Elle rejoignait en cela un débat qui s’est donné récemment dans les pages du Devoir [1] entre deux intellectuels québécois de renom, le sociologue Gérard Bouchard et l’homme de lettres Yvon Rivard, et qui concernait la question de notre impuissance collective et des rapports que nous pouvons collectivement ou non entretenir avec le passé. Vous trouverez ci-dessous une tentative de s’insérer dans ce débat en revalorisant le temps du présent et de l’action collective.
Entre l’impuissance collective et l’oubli de soi
Assurément, il vaut la peine de faire écho à l’échange, mené dans les pages du Devoir entre Serge Bouchard et Yvon Rivard, et qui touche aux « maux » qui nous assaillent collectivement aujourd’hui. Comme jamais, on a besoin de « mots » pour mieux les appréhender, et autant le sociologue Gérard Bouchard que l’homme de lettre Yvon Rivard s’emploient à nous en offrir de riches et prometteurs, en faisant le choix d’enraciner leurs propos dans la tradition culturelle du Québec de manière à en tirer leçons pour l’aujourd’hui. Mais, entre "l’impuissance" collective stigmatisée par le premier, et "l’oubli de soi" dénoncé par le second, n’y aurait-il pas aussi à débroussailler d’autres chemins, ceux de la transformation du présent et du rôle clef que les intellectuels québécois pourraient y jouer ?
C’est Gérard Bouchard qui a lancé le bal, cherchant à résumer dans une formule choc — celle de "notre impuissance"—, "ce que nous avons été et ce que nous sommes", et donc ce qui serait à l’origine de nos difficultés collectives actuelles et, par voie de conséquences, responsable des indéniables limitations de la révolution tranquille et de ses suites. En sachant cependant que pour lui, cette impuissance trouverait sa source dans des "fractures en forme de blocages structurels inscrits dans l’écologie de notre société", faisant par exemple qu’au Québec bien des intellectuels, devenus ainsi "captifs", oscillent entre « l’idéal d’une nation autonome, indépendante et difficilement accessible, et la présence d’un Canada qui offre "sécurité, stabilité (...) mais aussi abaissement".
Des impasses structurelles
Ce qui veut dire qu’il ne s’agirait pas là de carences individuelles et culturelles, mais bien plutôt d’impasses structurelles" dont les conséquences se font sentir jusqu’à déterminer notre présent immédiat, en favorisant "l’auto-dénigrement" de nos traditions culturelles, mais aussi "le mutisme" quant à notre avenir et "l’évasion" vis-à-vis de luttes séculaires ; le tout comme autant d’expressions de cette impuissance contemporaine qui nous caractériserait, mais qui néanmoins —rappelle-t-il— ne devrait pourtant pas être soumise à aucune fatalité ainsi que nous le montrent les luttes du passé.
La réponse de Yvon Rivard n’en est pas moins « détonante », tant il choisit de changer de terrain, en cherchant à mettre à jour des raisons plus profondes encore. Selon lui, ce qui ferait problème au Québec, ce n’est pas tant notre impuissance que "l’oubli", que le refus, de "ce que nous sommes", dans la mesure où "ne pas assumer notre culture" nous a empêchés de la développer, (...) et où « nous n’avons pas su combattre la misère sans nous détourner de l’esprit de pauvreté » (...) ni non plus " combattre l’aliénation sans reproduire la culture dominante".
L’échec de la révolution tranquille
En termes concrets et pour faire écho aux dires de Gérard Bouchard, ce serait rien de moins que "la recherche de l’argent et du savoir pour contrer la pauvreté et l’ignorance" qui, pour lui, se trouverait à l’origine "de l’échec de la révolution tranquille", nous renvoyant aux 2 principales forces de notre déracinement : l’une remplaçant tous les mobiles "par le désir de gagner", l’autre développant une culture technicienne, teintée de pragmatisme et fragmentant tout.
On le voit, la thèse est non seulement audacieuse (il faut résister à la volonté de haïr son passé), mais aussi —par ses accents évangéliques— radicale et absolue. Comme il le dit, dans les mots empruntés à Vadeboncoeur : "la civilisation est à rebâtir et à reprendre avec une seule catégorie de gens, ceux qui n’ont rien ou peu de choses et qui sont l’immense majorité."
Il reste que, comme celle de Gérard Bouchard, si cette thèse tend à valoriser l’apport du passé et à voir en lui la clef du futur, elle ne le fait qu’en se désolant un peu trop facilement du présent –un moment du temps pourtant cardinal— tout en ne proposant au mieux que la résistance du roseau « qui plie mais ne rompt pas ». Comme si l’histoire ne se faisait pas d’abord au présent, par tous les gestes et projets –collectifs, pro-actifs et innovants— qu’on y pose et invente chaque jour. Et comme si les intellectuels québécois d’aujourd’hui n’avaient pas quelque chose à dire sur les possibles qui ne cessent d’y germer et qui n’attendent que l’élan et la force de leurs mots et engagements pour faire irruption à nouveau dans l’histoire.
Cette mèche qui fait éclater le temps
C’est Walter Benjamin qui nous le rappelle avec force : s’il faut bien sûr, par delà l’histoire des vainqueurs et des amas de ruines qu’ils laissent derrière eux, reprendre à notre compte les aspirations des vaincus du passé, c’est parce qu’il nous est donné la possibilité, à nous les vivants d’aujourd’hui, de faire l’histoire en en changeant le cours. Le présent est cette « mèche qui fait éclater le temps » rappelait Benjamin, et en ne perdant rien des leçons du passé, n’est-ce pas autour de lui qu’il faudrait aussi réapprendre à nouer avec passion nos forces comme nos mots ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Messages
1. Ne pas oublier les pouvoirs du présent !, 19 avril 2023, 15:29, par Françoise Roinsol
Je m’attendais à un résumé ou des commentaires sur la conférence de Margaret Atwood mais ce n’est qu’une réflexion intéressante sur un article du Devoir.
????
1. Ne pas oublier les pouvoirs du présent !, 19 avril 2023, 15:59, par Pierre Mouterde
Le fil directeur de l’article avait à voir avec "le pouvoir collectif que nous offre le présent", et je trouvais intéressant de montrer que des personnalités aussi différentes que Margaret Atwood, Gérard Bouchard et Yvon Rivard intervenant à quelques jours d’intervalle dans l’univers culturel médiatique québécois, se heurtaient à un même problème (celui de notre rapport au temps), mais y répondaient de façon différente, Margareth Atwood se trouvant finalement la plus proche des thèses défendues par Walter Benjamin ; thèses que —par la combinaison des moments du passé et du présent qu’elles impliquent— nous sommes, malheureusement, bien souvent incapables de mettre en application à QS, comme dans bien des mouvements sociaux.
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