Tiré de Tlaxcala.org
« Et ceci se passait dans des temps très anciens » : depuis l’échec de l’expérience Syriza et la mise au pas de la Grèce, le silence médiatique pourrait faire croire que la Grèce a été « sauvée », comme l’annonçaient les plans de « sauvetage » successifs, depuis belle lurette (je ne me rappelais même plus le nom de Tsipras). En fait, cela se passait en 2015 : le film raconte les six mois, entre janvier et juillet, entre la victoire électorale de Syriza, et le renoncement au programme pour lequel elle avait été élue.
Alors que la Grèce était déjà entre les griffes de la Troïka (Commission Européenne – BCE - FMI), sorte de tuteur, ou de Gauleiter qui lui avait été imposé, Syriza affirmait vouloir secouer le poids de la dette et résister aux dominations étrangères. C’est la bataille que va mener Yanis (Varoufakis – mais, dans les institutions européennes, comme dans les entreprises, on appelle tout le monde par son prénom), face à l’Eurogroupe (groupe des Ministres de l’Economie des pays de la zone euro). L’essentiel du film se passe en réunions où l’on est censé négocier les modalités de paiement de la dette grecque ; en fait, dès la première réunion, Yanis est confronté à un ultimatum sèchement lancé par le Président de l’Eurogroupe, Jeroen (Dijsselbloem), et, derrière lui, par le ministre allemand, Wolfgang (Schäuble), qui, sous des dehors courtois, mènent en fait une meute de loups impatients de se jeter sur le Grec.
Cette intransigeance et cette brutalité rappellent d’autres « négociations » : celle où Hitler, en 1938, après les accords de Munich qui lui donnaient carte blanche, a obtenu du Tchèque Edouard Bénès l’abandon de la région des Sudètes, préalable à l’invasion du pays tout entier, ou la Conférence de Rambouillet, en 1999, où les Occidentaux voulaient obtenir de Milosevic la renonciation à la souveraineté de la Yougoslavie (l’ultimatum ayant été rejeté, les « négociations » laissèrent place à une campagne de bombardements de plus d’un mois).
Yanis montre du reste la responsabilité de l’Allemagne dans la montée du parti Aube Dorée, dans un contexte de crise économique et de désespoir de la population devant la démolition organisée des services publics, et la baisse drastique des salaires et des retraites (c’est une réduction des deux tiers que l’Europe prévoyait).
On constate enfin l’opacité dans laquelle fonctionne l’Europe : lorsque Jeroen veut exclure de la salle des négociations le ministre grec, celui-ci met en doute la légitimité de la décision et demande à voir les statuts de l’Eurogroupe : « Il n’y en a pas », répond Jeroen : cette instance fonctionne en effet de façon informelle, donc, comme le dit Yanis, prend ses décisions en toute illégalité. Elle fonctionne en outre de façon autoritaire, comme s’en plaint Yanis, qui rappelle, assez naïvement, que les réunions de l’Eurogroupe devraient être un espace de discussion démocratique.
On sait gré à Costa-Gavras de montrer la violence latente, sous les sourires officiels, de l’Europe. Toutefois, le film est desservi par les facilités du scénario, qui reprend les ficelles habituelles du film engagé de base, comme le flash-back initial, où on nous annonce d’emblée la démission de Varoufakis, avant de nous raconter tous les événements qui ont conduit à cette décision. Surtout, le film devient vite répétitif. Certes, il fallait nous faire sentir la situation d’impasse où étaient acculés la Grèce et son ministre ; mais il y avait peut-être des moyens plus subtils que de répéter à satiété les mêmes arguments et les mêmes situations, tout au long des multiples réunions qui nous font passer, seule variation, de Bruxelles à Francfort ou à Riga, avec quelques autres entrevues à Paris et Londres.
Cette monotonie laisse place dans les dernières séquences, de façon peu convaincante, à des scènes allégoriques : ainsi lorsque Tsipras, nouveau Thésée voué à succomber devant le Minotaure européen, sillonne les couloirs labyrinthiques du siège bruxellois des institutions européennes, ou lorsque sa capitulation est mise en scène comme un ballet, entre street dance et tango, où les autres représentants européens lui barrent agressivement le passage - chorégraphie aussi mécanique que l’allégorie est simpliste.
Mais cette faiblesse formelle ne fait que refléter la faiblesse fondamentale du film, celle de son point de vue. Costa-Gavras ne se cache pas d’avoir simplement adapté le livre de Varoufakis paru en 2017, « Conversations entre adultes. Dans les coulisses secrètes de l’Europe » [Babel, Actes Sud, 2019] (le sous-titre anglais est plus explicite : « My battle with Europe’s establishment »), qui est un plaidoyer pro domo, donc une vision partielle et partiale des événements : il y justifie sa stratégie de négociation à tout prix et de concessions qui conduisit à la catastrophe de la signature du Mémorandum de la Troïka et à la reconduction de la politique libérale et de sujétion à l’Europe (essentiellement l’Allemagne) menée précédemment par la droite et le PASOK. Et les discussions succinctes entre les membres du gouvernement Tsipras ne permettent pas d’ouvrir une réflexion critique. C’est sans doute ce qui explique la paralysie du scénario : il fallait montrer Varoufakis comme une victime, prise dans le piège européen. La même chose vaut pour Tsipras : lui aussi est libéré de toute responsabilité par l ’image de l’espadon pris à l’hameçon, au bout d’une ligne que le pêcheur allonge et raccourcit alternativement pour l’épuiser.
Pour une discussion sur les véritables intentions de Tsipras et Varoufakis, et leurs responsabilités politiques, on peut consulter un article d’Eric Toussaint du CADTM, Comité pour l’Abolition des dettes illégitimes : Critique de la critique critique du livre « Conversations entre adultes » de Yanis Varoufakis.
Même sans connaître les luttes internes de Syriza (dont Tsipras constituait l’aile droite), on regrette l’absence, dans le film, entre Varoufakis et l’Eurogroupe, d’une troisième partie : le peuple grec. Il n’apparaît que pour applaudir, quand Syriza semble décidée à résister, ou tourner le dos à Yanis, lorsque la situation s’assombrit, en tout cas toujours comme spectateur. De même, ses souffrances (un tiers de la population grecque est dans une situation de pauvreté) restent très abstraites : on parcourt seulement, en voiture, une rue dont tous les commerces ont fermé, faute de consommateurs solvables. Et l’inscription finale : « Le peuple grec survit héroïquement », ne suffit pas à combler cette lacune.
Le film rappelle opportunément les menaces que le néo-libéralisme fait peser sur la souveraineté des États et sur la démocratie. Dommage que sa raideur et son étroitesse de point de vue ne permettent pas de prendre vraiment plaisir à haïr les responsables européens.
Voir la bande-annonce.
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