À cette époque, des ultras-chrétiens dirigeaient une coalition contre des non moins ultras, mais musulmans, ceux-là. Et depuis, ça ne relâche pas. À grand coup de terrorisme, de déploiement d’armées d’invasion, à grands coups de bombes et de propagande, chrétiens et musulmans se font la guerre et on voudrait m’embrigader dans cette affaire dans laquelle je n’ai absolument rien à gagner. Nous, le bon peuple, « we, the people », pour le dire en latin, n’avons rien à foutre de ce conflit. A fortiori si on est mécréant. Que l’un ou l’autre gagne, le résultat sera le même, « we, the people », nous, le bon peuple, subirions la férule d’un noyau d’intégristes.
Cela dit, quelques amis à moi s’inquiètent. « Mais tu ne crains pas le Grand Remplacement ? » Eh ! Ça dépend. Si on voulait remplacer la Raison par la Folie, peut-être craindrais-je. Mais, que je sache, en ce monde la Raison gouverne encore bien peu. L’autre (Érasme de Rotterdam) avait peut-être raison, la Folie mène le monde et nous menace. Cette folie menaçante a deux visages : celui de la religion comme projet politique et celui de l’avidité économique de la classe dominante. Si tu veux me faire croire que demain ou juste un peu après demain, nous vivrons ici comme en « Musulmanie », je ris aux éclats. Depuis un siècle, pas une seule vague d’immigration qui n’ait suscité sa dose d’effroi. Je me souviens ! On a eu très peur des Italiens, des Juifs, des Polonais, des Haïtiens, des Vietnamiens, etc. Au Québec, non, on n’a pas été racistes. Non. Jamais. Mais on a quand même eu la chienne. Leur intégration n’a pas été de tout repos. Faut dire ! Faire peur, c’est vendeur. La Presse, le Montréal-Matin, le Dimanche-Matin, le Journal de Montréal, etc. ont souvent tenté de fidéliser leur clientèle à grand coup de peur des étrangers. Si on regarde le Québec par la lorgnette des médias, la Peur semble être le principal ressort de la vie politique depuis la révolution manquée des Patriotes.
Une fois bien installés ici, ces haïtiennes, haïtiens, italiennes, italiens, polonaises, polonais, juives et juifs, ne m’ont pas rendu si italien, si polonais que ça. En réalité, nous y avons gagné d’un point de vue culturel, leur intégration nous a enrichis. Si le passé est garant de l’avenir (pas toujours, mais ça c’est une autre affaire) on peut imaginer qu’une prochaine vague d’immigration fera naître une nouvelle peur qui transcendera la saveur du jour ; la crainte du musulman sera alors remplacée par une autre. Du coup (tiens, un parisianisme !), les africains du nord et les arabes sembleront plus familiers, moins menaçant, peut-être même amicaux. Et on s’apercevra qu’ils nous ont appris à vivre un peu mieux que nous le faisions avant leur arrivée. Allez, menacez-moi : dites-moi que le ciel va me tomber sur la tête. Ça ne m’affecte plus. J’ai déjà trop donné. J’ai même appris à en rire.
Ah oui, le Grand Remplacement ! Ce projet d’une domination de l’Islam sur le monde chrétien et d’un remplacement de l’homme blanc par des arabes… Si je comprends bien ce qu’on raconte aux informations, il progresse à peu près au même rythme que le projet de domination du Christianisme sur le monde musulman. Suis-je sérieux ? Peut-on parler d’un projet d’une domination du Christianisme sur le monde ? Hé oui ! Quelques organisations financent différents partis politiques, quelques ultras-riches donnent de l’argent (beaucoup) et du temps (un peu) à des organisations conservatrices en vue d’assurer la domination de la tradition chrétienne. Cela dit, il serait totalement absurde de prétendre que toute québécoise, québécois, canadienne, canadien et n’importe quel américain est un dangereux intégriste, un terroriste chrétien en puissance. Il y a donc des chrétiens radicaux qui voient dans leur religion un projet politique à imposer par la force comme il y a des musulmans pour qui l’Islam est un programme politique à accomplir par la puissance des armes. Les uns comme les autres sont inquiétants. Mais en réalité, je connais surtout des chrétiens, des chrétiennes, des musulmanes et des musulmans qui essaient de vivre leur religion authentiquement en respectant la liberté des autres. Et je suis convaincu que ma situation est celle de la grande majorité des gens qui vivent au Québec. Alors, cette idée du Grand Remplacement, non, elle ne m’inquiète pas.
Faut-il quand même protéger la pureté de ce bon vieux Québec contre une corruption des valeurs issue de l’immigration et qui finirait par nous noyer dans une sorte d’inculture barbare et étrangère ? Pour tout dire, l’hypothèse sotte du Grand Remplacement est fondée sur une part d’ignorance. L’oubli de notre histoire nationale, comme je viens de le faire voir mais aussi l’ignorance de l’histoire du monde dans sa globalité. Beaucoup semblent méconnaître la permanence des mouvements de population à travers les siècles. Depuis les confins de la préhistoire presque chaque génération a connu sa vague migratoire. De tous temps, les humains parcourent le monde en tous sens. Peu de recoins de la planète où on peut prétendre à une sorte de pureté ethnique. À ce propos, deux faits sont à noter : on l’a appris chèrement aux XIXe et XXe siècles, celles et ceux qui tiennent le discours de la pureté ethnique le font habituellement à partir d’une identité qui se sent menacée, d’une identité faible ; par ailleurs, les populations d’humains qui se sont reproduites en consanguinité ont habituellement donné naissance à toutes sortes de tares congénitales, comme si la pureté, à ce niveau, était absolument malsaine… Notre culture est soumise à diverses influences. Il en va de même pour presque toutes les cultures, partout dans le monde. Nous sommes notamment soumis à l’influence des immigrantes et immigrants. Jusqu’à quel point l’immigration musulmane influencera la nôtre ? Je ne sais trop. Je méditerai cela en mangeant un spaghetti accompagné d’un sangiovese et d’un gelato au dessert. Et personne n’ira croire que je suis devenu italien. Les cultures naissent, se transforment et disparaissent. Notre devoir est de transmettre le meilleur et d’accepter l’influence de ce qui a de la valeur chez les étrangers pour l’intégrer à notre manière, en sachant que ça nous transformera un peu.
Alors, la thèse du Grand Remplacement ? Remplacement de quoi, je me le demande. En fait, si on y pense bien, il y a peut-être bien un Grand Remplacement qui a lieu actuellement. Mais je doute qu’il s’agisse d’une sorte de transition qui irait des inquiétantes valeurs de l’intégrisme chrétien vers les non moins menaçantes valeurs de l’Islam politique. La réorganisation du monde depuis la fin de la guerre froide a produit de grands mouvements de capitaux. Une bourgeoisie russe et une bourgeoisie chinoise ont désormais le loisir d’investir où bon leur semble. On devine donc une sorte de conflit, une guerre à plusieurs dans laquelle s’opposent les princes du pétrole, la bourgeoisie anglosaxonne, des capitaux russes, des industriels chinois, etc. Face à ces guéguerres économiques, on peut gigoter le drapeau canadien si vous voulez ou mieux, la fleur de lys, ou une ceinture fléchée ou un chandail des Expos ou des Nordiques tant qu’à y être. Une chose m’apparait certaine, peu importe son origine, cette classe dominante est néfaste pour le commun des mortels. On peut préférer la bourgeoisie locale aux capitalistes américains, les capitalistes anglophones aux princes du pétrole et les princes du pétrole aux investisseurs chinois. Je n’en préfère aucun. Tous ne veulent qu’une chose : s’enrichir en profitant de mon labeur et du travail acharné de celles et ceux que j’aime. Parmi ces dominants, qui trouve grâce à mes yeux ? Je refuse catégoriquement de dresser une hiérarchie du moins pire à propos de ces exploiteurs avides. Sont-ils gentils, sensibles, charmants même ? Ils sont d’abord et avant tout le moteur de ce système défectueux qui propage plus la misère que la richesse. Ils l’entretiennent. Alors peu importe leur origine ils représentent une garantie de souffrance, de malheurs, d’exploitation et de décisions arbitraires indépendantes du bien-être du plus grand nombre. Ce Grand Remplacement là, celui d’une classe dominante par une autre, qui dépossède la population de la chose politique me semble possible mais assez insignifiant. Tant que l’un d’entre eux dirige, pile, nous perdons, face, ils gagnent. Peu importe qui domine, qui remplace qui…
Un débarquement de nord-africaines, de nord-africains et d’arabes par centaine de milliers ou même par millions qui viendraient me déposséder de mon pays ? Vaut mieux en rire. Si ta structure identitaire est fragile au point que leur arrivée te perturbe, « sorry bro » comme ils disent dans la rue. Sincèrement désolé. Mais c’est une douleur qui se soigne. Je vois plutôt quelques milliers de sœurs et frères s’installer dans notre trop grand pays, espérant échapper un tant soit peu au triste sort que notre monde mercantile et violent fait peser sur leur société peut-être encore plus mal en point que la nôtre. Et il faudrait leur faire payer le fait qu’ils nous ont peut-être rêvés meilleurs que nous sommes ?
Martin Godon
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