Les trois temps de l’indépendance. Le premier temps de l’indépendance fut celui de l’émancipation des francophones, très objectivement dominés dans leur propre pays. La lutte pour la reconnaissance du français et d’une culture propre, la représentation dans les postes de pouvoir, la mise sur pied d’institutions publiques et le désir d’autodétermination comme on en avait eu des exemples en Afrique - on a parlé ici aussi, pendant un temps, de décolonisation - ont structuré la naissance et l’établissement du mouvement souverainiste. D’abord pluriel, il s’est incarné essentiellement dans le PQ, dont le plus grand moment restera à jamais sa première victoire électorale où tous les espoirs étaient permis.
Le deuxième temps fut lié aux turbulences constitutionnelles qui ont suivi le premier référendum sur la souveraineté. Que toute une nation fut, pendant quinze ans - de la nuit des Longs Couteaux en passant par Meech, le référendum de Charlottetown, l’élection d’une opposition officielle souverainiste au palier fédéral jusqu’au deuxième référendum sur la souveraineté - que cette nation, disions-nous, fut obnubilée par des questions constitutionnelles de répartition des pouvoirs est quelque chose d’exceptionnel et qui ne reviendra pas. La réponse au référendum de 1995 a donné l’idée aux souverainistes que la question nationale n’était « pas réglée. » Une grande partie d’entre eux est incapable d’accepter que les Québécois ne voient pas là de problème.
Le troisième temps est encore à venir, si jamais il s’incarne. Chose certaine, il n’aura qu’un lien distant avec les deux premiers : les Québécois ne se sentiront plus jamais dominés culturellement et économiquement, et ne considéreront plus jamais des questions constitutionnelles comme vitales. Il aura peut-être partie liée avec les enjeux écologiques et la défense du territoire contre les prédateurs économiques et, c’est une certitude, il sera fondamentalement ouvert, inclusif et diversifié. Dans tous les cas, il ne passera pas par le PQ, qui s’est montré incompétent ou carrément nuisible sur tous ces enjeux.
Du ni-nisme. Pendant tout ce temps, le Parti Québécois s’est présenté comme une coalition de gens de gauche et de droite capables de mettre leurs différends de côté au nom de la cause ; mais cela s’est aussi fait sur la négation des antagonismes politiques dans la mesure où on disait l’indépendance « ni à gauche, ni à droite », ce qui a laissé le parti dans une position délicate où il devait gouverner tout en se faisant refuser l’élément fondamental de son programme. Là non plus, ça ne s’est pas bien passé.
Le Parti Québécois n’a pas su être à gauche. À une époque où les mouvements sociaux - communautaire, syndicats, mouvement étudiant - peinaient à garder leur autonomie face à l’hégémonie péquiste, laquelle n’était pas sérieusement pas contestée par d’autres partis, le PQ a au mieux incarné une gauche sociale-démocrate, au pire s’est dissout dans le libéralisme fin de siècle, se contentant de liquider plus lentement que ses adversaires les acquis du passé. Il était en phase, à la fin des années 1990, avec le parti “socialiste” de Lionel Jospin en France et du parti “démocrate” de Bill Clinton qui ont rendu la gauche insignifiante, impossible à distinguer de ses contreparties de droite sinon sur des enjeux moraux, ne laissant plus que la rue comme terrain de contestation.
Cela s’est magnifiquement incarné lors du sommet socio-économique de 1996 où l’on a réuni à la même table patronat et mouvements sociaux pour faire avaler aux deuxièmes le « déficit zéro », inaugurant deux décennies austéritaires où le modèle québécois allait être sacrifié sur l’autel de la « capacité de payer ». Mais dehors protestaient les éléments hétéroclites d’une gauche encore informe ; un des rares groupes vraiment structurés était la Fédération des Femmes du Québec, menée par Françoise David, qui s’est butée deux fois plutôt qu’une au PQ. Beaucoup de ces gens-là allaient, plus tard, se retrouver dans un nouveau parti.
Rien depuis n’a pu infirmer l’idée que la “gauche” du Parti Québécois n’était qu’une façade en carton. Pas Lucien Bouchard qui, une fois parti, a continué de pousser son programme néolibéral dans un manifeste “lucide”, avant de devenir président du Conseil d’administration de l’Association pétrolière et gazière du Québec ; pas le technocrate André Boisclair, lui aussi parti plus tard conseiller une gazière albertaine ; pas la bourgeoise Pauline Marois, qui se demande toujours comment on tape sur une casserole ; pas PKP, le roi des lock-out et des médias toxiques qui a failli donner au Québec un authentique épisode berlusconien ; et enfin, pas Jean-François Lisée, tenant d’une “gauche efficace” qui, rendu là, ne dupait plus personne.
Le Parti Québécois n’a pas su être à droite non plus. Il était néolibéral parce qu’il était dans l’air du temps, mais le vaste détournement d’État opéré par le PLQ après son dernier règne a montré ce que pouvait faire de ravages un parti qui s’assumait comme tel. Pendant ce temps, les tensions identitaires gagnaient du terrain et profitaient au dernier-né, l’ADQ de Mario Dumont. Ce qu’on a appelé la « crise des accommodements raisonnables » a été créée et alimentée par des gens qui espéraient gagner des votes ou des cotes d’écoute, et quand le processus fut assez avancé, le PQ s’est retrouvé Gros-Jean comme devant.
Sa réponse, le malheureux épisode de la charte des valeurs, pour reprendre un syntagme qui enrage Mathieu Bock-Côté, a durablement entaché le PQ. Non, le PQ n’est pas raciste - ou alors pire, il l’a été par opportunisme. Il a manipulé un wedge issue qui n’était pas le sien et n’a pas su que faire quand la grenade lui a pété en pleine face. Il faut lire la fiche Wikipédia retraçant les réactions pour se souvenir à quel point la société québécoise était divisée en deux, voire en train de se reconfigurer au nez et à la barbe du PQ. Les progressistes étaient maintenant - ou, plutôt, comme toujours - du côté des dominés, ne lui laissant plus que les réactionnaires. Il a dû depuis désavouer des militants, s’excuser pour les propos de sympathisants, se distancer de groupes douteux, et retirer des candidatures.
Cette campagne, menée largement sur le dos des femmes arabo-musulmanes, sous prétexte d’une laïcité qui était déjà un fait accompli au Québec, fut fatale : comment convaincre un seul immigrant, dorénavant, des bienfaits de la souveraineté ? Que le PQ ait stigmatisé une communauté qui parle largement le français, et qui a un historique de lutte de libération nationale - comme au Maroc, en Algérie, en Tunisie - est l’une des grandes inconséquences politiques de ce temps ; plus grande encore fut la négation de la nouvelle composition de la société québécoise, qui a changé pendant que le PQ, lui, faisait la promotion d’un état de société qui n’existait plus.
La banlieusardisation du Québec. Le Parti Québécois était peut-être le mieux placé pour gérer la Révolution tranquille, initiée par le Parti Libéral ; mais la CAQ était la mieux placée pour gérer la révolution néolibérale, initiée par le PQ. Le Québec d’après-guerre est progressivement devenu une banlieue, un phénomène en nette accélération depuis vingt ans, si bien qu’on lisait récemment que « les “banlieues auto” et les secteurs périurbains ont, à eux seuls, représenté 85 % de la croissance démographique dans les régions métropolitaines du Canada. »
La banlieue a sa pensée politique, comme en témoignent vingt ans de radio-poubelle à Québec. Au centre de ses valeurs se trouvent le travail, la famille nucléaire, la réussite matérielle, incarnée par l’automobile et l’accession à la propriété. L’individu se conçoit aujourd’hui comme l’entrepreneur de sa propre vie et attribue son succès à ses mérites individuels. Le clientélisme politique ne lui rebute pas parce qu’il se conçoit précisément comme un client (« on paye pour ça ! »). Il s’est naturellement retrouvé dans la CAQ, menée par un homme d’affaires, qui proposait une flopée de mesures populistes - moins de taxes, moins d’immigrants, plus d’autoroutes - dont le principal mérite était de ne pas remettre en question son mode de vie.
Pour le reste, le banlieusard ne demande rien d’autre que d’avoir la paix. Il produit et se reproduit, menant ce que Mathieu Bélisle a décrit comme une vie ordinaire, prosaïque, étrangère à la contemplation - l’art, les idées - ou à l’action politique. La société québécoise se divise désormais entre une partie de la population qui délègue le pouvoir politique et s’attend à ne pas se faire déranger, et une autre qui veut l’investir et transformer la société. En tant que parti indépendantiste, le PQ inquiète la première mais ne convainc pas la deuxième. Il y a quelque chose de criminel à promettre des lunchs à l’école quand on est porteur d’un projet aussi fondamental que la création d’un pays.
2012. La grève étudiante contre la hausse des frais de scolarité durant le « printemps érable » a été un moment politique marquant et définitif pour toute la génération des 18-34 ans. Et qu’a fait le PQ en 2012 ? Il a choké les étudiants. Certes, la hausse libérale fut annulée, mais pour être remplacée par une indexation toujours en vigueur, un affront à une grande partie des grévistes qui militaient pour la gratuité scolaire, alors qu’il devait son élection, pénible et incomplète, à la frange la moins combative du mouvement étudiant qui avait vu là une résolution possible à la crise. Le PQ l’a remerciée en reprenant les porte-paroles des associations étudiantes les plus timorées, qu’il a toujours considérées comme ses clubs-écoles, et a poursuivi en se félicitant d’avoir sauvé le Québec de la « crise sociale. » Cette trahison, couplée au pénible épisode de la Charte des valeurs, a définitivement coupé le PQ de la jeunesse, qui a préféré s’investir dans un parti où elle reconnaissait ses méthodes démocratiques et des politiques à la hauteur de ses revendications.
Le Québec Solidaire de 2018 est largement celui de 2012, à commencer par le fait que Gabriel Nadeau-Dubois fut porte-parole dans l’un comme dans l’autre. Alexandre Leduc a fait sa première campagne cette année-là. Catherine Dorion et Sol Zanetti aussi - avec Option Nationale - et les deux ont manifesté aux côtés des étudiants. Une bonne partie du personnel de QS, exactement celui dont on a vanté la force de communication et de mobilisation, vient de là aussi, tout comme l’essentiel de leur électorat, la tranche des 18-34 ans. Il s’est passé quelque chose durant ces six mois de grève, de vital et de viscéral, qui a institué un rapport au politique chez une génération complète, ancré dans l’action et la participation, qui n’a rien à voir avec le soporifique spectacle politique dont elle avait été témoin jusque-là.
Angry péquistes. L’ensemble de ces phénomènes a construit le réflexe d’assiégé des militants péquistes, qui ont massivement investi Internet pour déverser leur fiel sur tout ce qu’ils perçoivent comme les ennemis de leurs cause, à tel point que leur chef par intérim leur a demandé de faire preuve de plus de civilité sur les réseaux sociaux. Ils s’en prennent de manière continue, et indistincte, aux « merdias », à Trudeau, à la grosse Presse fédéraliste, aux musulmans, aux islamo-gauchistes. Il y a quand même une place spéciale pour Québec Solidaire dans le coeur amer des péquistes, accusés d’être tout cela à la fois et même pire ; on lit régulièrement, dans les fils de discussion, que la moitié de leurs membres ou de leur électorat serait contre toute logique, fédéraliste. Il y a là un sujet d’étude pour qui s’intéresse aux fake news et aux chambres d’échos.
Dans le grand cycle de la vie / où il fallait que nous passions. La mort du Parti Québécois est un fait d’abord socio-démographique. Son électorat vieillit, la première génération est déjà morte, alors que celle qui arrive ne l’aura jamais connu. L’autre fait est politique : la majeure partie de ceux qu’il courtise se satisfait largement de l’approche clientéliste de la CAQ, à qui on demande simplement de faire le moins de conneries possible et de ne pas perturber leur vie de banlieusards dociles. Quant à la partie de la population qui aspire à transformer la société, elle ne saurait se contenter d’un parti qui a peur de sa propre option, et qui s’est révélé de manière continue incapable de mettre en oeuvre des politiques progressistes de base (gratuité scolaire, salaire minimum viable, réforme du scrutin, etc.).
Le PQ est mort parce que son monde est mort. Il rêve encore son avenir selon son modèle historique : un leader charismatique, René Lévesque, qui prend les rênes d’un État fort, bâti par la Révolution tranquille. Le premier est là pour donner l’impulsion nécessaire à la grande rupture - le terme peut être positif - qu’est la souveraineté ; et peut employer les ressources du deuxième pour réussir la transition, comme lorsque Jacques Parizeau envisageait se servir de la Caisse de dépôt pour atténuer les éventuelles turbulences. En dépit des bonnes performances de la Caisse, « l’État fort » dont rêvait le PQ dans sa dernière plateforme est maintenant en lambeaux, et la série de sauveurs dans lesquels il s’est jeté n’avaient plus les moyens de leurs ambitions.
Le PQ est mort d’avoir été une machine à gagner des élections, puis à les perdre. Il est mort d’être passé proche une fois, puis de n’avoir plus essayé. Il est mort d’avoir été autrefois un mouvement, puis d’avoir mis le couvercle sur la marmite quand il fallait mettre le feu à broil. Il est mort d’avoir été un parti comme un autre, parfaitement en phase avec sa société à une époque, puis complètement dépassé. Il est mort de l’émancipation de la communauté qui l’a porté, puis de son repli identitaire frileux. Il est mort de sa gauche pragmatique et efficace, c’est-à-dire essentiellement néolibérale, puis d’avoir été d’une droite réactionnaire et opportuniste ; et de s’être fait doubler sur sa gauche et sur sa droite par des partis capables de s’assumer dans leurs positions.
Et voici l’affaire avec la mort : c’est dur, c’est triste, mais il faut l’accepter pour passer à autre chose.
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