C’est ce qu’on essayera d’esquisser ci-dessous, en faisant ressortir le poids décisif du phénomène de la fragmentation de nos existences quotidiennes.
L’actualité récente —celle qui, au Québec, nous a promenés sans ambages des horreurs de la guerre en Ukraine jusqu’aux émotions suscitées par la mort du grand joueur de hockey Guy Lafleur— pourrait bien avoir ici quelque vertus : mettre concrètement en lumière, comment à l’époque contemporaine nos existences peuvent être tragiquement fragmentées, ou plus exactement se retrouver aux prises avec un travers particulièrement sournois : celui de "la séparation" ou de la « disjonction » de nos vies individuelles comme collectives.
Songez-y ! La guerre qui a éclaté en Ukraine fin février dernier, s’est d’abord traduite pour nous par le fait que —via l’actualité transmise par les médias officiels comme par les médias sociaux- nous avons été mis en lien, direct, immédiat, quotidien, permanent, avec les images de la guerre et ses abominables horreurs, alors qu’un océan nous en sépare et que nous habitons pourtant à des dizaines de milliers de kilomètres de là. Et nous l’avons été d’autant plus facilement qu’à la différence par exemple des guerres en Afghanistan (2001-2021), en Irak (2003-2011), en Libye (2011) ou en Syrie (2011-202 ?), l’Ukraine paraissait spontanément beaucoup plus proche de l’Europe et globalement plus en symbiose avec le camp occidental, nous rapprochant émotionnellement d’autant de cette réalité.
Mais le drame ici n’est pas tant d’être informé au plus près (en temps réel) de ce qui peut se passer là-bas. Notre drame, c’est de l’être en même temps que nous continuons à vivre comme si de rien n’était : au pire, comme si cette réalité n’existait pas et qu’on pouvait la "canceller" d’un clic salvateur au cas où elle serait trop insupportable ; et au mieux, en participant, mais de loin et à travers des gestes si dérisoires eut égard aux nécessités et urgences de la solidarité humaine, à quelques envois d’aide humanitaire ou accueils de réfugiés, ou encore à quelques discussions passionnées sur l’existence ou non de l’impérialisme russe, ou sur la responsabilité appréhendée de l’OTAN.
Notre drame
Ce qui fait donc notre drame, c’est cette expérience du monde, éclatée, fragmentée, disjointe, qui est devenue la nôtre et qui nous amène à vivre littéralement en "morceaux", séparés des autres autant que de nous-mêmes ou de parties essentielles de nous-mêmes. Et sans doute est-ce là —aux côtés de l’exacerbation des traditionnelles inégalités économiques, sociales et politiques— ce qui est devenu le propre de la souffrance collective contemporaine ! Car avec cette fragmentation de notre expérience spontanée du monde, ce sont nos capacités d’agir, d’avoir une prise minimale sur notre environnement qui se dissolvent et se réduisent à peau de chagrin. Et qui le sont d’autant plus que nos points de repère socio-politiques traditionnels sont eux aussi —désorientation en prime— en voie de reconfiguration générale et donc bien peu assurés.
Donner un sens à sa vie, se façonner donc une identité (son identité), cela consiste toujours, pour un être humain, à être capable en permanence de relier pour lui ce qui vient de son « passé » (les traditions dont il hérite vaille que vaille) avec ce qu’il souhaiterait faire de son « futur » (surtout si celui-ci n’est pas garanti), mais en tentant ainsi d’agir sur le « présent » qui est le seul moment du temps humain sur lequel il peut avoir le pouvoir d’intervenir, de faire la différence. Et ce qui est vrai pour la vie d’un individu, l’est aussi pour celle d’une collectivité.
Or cette expérience du monde fragmentée qui devient notre lot à tous et toute, se répercute aussi sur la façon dont nous tendons à gérer notre rapport au temps : voilà qu’aujourd’hui ces 3 moments du temps humain (le passé, le présent et le futur)) nous arrivons de moins en moins à les unir ensemble dans nos vies subjectives, dénouant l’articulation si nécessaire qu’ils devraient avoir ensemble, à tel point que nous tendons aujourd’hui à nous enfermer dans le seul moment du « présent » et de son immédiateté « présentiste » : oubliant de prendre en compte toute l’importance du « passé » (la mémoire de ce passé qui nous a fait), tout comme nous refusant à vouloir regarder en face la réalité à venir, celle du « futur » et des formidables défis qu’il nous pose aujourd’hui. Avec tout ce que cela implique de malaises profonds (oubli de l’histoire, refus d’anticipation de l’avenir) dont on ne cesse d’apercevoir les 1000 et un symptômes dans la vie quotidienne !
La mort de Guy Lafleur
Et peut-être pouvons-nous expliquer ainsi ce déferlement d’émotions collectives et d’éloges posthumes qui depuis maintenant quatre jours ne cesse de remuer le Québec tout entier en ce printemps 2022 ? À nous faire soudainement tout oublier des morts et des drames d’une Ukraine prise sous les bombes depuis, elle, plus de 60 jours ! Comme si ce grand joueur de hockey québécois qui a connu ses heures de gloire dans les années 1970 et qui se caractérisait tout autant par sa gentillesse que par son talent de lanceur et surtout son ardeur et sa vivacité à déjouer —sa crinière blonde au vent— les adversaires les plus coriaces, servait soudainement de miroir à tout un peuple. Un miroir : pour dire quelque chose de ce qui le hante, quelque chose de son identité forgée au fil de l’histoire, quelque chose de ses aspirations, de sa fierté, de son désir de vaincre, de faire face —en gagnant— au destin du monde. Et de le dire, non pas de façon isolée (chacun tout seul de son côté !), mais tous ensemble et avec force, à travers un personnage que la mort a transformé en figure mythique et dont l’histoire a été reconstruite de manière à ce qu’un peuple dans sa totalité puisse avec la même ferveur s’identifier à l’image d’extraordinaire réussite humaine —funérailles nationales en prime— qu’il peut incarner.
En cette époque de désabusement, de cynisme et de désorientation, de nationalisme identitaire de bas-étage alimenté par la CAQ, la force du phénomène ne manquera pas d’étonner. À moins d’imaginer qu’il renvoie justement à ce besoin —comme jamais insatisfait par les temps qui courent— d’être relié à d’autres, de faire lien, de retrouver là, ainsi, la force revigorante d’un groupe d’appartenance plus grand que soi, de manière à ne pas être renvoyé à la souffrance provoquée par cette fragmentation de notre existence à laquelle tant d’éléments de la vie contemporaine –à commencer par les dérégulations du marché néolibéral— nous ramènent sans cesse.
Deux petits livres... pour s’en prendre aux racines de la fragmentation
D’où, on le comprendra aisément, l’importance rétrospective de ces deux petits ouvrages parus récemment, Ce qui nous lie et Ce qui nous délie qui tentent de faire le point —chacun à leur manière— sur la nécessité ou non de l’indépendance au Québec, et par conséquent sur la manière dont on pourrait re-penser –à travers de nouveaux liens et donc à travers la constitution d’une nouvelle puissance collective— l’identité à venir de toute un peuple en manque d’indépendance. Manière ainsi de répondre bien concrètement —parce que politiquement— à ce besoin « de liens » dont fait état le déferlement d’émotions populaires provoquées par la mort de Guy Lafleur .
Et sans vouloir faire ici une analyse exhaustive de ces 2 ouvrages, ce qu’on peut cependant dire, c’est que l’un et l’autre, chacun à leur façon mettent en place des éléments du débat, mais plutôt à la manière d’un espace de discussion qu’ils commencent à ouvrir, et dont aucun des deux ouvrages ne détient à lui seul la partition entière. Du côté des auteurs de Ce qui nous lie [2], on peut ainsi noter l’intérêt des intervention de Natasha Canapé Fontaine (qui rappellera l’importance de se tourner vers ce qui nous lie entre Autochtones et Allochtones), ou encore de celle de Gabriel Nadeau Dubois (qui insistera sur l’ampleur, mais aussi sur la nécessité de la tâche de l’indépendance), tout comme de celle de Ruba Ghaza qui mettra en valeur l’importance de la langue dans la constitution d’un peuple. Mais on n’en sera pas moins déçu par le caractère abstrait et détaché de la plupart des propositions avancées, coupées de tout contexte stratégique précis et de toute réflexion approfondie concernant la question pourtant centrale, à l’heure des dérives identitaires droitières, de l’identité d’un peuple ; le projet de constituante à la QS servant, il est vrai, de référence ultime mais sans jamais avoir pu être approfondi comme tel.
Quant à ce qui Ce qui nous délie, qui se veut une réaction critique aux affirmations contenues dans Ce qui nous lie, au-delà du caractère souvent inutilement polémiste et étroitement anti QS de certaines des contributions, au-delà aussi d’une présentation réductrice de la laïcité et de la loi 21, les présentations d’André Binette (sur la question autochtone) de Gilles Gagné (sur la question environnementale) et de celles de Pierre Dubuc (sur le rôle du Canada), sont autant de contributions utiles, quoique partielles, qui ont commencé à questionner –arguments à l’appui— certains des manques les plus patents du petit opuscule publié sous les auspices de QS.
N’est-ce pas ainsi, en poursuivant ce débat, en développant ces discussions, en les approfondissant, en s’extrayant au passage des ornières des sectarismes militants, que nous pourrons mieux nous préparer à façonner, pour le Québec d’aujourd’hui, quelques parades politiques effectives aux maux contemporains de la fragmentation et ainsi faire réellement échec à la montée de la droite et de son nationalisme conservateur ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Le 24 avril 2022
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