C’est ce que laisse carrément entendre, par exemple, David Moscrop, dans un article du 20 février dernier qui est reproduit dans le Presse-toi à gauche d’aujourd’hui.
Le programme politique de M. Carney et son approche du leadership, affirme Moscrop, représentent un virage à droite pour les libéraux, un engagement à vénérer l’autel du fondamentalisme du marché - et peut-être même un retour à l’austérité et au ‘pragmatisme’ des années 1990 qui nous ont conduits sur la voie de tant de problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
Je viens de terminer la lecture de Values : Building a Better World for All, un livre de 527 pages que Mark Carney publiait en 2021.
Ayant analysé en profondeur l’œuvre remarquable de la militante progressiste canadienne Naomi Klein, This Changes Everything : Capitalism vs. The Climate, (2016), j’ai pu comparer les deux livres. Même si Klein fait ressortir davantage que Carney la racine coloniale et prédatrice de la présente crise environnementale ainsi que l’augmentation scandaleuse de l’inégalité de revenu et de richesse qui caractérise l’économie mondiale actuelle, la thèse principale que défendent Carney et Klein, à mon grand étonnement, se ressemble énormément.
L’argument principal de Naomi Klein est que le capitalisme fait la guerre à la vie sur terre et doit être remplacé, d’où le titre de son livre Capitalisme vs l’environnement. Cependant, comme je l’ai démontré dans Cry of the Earth, Cry of the Poor (2016), l’argument de Klein, comme d’ailleurs celui du pape François dans son encyclique sur l’environnement Laudato Si (2017), reste flou et ambigu. Car, malgré leur appel révolutionnaire à remplacer le système, ce qui est constamment et explicitement remis en question par Klein et le pape n’est pas le capitalisme comme tel, mais plutôt la version fondamentaliste, ou néolibérale, de celui-ci. Autrement dit, une société fondée sur les seules forces du libre marché.
Une partie de la gauche, comme en témoigne l’article de David Moscrop que je viens de citer, présente Mark Carney comme simple défenseur du néolibéralisme. Le Parti libéral sous sa direction, affirme Moscrop, va « vénérer l’autel du fondamentalisme du marché ».
Cependant, Carney fait exactement le contraire dans son livre. Bien qu’il reconnaisse, comme le fait d’ailleurs Karl Marx, l’efficacité remarquable et l’innovation extraordinaire que favorise le libre marché, Carney critique ce dernier, et ce de façon percutante, lorsqu’il se transforme en vérité et simple foi inviolable. Autrement dit, lorsque les gouvernements adoptent un politique économique néolibérale.
Dans ce qui suit, je vais souligner quelques-unes des idées principales de Values : Building a Better World for All, et reproduire plusieurs extraits qui les illustrent.
Lectrices et lecteurs pourront juger si ces idées, dans leur opinion, reflètent celles d’une personne qui vénère « l’autel du fondamentalisme du marché ».
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Carney remet carrément en question le néolibéralisme
Non à un système d’éducation privé pour l’élite. Le Québec accorde beaucoup de place aux écoles privées. Cette politique, affirment les forces progressistes comme Québec solidaire et Debout pour l’école, reflète le néolibéralisme et doit être éliminée. Il y a à peine quelques jours, Québec solidaire présentait d’ailleurs le projet de loi 895qui va dans ce sens.
Au même moment que Québec solidaire présentait ce projet, le président Donald Trump se préparait à signer un décret visant à réaliser son objectif de longue date, à savoir supprimer le Département de l’éducation des États-Unis. Quelque chose de tout à fait normale pour un président qui s’est entouré d’une douzaine de milliardaires, dont l’homme le plus riche de la planète, Elon Musk, chargé par Trump de couper dans la bureaucratie fédérale, afin, de toute évidence, de laisser plus de place au ‘libre marché’ que contrôlent ses amis milliardaires. Coupures que Musk effectue d’ailleurs avec l’aide de la tronçonneuse que vient de lui donner publiquement son grand admirateur de l’extrême-droite, le président argentin Javier Milei.
Assez étonnamment, le soi-disant néolibéral Mark Carney n’est pas du tout d’accord avec la position de Donald Trump. Au niveau de l’éducation, sa position ressemble plutôt à celle de Québec solidaire.
Il est désormais largement reconnu que l’éducation de la petite enfance est essentielle, affirme Carney. Il ne s’agit pas simplement d’envoyer les enfants à l’école, mais aussi de leur permettre de s’impliquer et de former des communautés composées de personnes d’origines diverses et dotées d’expériences passées diverses. Le système scolaire public doit devenir la voie de la mobilité sociale et de l’excellence. Permettre un système privé parallèle pour les élites est économiquement, socialement et moralement désastreux. Un enseignement public de qualité exige de recruter et de former les enseignants, et de permettre à ceux-ci et celles-ci un perfectionnant constant, y compris en leur accordant des congés sabbatiques. Il exige des parcours d’apprentissage différenciés pour les différentes forces des élèves, mais avec une certaine flexibilité afin qu’ils et elles puissent passer d’une cohorte à l’autre. Il exige aussi de gros investissements et une expérimentation constante. (Les italiques sont de moi, non de Carney)
Érigé en foi, le marché détruit les valeurs humaines les plus fondamentales. Lorsque je lisais certains passages du livre de Carney, je reconnaissais chez lui la même révolte que ressentait le jeune Karl Marx lorsqu’il décrivait avec émotion dans ses écrits comment la foi aveugle dans le marché libre détruit les communautés et les valeurs humaines les plus fondamentales, réduisant tout à simple valeur marchande.
Le livre Values s’inspire de mon expérience récente comme gouverneur au G7 alors que nous nous trouvions confronter à une série de crises ayant une cause commune : une crise des valeurs, une crise où les valeurs du marché avaient carrément usurpé celles de l’humanité.
Le livre s’inspire également de l’histoire de la valeur dans la pensée économique, philosophique et politique. Il montre comment une révolution économique qui a commencé au plus fort de la révolution industrielle a conduit à l’idée, largement répandue aujourd’hui, que le prix de chaque chose est la valeur de chaque chose. C’est une approche qui suppose que nos valeurs sont immuables et qui est aveugle à la façon dont un tel fondamentalisme du marché corrode les valeurs sociales et favorise les crises de notre époque. Dans notre monde numérique, nous n’avons jamais eu autant besoin de retrouver notre humanité.
Comment les évaluations issues du marché libre affectent-elles les valeurs de notre société ? L’étroitesse de notre vision et la pauvreté de notre perspective nous amènent-t-elles à sous-estimer ce qui est important pour notre bien-être collectif ? Telles sont les questions que ce livre cherche à explorer. Il examinera comment notre société en est venue à incarner l’aphorisme de Wilde – connaître le prix de tout, mais la valeur de rien – et comment, en érigeant la croyance dans le marché en vérité inviolable, nous sommes passés d’une économie de marché à une société de marché.
Trop souvent, les décisions sont prises en additionnant simplement les prix, sans aucun sens des priorités ni considération de leur répartition. Et ce qui n’a pas de prix - comme la nature, la communauté et la diversité - est ignoré. Cela encourage les compromis entre la croissance d’aujourd’hui et la crise de demain, entre la santé et l’économie, entre la planète et le profit.
Lorsque seul le profit motive les entreprises, cela détruit l’être humain et la nature sur laquelle dépend sa survie. Carney argumente que le grand économiste Adam Smith, auteur de The Theory of Moral Sentiments (1759) a été mal interprété, et ce surtout par les économistes néoclassiques et, plus récemment, les économistes de l’école néolibérale de Milton Friedman.
Ces derniers, affirme-t-il, prétendent que Smith aurait soutenu que, pour assurer l’atteinte du bien commun, il suffit qu’individus et entreprises ne se consacrent qu’à leur seul enrichissement individuel. Grâce à la main invisible, présumément celle de Dieu, les forces du marché libre feraient en sorte que le bien commun soit automatiquement atteint.
Rien ne saurait être plus faux, argumente Carney. Smith, dit-il, soulignait que le fonctionnement efficace du marché nécessite des valeurs particulières, notamment confiance, équité et ntégrité. Il critiquait l’entreprise qui cherche à avoir le monopole afin d’abuser des consommateurs, et celle qui s’organise discrètement avec d’autres entreprises afin d’écraser et d’exploiter travailleurs et travailleuses en maintenant le plus bas possible les salaires.
Par ailleurs, dit-il, Smith n’a pas reconnu le fait paradoxal qu’avec le temps, l’extension et l’intensification du marché pouvaient conduire à la corrosion de ces mêmes valeurs humaines – confiance, équité et intégrité – et donc, comme ce fut le cas à maintes reprises dans l’histoire, et plus récemment en 2008, à inefficacité et crise aiguë.
L’essentiel de mon propos dans ce livre, poursuit Carney, est de reconnaître, d’une part, cette corrosion des valeurs qui nous a fait graduellement passer d’une économie de marché à une société de marché, et, d’autre part, de proposer des moyens concrets pour y remédier.
Solidarité, esprit communautaire, souci d’équité et d’intégrité, reconnaissance que les simples forces du marché n’arriveront jamais à mesurer ce qui compte le plus, soit la vie elle-même, la nature, la beauté, la diversité, le respect de l’autre... nous devons tous et toutes sans cesse reconnaître et cultiver ces valeurs et les développer comme autant de muscles, affirme l’ex-banquier catholique qui pratique tous les jours la méditation. De plus, les gouvernements doivent sans cesse créer et maintenir des institutions qui, tout en encadrant et orientant le marché, reflètent et incarnent ces valeurs profondément humaines.
L’entreprise qui ne repose que sur la seule recherche du profit des propriétaires et actionnaires ne saurait, poursuit Carney, être un succès, et ce, même sur le plan purement commercial. Celle-ci doit évidemment tenir compte du profit, mais toujours en élargissant son but afin que ce dernier tienne compte aussi du bien des consommateurs ainsi que celui de la société en général, notamment en termes d’équité au niveau de la richesse et du revenu, et en termes de santé environnementale.
D’où l’importance, dit-il, de perfectionner le plus possible les outils permettant de mesurer, outre la simple rentabilité financière court terme, l’impact d’une entreprise sur toutes les personnes – actionnaires, mais aussi travailleurs et travailleuses, consommateurs et consommatrices – qu’elle affecte en termes de qualité de vie et en termes de cette grande urgence que représente, surtout pour les générations futures, l’atteinte d’une économie à zéro émission de carbone.
Est fort révélateur le fait qu’en 2020, Carney, après avoir dirigé la Banque du Canada (2008 à 2013) et la Banque du Royaume-Uni (2013 à 2020), fut nommé Envoyé spécial des Nations unies pour l’action climatique, assumant la responsabilité de mobiliser des fonds privés pour lutter contre le changement climatique, principalement par l’intermédiaire de la Glasgow Financial Alliance for Net-Zero.
Il n’est pas tellement étonnant que Steven Guilbeault, un des plus articulés et respectés environnementalistes du Québec et actuel ministre de l’Environnement et du Changement climatique du gouvernement fédéral, ait rapidement soutenu la candidature de Mark Carney à la direction du Parti libéral.
Il est probable qu’avec un Donald Trump qui oriente carrément l’économie étatsunienne vers la destruction accélérée de l’environnement – Drill, Baby, Drill ! – et adopte un protectionnisme à la fois crasse et idiot, Mark Carney perçoive une grande opportunité pour le Canada.
L’opportunité d’éliminer les barrières tarifaires entre provinces canadiennes, de lancer de grands projets d’envergure où le Canada pourra exercer un grand leadership international non seulement en termes d’économie verte, mais aussi, et pour cette même raison, en termes de rentabilité.
L’opportunité de créer de nouvelles relations commerciales moins dépendantes du marché américain, où se trouveraient garantis accès au marché, résilience de la chaîne d’approvisionnement, mesures de protection de l’environnement, et mesures aussi de protection des travailleurs et travailleuses.
L’opportunité de développer des politiques qui visent à prévenir les inégalités de richesse et de revenu au lieu de miser sur la seule redistribution pour régler les problèmes après coup.
L’opportunité d’établir des relations de collaboration et de réciprocité avec entreprises et syndicats afin de garantir que l’économie canadienne se développe de façon inclusive et équitable.
L’internationalisme coopératif requiert précisément sens de la mission, pragmatisme et recherche de consensus, des qualités dont le Canada, à son meilleur, a su faire preuve, » écrit Mark Carney dans son livre. « Pensons à Brian Mulroney qui a exercé un leadership pour imposer des sanctions contre l’apartheid pratiqué par l’Afrique du sud, pensons au protocole de Montréal sur les chlorofluorocarbones. Ou encore au leadership de Lloyd Axworthy pour arriver à l’interdiction des mines antipersonnelles et au rôle central joué par le Grand Chef Littlechild dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
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Mark Carney est élu chef du Parti libéral
Je terminais la rédaction du texte ci-dessus dimanche matin, 9 mars, au moment où on comptait encore les votes.
Nous savons maintenant qui a gagné la course au leadership du Parti libéral. C’est Mark Carney, et ce avec une majorité étonnante des voix.
Dans son discours, à la suite de sa victoire, Carney accusait Pierre Poilievre de vénérer à « l’autel du fondamentalisme du marché », et d’être prêt « à laisser brûler la planète ». Les marchés, affirmait-il, n’ont pas de valeur. Seules les personnes humaines en ont. Les marchés sont indifférents face à la souffrance humaine et à nos besoins les plus fondamentaux. Sans encadrement gouvernemental adéquat, ils enrichissent l’élite, et laissent carrément tomber les autres.
Les États-Unis sous Donald Trump imposent des tarifs injustifiés et cherchent à nous affaiblir, poursuivait Carney. Ils veulent s’accaparer de nos ressources, notre eau, notre terre et même faire de nous leur 51ième état. Ils n’y arriveront jamais ! Là, les soins de santé sont une grosse business. Ici au Canada, la santé est un droit !
Aux États-Unis, on ne respecte pas la différence. Les Premières nations ne sont pas reconnues. La langue française ne jouirait d’aucun droit. La joie de vivre, la langue et culture francophone font partie de notre identité. Nous devons protéger et promouvoir tout cela.
La réalité va-t-elle refléter les propos apparemment si positifs et prometteurs de Carney ?
Les idées que proposent Carney dans son livre de 2021 et son discours d’acceptation de la chefferie du Parti libéral semblent fort positifs et prometteurs.
Cependant, la réalité que nous vivrons dans les prochains mois et les prochaines années, si le Parti libéral gagne les élections qui s’annoncent pour bientôt, représentera le véritable test de ces idées.
Mark Carney va-t-il, comme plusieurs progressistes le prédisent, couper dans les programmes sociaux ? Va-t-il, comme il le promet, faire avancer le bien-être concret de la plupart des gens ?
Ou va-t-il plutôt, afin d’attirer de nouveaux investisseurs, non seulement éliminer l’augmentation de la taxe sur les gains en capital qu’avait prévue le gouvernement Trudeau, mais aussi, selon la formule typique traditionnelle, maintenir relativement bas les salaires et fragiles les conditions de travail afin de concurrencer l’économie d’extrême-droite de Donald Trump ?
Va-t-il tenir à sa promesse de tout faire pour protéger l’environnement, ou va-t-il plutôt, sous prétexte d’une urgence de sécurité nationale et même si c’est contraire à l’avis d’éminents environnementalistes, relancer le projet de pipeline liant l’est à l’ouest du Canada ?
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