Édition du 26 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Le coup d’État bolivien vaut-il une messe ?

Le drame qui se joue actuellement en Bolivie résulte d’un plan concret de destruction de la paix sociale établie dans ce pays depuis plusieurs années. Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement auto-proclamé avec le soutien des forces armées a pris le pouvoir et la répression contre les militant.e.s sous le gouvernement d’Evo Morales, maintenant en exil, a commencé. Il faut éradiquer les forces du mal, dit-on, dans les discours politico-religieux.


Quelques causes du drame.

La Bolivie est un pays profondément blessé. Ce pays de 12 millions d’habitants dont la majorité est constituée des peuples des premières nations (à eux seuls, les Aymaras et les Quechuas forment environ 55 % de la population) ; plusieurs autres peuples autochtones et métis s’ajoutent de telle sorte que les Caucasiens ne restent qu’à environ 15 % de la population sur le plan démographique, mais représentent l’élite économique et politique dominante depuis l’ère de la conquête espagnole. Ces dimensions s’avèrent incontournables pour éclairer la dynamique sociopolitique actuelle. De fait, le président Evo Morales est d’origine Aymara, ce qui n’a jamais été accepté par les différentes instances de pouvoir traditionnelles en ce pays. Le récent coup d’État vient couronner des années de lutte, de propagande et de discours haineux à l’égard des premières nations. En Bolivie, le racisme persiste toujours et contamine la vie sociale et politique sans vergogne.

Depuis quelques mois déjà, les forces armées et policières adoubaient les porte-parole de la droite politique et religieuse qui participaient à l’étouffement des activités productives et commerciales par des grèves et le blocage des routes. Les militaires et les policiers se sont révélés les protagonistes majeurs dans le processus d’éviction du gouvernement d’Evo Morales. La paralysie de l’économie du pays appuyée par une propagande haineuse et moralisatrice est devenue ainsi le levier déclencheur du coup d’État. Ce sont les deux composantes récentes et clés des sombres desseins de Washington qui agit toujours en coulisse dans de telles situations en finançant et en conseillant. Il faut aussi compter sur le soutien des alliés des États-Unis, dont le Canada dans de telles opérations. Depuis des décennies, grèves et blocages organisés par les puissances économiques font partie de l’arsenal de déstabilisation des régimes progressistes en Amérique latine.

Le président Trump lui-même applaudit les acteurs du coup d’État. Rappelons à des fins de compréhension de la dynamique bolivienne que la nationalisation des ressources naturelles a fait rager les grandes entreprises américaines d’exploitation des ressources depuis l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales en 2005 ; le président Trump ne se gêne donc pas pour rendre hommage à l’armée bolivienne, laquelle, à ses dires, vient de sauver le peuple bolivien. Le départ du président autochtone lui permet aussi de prédire un hémisphère occidental démocratique, prospère et libre en Amérique latine ; avec les dirigeants ultra-conservateurs (Bolsonaro au Brésil, Pnera au Chili, etc.) dans d’autres pays, le président américain se sent en bonne compagnie. Pas besoin d’être grand clerc pour voir la main du dieu Washington dans le montage de ce scénario déjà vu souvent en Amérique latine. L’emprise du Pentagone se montre d’autant plus virulente que la Bolivie était aussi un terrain d’investissements de la Chine et de la Russie. Un tel scénario devenait intolérable aux yeux du Pentagone.

L’Organisation des États américains (OEA) et le Groupe de Lima, organisme présidé par la ministre canadienne Christia Freeland, faucon de la droite libérale, ont mis aussi l’épaule à la roue en donnant leur appui inconditionnel aux manœuvres d’ingérence des États-Unis. Maintenant que le sort en est jeté, la ministre canadienne dit n’avoir rien à dire sauf que de laisser s’agiter le jeu de la démocratie. Mais de quelle démocratie, parle-t-elle ? Il s’agit d’un coup d’État militaire avec ingérence étrangère, ce qui porte atteinte à l’autodétermination du peuple bolivien ; en outre, le nouveau régime signe l’arrêt de mort des efforts d’établissement de la paix sociale et de politiques justes et équitables pour tout le peuple bolivien. La position soit-disant neutre du gouvernement canadien est inacceptable, car, en coulisse, il est partie prenante du processus de ce coup d’État en s’acoquinant aux politiques et aux pratiques américaines en Bolivie et dans cette région.

La voix de Dieu.

Au-delà de la rhétorique trumpienne, la voix de Dieu fait partie de l’équation dans ce coup « divin » (expression que j’emprunte au titre du livre d’Ovide Bastien sur le coup d’État au Chili en 1973, « Le coup divin ». Le coup de massue asséné au peuple bolivien a surtout pris racine à Santa Cruz, région des puissances financières et des grands propriétaires terriens descendants d’Européens. L’alliance entre les partis et les organisations de la droite traditionnelle, l’Église catholique, la police et l’armée a constitué une force de frappe imparable. L’un des principaux acteurs politiques est Carlos Mesa Gisbert, président de 2003 à 2005, et ardent combattant contre la nationalisation des ressources naturelles par le gouvernement Morales. Mesa a toujours fait la promotion de politiques néolibérales (diminution du rôle de l’État, baisse des impôts des entreprises, lutte au déficit, réduction des politiques sociales, etc.) en favorisant la concentration du pouvoir politique et économique entre les mains d’une minorité. Évidemment, sa proposition implique la destruction des politiques progressistes du gouvernement Morales, notamment les programmes de soutien aux premières nations pour accéder à l’éducation supérieure, le renforcement des droits des Premières nations et des femmes, l’amélioration des services sociaux et de santé, le logement social, les conditions de santé et de sécurité au travail et plusieurs autres pas en avant pour l’ensemble des citoyens et des citoyennes.

Les liens entre les forces religieuses et politiques crèvent les yeux. Un prêcheur des vertus inscrites dans la Bible a organisé de très nombreux rassemblements religieux contre Morales, présenté comme l’incarnation du diable et ennemi de Dieu (sic), au pied de l’autel du pape. Ce « héros » clownesque, dirigeant charismatique populaire et populiste, Luis F. Camacho, préside le comité civique, un organisme puissant qui défend les intérêts des secteurs économiques dominants depuis 50 ans. Lui-même provient d’une famille de grands entrepreneurs proches des forces armées. Il est connu pour ses nombreux rassemblements populaires au pied d’une immense sculpture du Christ, symbole architectural de Santa Cruz, avec un crucifix à la main et l’ombre d’une grande statue de la Vierge Marie comme décor. Tout juste à côté se trouve l’autel papal, une autre imposante structure édifiée pour la visite du pape François en 2015. Ce gigantesque fond de scène, avec toute la portée symbolique qu’elle affiche dans ce pays très catholique, a servi à galvaniser une partie du peuple grâce à des harangues incendiaires. Dans ce grand théâtre en plein air, au lendemain du départ d’Evo Morales, rapporte l’agence latino-américaine d’information (ALAI), l’archevêque auxiliaire de Santa Cruz, Estanialao Dowlaszewicz, a présidé une assemblée et un service religieux en présentant une homélie illustrant très bien les liens entre les forces politiques et l’Église catholique : « aujourd’hui, c’est la résurrection d’une nouvelle Bolivie. C’est un jour historique pour notre patrie. Merci d’avoir restauré la démocratie ! Merci d’avoir enduré des sacrifices tout au long des grèves et des blocages de routes ! Merci aussi aux corps policiers et aux forces armées ! » (ALAI, 12 novembre 2019).

Tout le jeu de ces acteurs consiste à jouer le rôle de sauveurs et fait appel à une surprenante alliance entre le politique et le religieux. Dans leurs scénarios à saveur messianique, ils se décrivent comme les héros prêts à se sacrifier pour la patrie dans un curieux mélange de nationalisme et d’extrémisme chrétien fondamentaliste. Leur présence sur la scène publique a beaucoup été relayée par les médias à la fois comme une attraction dans une sorte d’incroyable tolérance à l’égard de l’intolérable, mais aussi comme contenu de propagande et de manipulation de la masse. La crainte de Dieu et du diable, ça fonctionne toujours…

Pour ajouter à ce coup d’État tragico-comique, la présidente autoproclamée, Janine Anez, a fait son entrée au parlement bolivien avec une bible à la main en proclamant haut et fort : « Grâce à Dieu, la bible revient au palais du gouvernement. Que Dieu nous bénisse et nous éclaire ! » (El Universal, 12 novembre 2019). C’est tout dire. On ne peut cacher la main de Dieu…

Le drame bolivien joué sous le parapluie du Pentagone arrive comme la dernière manœuvre d’une série de coups d’état politico-militaires orchestrés par les castes oligarchiques de divers pays d’Amérique latine contre les forces progressistes. Comme dans les années 70 avec le coup d’État au Chili, depuis 2009, Manuel Zelaya, président du Honduras, fut destitué. Par la suite, subirent le même sort l’évêque-président des pauvres, Fernand Lugo du Paraguay, Lula da Silva et Dilma Rousseff au Brésil et Rafael Correa en Ecuador. Les scénarios finissent par se ressembler. Et il y en aura probablement d’autres similaires quand on observe ce qui se passe à l’égard du Venezuela et de Cuba.

Dans la foulée du coup divin en Bolivie, les prêcheurs chrétiens fondamentalistes estiment que leur mission consiste à établir le royaume de Dieu dans leur pays incarné par la domination des riches et des puissants. Quant à la masse qui aspire à des conditions de vie décentes et à plus de justice sociale, elle devra attendre et se terrer dans la soumission comme péons de ce royaume qui les exclut.

Amen !

André Jacob, vice-président politique

Les Artistes pour la paix

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