Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

La rivalité entre grandes puissances refait surface

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a accéléré une série de tendances sous-jacentes de la politique mondiale qui nous conduisent vers un nouvel ordre mondial dangereux.

Tiré de Inprecor no 703-704 janvier 2023

Par Tom Bramble

Ce nouvel ordre n’arrive pas déjà formé, et il y aura des interruptions et des revirements en cours de route, mais quatre caractéristiques clés se dessinent :

• Premièrement, le retour de la rivalité interimpérialiste comme facteur clé de la politique mondiale et la fin de l’illusion entretenue par certains libéraux selon laquelle l’expansion du commerce et des investissements mondiaux a fait disparaître la concurrence géopolitique.

• Deuxièmement, les États-Unis et la Chine s’efforcent de rallier les impérialistes de second rang et d’autres pays derrière leurs bannières pour renforcer et étendre leurs blocs géopolitiques. Les petits États ont de moins en moins de possibilités de s’interposer entre les deux grands impérialistes.

• Troisièmement, la subordination de l’économie à la politique, les puissances impérialistes rivales tentant de réduire leur dépendance mutuelle. Lorsque la sécurité nationale et les chaînes d’approvisionnement internationales entrent en conflit, la sécurité nationale passe en premier. L’énergie est en tête, mais d’autres secteurs suivent.

• Quatrièmement, la possibilité accrue d’une nouvelle guerre régionale ou mondiale impliquant deux ou plusieurs puissances impérialistes. Même si une telle guerre n’est pas imminente, les décisions prises par les gouvernements aujourd’hui sont toutes influencées par leur conviction qu’elle est probable.

La guerre en Ukraine a ramené la guerre et ses misères au cœur de l’Europe. L’artillerie lourde et les missiles sont à nouveau utilisés contre les grandes villes. Malgré l’assaut sur son voisin, la Russie n’a pas prévalu. La résistance ukrainienne a repoussé l’invasion de la Russie.

L’administration Biden a profité de l’agression du président Poutine pour affaiblir la Russie. Elle a imposé des sanctions profondes et douloureuses et dirigé des dizaines de milliards de dollars d’aide militaire et financière vers Kiev. Le succès de l’Ukraine, avec le soutien de l’Occident, a permis aux États-Unis de retrouver une partie du prestige qu’ils ont perdu après leurs guerres et occupations désastreuses au Moyen-Orient, qui ont culminé avec leur retrait paniqué d’Afghanistan en 2021.

Les États-Unis ont tenté de blesser Poutine autant que possible sans provoquer un affrontement direct entre les deux puissances. L’administration Biden a rejeté les appels ukrainiens à imposer une zone d’exclusion aérienne dès les premiers jours de la guerre. Elle a tardé à livrer des systèmes d’armes à longue portée, de peur que l’Ukraine ne les utilise pour pousser la guerre au-delà des frontières de la Russie. Les États-Unis ne considèrent certainement pas que l’Ukraine mérite qu’on lui fasse la guerre.

La guerre en Ukraine a illustré la puissance constante des États-Unis autant qu’elle a révélé la faiblesse de la Russie. Les États-Unis ont l’armée la plus puissante du monde et leurs systèmes d’armes et leurs renseignements militaires ont été utilisés avec des effets dévastateurs par l’Ukraine. Les sanctions imposées par les États-Unis à la Russie ont également démontré la puissance de feu financière américaine sous la forme d’un contrôle américain sur les flux internationaux d’argent et de crédit. Aucun de ses alliés ou ennemis ne peut mobiliser des ressources comparables à celles des États-Unis et l’administration Biden a utilisé cet avantage pour rallier ses partenaires à sa cause et intimider ses ennemis.

L’invasion de la Russie a fait prendre conscience à tous les gouvernements européens que le parapluie sécuritaire américain reste indispensable. La guerre a sapé toute prétention des classes dirigeantes allemandes et françaises à voir l’Union européenne émerger en tant que bloc impérialiste indépendant unique après la longue période de domination continentale américaine de l’après-Seconde Guerre mondiale et de l’après-Guerre froide. L’Amérique a mobilisé sa puissance pour faire danser les puissances européennes à sa guise. Les sanctions contre le gaz russe ont démontré les limites de la stratégie économique de l’Allemagne, qui consiste à commercer avec Moscou tout en s’appuyant sur les États-Unis pour sa sécurité militaire.

En effet, la guerre a contraint le gouvernement allemand, malgré une certaine résistance, à suivre les priorités géopolitiques plus larges des États-Unis, y compris l’abandon de l’énergie russe, même si cela a un coût, du moins à court terme, pour le capitalisme allemand, qui doit maintenant payer des prix plus élevés pour le gaz fourni par les États-Unis et le Qatar. Les États-Unis ont également utilisé la guerre pour briser l’opposition généralisée en Allemagne à l’augmentation des dépenses militaires. L’Allemagne devrait doubler ses dépenses militaires dans les années à venir. De plus, la Finlande et la Suède ont demandé à rejoindre l’OTAN, renforçant ainsi considérablement la capacité militaire occidentale aux frontières nord de la Russie.

Bien que l’Ukraine ait dominé l’actualité en 2022, pour les États-Unis la Chine reste l’ennemi principal. Les gouvernements des deux pays ont développé leurs stratégies militaires et industrielles en partant du principe qu’un affrontement entre les deux est probable.

Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis ont connu une longue période d’hégémonie dans le système mondial. La plupart des pays ont trouvé des moyens de fonctionner dans le cadre de ce que les États-Unis appellent « l’ordre international fondé sur des règles » – le réseau d’institutions et de règles définies par la puissance américaine qui façonne la politique mondiale. Dans ce contexte, les États-Unis et la Chine ont développé et restructuré leurs économies en s’intégrant davantage, notamment après l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce en 2001.

Cette époque est désormais révolue. Grâce à la croissance spectaculaire de l’économie chinoise et à l’accroissement du pouvoir de l’État qui l’accompagne, la Chine et les États-Unis se disputent désormais le contrôle de la région indo-pacifique : environ 60 % du commerce maritime passe par l’Asie et environ un tiers par la mer de Chine méridionale. La Chine ne peut tolérer une situation dans laquelle elle doit jouer les seconds rôles face aux États-Unis et être empêchée d’exercer ce qu’elle considère comme son propre rôle dans la région. Renforcer la puissance de la Chine dans la politique mondiale a été l’une des principales priorités de Xi Jinping depuis qu’il est devenu dirigeant chinois en 2012 ; ce projet a été confirmé cette année par le vingtième congrès du Parti communiste chinois, qui a effectivement nommé Xi dirigeant à vie.

Les ambitions de la Chine en Asie constituent une menace pour les États-Unis. Washington ne peut pas se permettre de voir sa flotte du Pacifique repoussée hors de l’Asie de l’Est, car cela signifierait à ses alliés comme à ses adversaires qu’elle n’est plus « la nation indispensable du monde », comme Hillary Clinton a un jour décrit les États-Unis.

Les deux parties développent une stratégie à plusieurs volets pour vaincre l’autre. L’administration Biden a hérité de l’administration Trump le ciblage de la Chine et l’a intensifié dans tous les domaines. Les États-Unis ont travaillé avec leurs alliés pour forger un bloc diplomatique et militaire anti-Chine en Asie. Parmi eux, le Japon, la Corée du Sud et l’Australie sont les plus importants. Tous les quatre ont conclu qu’ils devaient repousser la menace stratégique croissante que représente la Chine pour l’alliance dirigée par les États-Unis, malgré la perturbation du commerce et des investissements que cela pourrait entraîner.

Au cours de l’année 2022, les États-Unis et leurs alliés ont intensifié leurs efforts pour intégrer leurs armées et se préparer à la guerre. Les États-Unis prévoient de consacrer l’essentiel de leur marine et de leur aviation à la région, et leurs trois partenaires régionaux augmentent également de manière significative leurs dépenses militaires. À la suite du pacte AUKUS et des accords associés, l’Australie s’est engagée à acheter une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire et à fournir à l’armée américaine des bases pour des opérations contre la Chine.

Taïwan sera un point chaud. Tant que Taïwan est aligné sur les États-Unis, la Chine la considère comme un obstacle pour son contrôle de la mer de Chine méridionale. Xi a vu les États-Unis mobiliser l’OTAN contre la Russie et craint que la Chine ne soit soumise à la même coercition si elle s’attaque à Taïwan. Il redouble d’efforts pour renforcer l’autonomie militaire et économique de la Chine afin d’échapper à ce destin.

Taïwan compte pour les États-Unis, contrairement à l’Ukraine. Après des décennies de dérobades diplomatiques sur la question, le président Biden a déclaré cette année à plusieurs reprises que les États-Unis soutiendraient Taipei en cas d’invasion chinoise. Les États-Unis poussent donc l’OTAN à étendre sa compétence à l’Asie. Lors du sommet de l’OTAN qui s’est tenu en juin à Madrid, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et le Japon étaient là pour la première fois. La déclaration publiée à l’issue de la réunion a été la première à citer la Chine comme une menace, un « défi pour nos intérêts, notre sécurité et nos valeurs ». La Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Canada ont déployé des navires de guerre en mer de Chine méridionale en 2021-22, ce qui indique que les États-Unis se préparent à une guerre éventuelle.

Les tensions impérialistes croissantes ont également mis en évidence les dangers d’une trop grande interdépendance économique pour l’impérialisme américain. Alors que le pays exerçait une hégémonie mondiale, supprimant effectivement les conflits militaires inter-impérialistes pendant une période, les grandes entreprises pouvaient choisir librement comment et où investir et commercer, à quelques exceptions marginales près (Cuba et la Corée du Nord, par exemple). Cela a permis une désarticulation partielle du commerce et de la gouvernance. Même dans des secteurs sensibles comme l’armement, où le Pentagone est le principal client, les entreprises américaines sous-traitaient la production d’acier et de composants électroniques clés à la Chine. Aujourd’hui, la tension accrue oblige le commerce à s’aligner sur les priorités de l’État, tandis que les barrières commerciales et d’investissement augmentent et que des blocs géopolitiques plus solides se forment. Dans un passé récent, le contrôle des réserves mondiales de pétrole était au premier plan de la réflexion stratégique et des déploiements militaires, mais les lignes de front sont aujourd’hui la fabrication de systèmes informatiques avancés et les moyens de production, tels que les terres rares et autres minéraux, nécessaires à leur fabrication.

Pour la Chine, il n’y a là rien de nouveau. Pékin considère depuis longtemps les entreprises comme des auxiliaires de la puissance nationale. Depuis des années, la Chine s’efforce de favoriser une plus grande autonomie dans des secteurs clés, notamment l’informatique, les semi-conducteurs et la technologie des satellites. C’est ce qui sous-tend le programme « Chine 2025 », qui vise à stimuler la production locale dans une série de secteurs de haute technologie.

L’État américain est maintenant en train de rattraper son retard. La guerre en Europe, un affrontement potentiel en Asie et la perturbation du commerce causée par la pandémie Covid ont fait prendre conscience aux décideurs politiques des risques inhérents aux chaînes d’approvisionnement impliquant la Chine. Aux États-Unis, il y a un consensus entre les Démocrates et les Républicains sur le fait que les affaires de l’impérialisme sont trop importantes pour être laissées aux hommes d’affaires, et que les entreprises doivent se plier à la volonté du Département d’État et du Pentagone. Comme le dit l’administration Biden : « La sécurité économique c’est la sécurité nationale ». Le « Made in America » remplace désormais la mondialisation comme principe directeur.

Les États-Unis tentent de reconfigurer leur base industrielle pour ramener l’industrie « chez eux » – ou du moins chez leurs proches alliés et loin de la Chine. Les industries les plus liées à l’armée sont prioritaires. Au cours de la seconde moitié de 2022, la Maison Blanche a approuvé des milliards de dollars de subventions pour la production locale de semi-conducteurs, d’intelligence artificielle, de robotique et d’informatique quantique. D’autres dizaines de milliards de dollars de subventions encourageront la production américaine de panneaux solaires, de batteries électriques et de voitures électriques.

L’autre facette de ce qu’un commentateur du Financial Times a décrit comme la « guerre économique totale » des États-Unis contre la Chine est leur tentative d’écraser la capacité de ce pays à moderniser sa base industrielle. En octobre, le ministère américain du commerce a introduit des contrôles à l’exportation pour limiter l’accès de Pékin aux technologies de pointe, qu’elles soient destinées à des applications civiles ou militaires. Il s’agit d’une guerre commerciale avec des dents, propulsée par la rivalité impérialiste. L’histoire a montré que les guerres commerciales ne sont souvent que les précurseuses des guerres ouvertes.

La sécurité énergétique a été un moteur important de la politique impérialiste, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Il s’agit d’une priorité américaine depuis des années : si le Pentagone était contraint de dépendre du pétrole importé, il ne pourrait pas être sûr que ses chars et ses chasseurs à réaction seraient en mesure de fonctionner en temps de guerre. Les États-Unis ont désormais atteint l’autosuffisance énergétique et sont un exportateur de pétrole et un fournisseur de gaz naturel liquéfié (GNL) majeur après avoir investi des milliards de dollars dans la fracturation. Cela leur donne un avantage sur l’Europe. Les gouvernements européens ont découvert le coût de la dépendance à l’égard de l’énergie russe et rouvrent maintenant des mines de charbon et prolongent la durée de vie de centrales nucléaires dont la fermeture était prévue. L’UE ne dépend plus de la Russie que pour 9 % de son gaz, contre 40 % avant l’invasion de l’Ukraine.

La Chine ne dispose pas de suffisamment de charbon et de gaz pour alimenter l’industrie et doit s’assurer un approvisionnement auprès de nations amies. Les liens avec la Russie et l’Iran se sont renforcés cette année, mais aussi avec l’Arabie saoudite et les États du Golfe, qui se sont montrés réticents face aux tentatives américaines de réglementer les exportations de pétrole du Golfe.

Il y a eu une certaine résistance de la part des alliés des États-Unis contre un nouvel ordre mondial dominé par les blocs américain et chinois. L’UE a ses propres intérêts impérialistes qui ne coïncident pas avec ceux des États-Unis, notamment en ce qui concerne la Chine. Washington tente de réduire les liens commerciaux et les investissements vers la Chine et d’encourager ses alliés à faire de même. Du point de vue de la classe dirigeante américaine, rien n’est gagné, et beaucoup est perdu, si les entreprises américaines se retirent de la Chine, laissant les capitalistes européens combler le vide.

Ainsi, au cours de la première année de mandat de Biden, les États-Unis ont fait pression sur l’UE pour qu’elle abandonne l’accord global sur les investissements avec la Chine qu’elle était sur le point de finaliser. Mais le gouvernement allemand et de nombreux capitalistes allemands sont désireux de maintenir les relations commerciales ouvertes. En 2022, le gouvernement allemand a approuvé l’acquisition par la société chinoise Cosco d’une part de 25 % dans un terminal à conteneurs de Hambourg, en dépit d’un lobbying américain intensif visant à la bloquer. Les entreprises allemandes BASF, Aldi, Hella et Siemens étendent toutes leur empreinte en Chine, y investissant un montant record de 10 milliards d’euros au cours du premier semestre 2022, au grand dam du gouvernement étatsunien.

Les mesures prises par les États-Unis pour cibler la Chine nuisent également à l’UE. Les subventions massives accordées par l’administration Biden à la production locale de produits de haute technologie désavantagent sur le marché américain les exportateurs européens, tels que la société néerlandaise de semi-conducteurs ASML, ce qui affaiblit les efforts européens visant à développer l’industrie sur le territoire national, un principe clé de la « nouvelle stratégie industrielle » de l’UE. Avec des prix du gaz cinq fois plus élevés qu’aux États-Unis, en partie à cause des sanctions prises par les États-Unis à l’encontre de la Russie, les producteurs européens ont subi un double coup dur de la part des États-Unis. La Commission européenne étudie actuellement des mesures de rétorsion visant à protéger les capitalistes européens des actions prédatrices des États-Unis.

Ainsi, si les États-Unis ont utilisé la guerre en Ukraine pour imposer leurs prérogatives à l’Allemagne et à la France, il n’est pas encore évident que les puissances européennes se soumettront sur toute la ligne lorsqu’il s’agira de la Chine, où les enjeux pour les capitalistes européens et les stratèges impériaux de l’UE sont plus élevés.

Une époque de la politique mondiale se termine et une nouvelle ère se dessine. La rivalité impérialiste devient plus dangereuse. Les budgets militaires sont en hausse. Le nationalisme est en hausse. Nous ne sommes pas confrontés de façon imminente à une situation semblable à celle d’août 1914, mais la logique de l’évolution pousse dans la direction de ce moment effroyable où une guerre impérialiste totale a entraîné le monde dans l’abîme. Les armes terribles dont disposent les impérialistes, et les conséquences pour chacun d’eux en cas d’échec, nous avertissent de la catastrophe qui attend la population mondiale si une nouvelle guerre régionale ou mondiale éclate.

Tom Bramble est un militant socialiste australien, auteur et universitaire. Il a enseigné les relations industrielles à l’université du Queensland pendant de nombreuses années et est l’auteur de nombreux livres et articles sur le mouvement ouvrier australien.
Il est co-auteur, avec Mick Armstrong, du livre The Fight for Workers’ Power : Revolution and Counter-Revolution in the 20th Century (La lutte pour le pouvoir des travailleurs : Révolution et contre-révolution au XXe siècle), publié par Interventions Inc 2021.
Il est membre de l’exécutif national de l’organisation australienne Socialist Alternative, qui depuis 2013 a un statut d’observateur permanent au sein du Comité international de la IVe Internationale.

Cet article a d’abord été publié le 22 décembre 2022 par Red Flag, l’hebdomadaire de Socialist Alternative : https://redflag.org.au/article/great-power-rivalry-resurgent
(Traduit de l’anglais par JM).

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