question incontournable de la reconstruction de nos capacités, puisque nous n’entrons pas dans cette nouvelle conjoncture dangereuse en position de force, comme la gauche l’a fait dans les périodes précédentes où l’extrême droite est entrée sur la scène politique avec un pouvoir ravivé. Nos infrastructures organisationnelles et notre confiance pour opposer une vision alternative radicale et pleine d’espoir à l’état de catastrophe actuel se sont atrophiées face au barrage néolibéral des quatre dernières décennies. Rien ne peut remplacer la reconstruction de mouvements de masse enracinés dans l’auto-activité des travailleurs et des opprimés, et basés dans les lieux de travail et les communautés.
Déstructurer en confrontant physiquement l’extrême droite et les fascistes est une tactique importante. Mais ce n’est pas, en soi, une stratégie pour les vaincre. Cette tactique ne doit pas non plus être dissociée de la nécessité de reconstruire nos forces. Nous devons être clairs sur le fait que l’extrême droite ne peut être vaincue par des dénonciations parlementaires ou apaisée par des concessions de l’État, mais aussi que le moyen le plus efficace de libérer l’espace public de sa présence odieuse est de construire un large mouvement capable de reprendre la rue.
La bataille du pont Billings à Ottawa, où plus d’un millier de contre-manifestants ont bloqué une section du convoi et l’ont renvoyé chez lui sans ses drapeaux et ses jerrycans, offre un modèle inspirant du type d’actions dont nous avons besoin. Mais maintenir une telle énergie à long terme, alors que l’extrême droite et les fascistes montent au pouvoir, signifie nécessairement continuer à attirer des couches de personnes plus larges que celles qui sont actuellement impliquées dans le mouvement de gauche, y compris ceux qui ne sont peut-être pas encore convaincus de la nécessité d’une confrontation directe.
Cela exige que nous sensibilisions efficacement les syndicats, les organisations communautaires, les lieux de culte et les groupes d’étudiants – en établissant des relations de confiance et de solidarité et en reliant les fils de la crise capitaliste, de la réaction d’extrême droite et des luttes de libération de la classe ouvrière. Cela exige, en outre, que nous développions une politique qui non seulement affirme ce à quoi nous nous opposons, mais offre également une vision transformatrice du monde pour lequel nous nous battons. Ce n’est qu’en nourrissant une telle vision que nous survivrons à la tempête dialectique d’avancées et de reculs, d’espoir et de désespoir, que subit tout mouvement de gauche.
Todd Gordon
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