Édition du 19 novembre 2024

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Débats : quel soutien à la lutte du peuple ukrainien ?

La gauche et l’Ukraine : deux écueils à éviter

La guerre en Ukraine a reconduit et prolongé les débats au sein des gauches dans le monde sur la question de l’anti-impérialisme et des positions stratégiques à adopter. Considérant le caractère impérieux de cette discussion et refusant la polarisation caricaturale entre « idiots utiles de Poutine » d’un côté et « agents de l’impérialisme US » de l’autre, la revue Contretemps a cherché depuis le début de l’invasion russe à organiser ce débat entre les différents points de vue présents dans notre camp politique et qui traversent également notre comité de rédaction.

Tiré de Contretemps
15 juillet 2023

Par Gilbert Achcar

Prenant dans cet article l’exemple des positions dans la gauche et le mouvement ouvrier britanniques, Gilbert Achcar défend l’idée que les forces de progrès doivent éviter deux écueils, ou plus précisément deux attitudes relevant selon lui du « campisme »1 : le campisme souvent dénoncé à gauche qui reviendrait à prendre le parti de la Russie face à l’ « ennemi principal » que constituerait l’Occident et son bras armé l’OTAN, mais aussi le campisme pro-OTAN d’une bonne partie du centre-gauche, qui soutient partout non simplement les livraisons d’armes à l’Ukraine mais l’augmentation importante des budgets militaires. Le débat se poursuivra prochainement sur notre site.

***

La disparition de l’Union soviétique et la fin de la Guerre froide ont presque mis fin au « campisme » qui caractérisait jusque-là une grande partie de la gauche et du mouvement ouvrier au niveau international. Le terme « campisme » fut inventé au temps de la Guerre froide pour désigner l’alignement systématique derrière Washington ou Moscou au sein de cet éventail de forces. Alors qu’il existe encore des groupes politiques qui s’alignent systématiquement derrière Cuba, voire derrière la Russie de Poutine dans le cas de staliniens purs et durs dont l’attachement à l’URSS s’est transformé en attachement à tout ce qui est russe, un nouveau phénomène a émergé, celui du néo-campisme, renforcé par l’occupation de l’Irak menée par les États-Unis en violation flagrante du droit international. Cette guerre, de loin la plus impopulaire des guerres des États-Unis depuis le Vietnam, a suscité un énorme tollé international et donné un nouvel élan à l’hostilité anti-impérialiste au gouvernement états-unien.

Dans le néo-campisme, l’alignement systématique derrière Moscou est remplacé par un positionnement instinctif contre Washington, une attitude entraînant une forte propension à agir selon la logique que résume bien la formule « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », et donc à être à peine critique, ou bien peu, à l’égard des gouvernements et forces opposés aux États-Unis, militairement ou par tout autre moyen. Une telle attitude s’est manifestée envers Kadhafi en Libye en 2011 (bien qu’il ait collaboré avec Washington depuis 2004), Assad en Syrie par la suite, et la Russie de Poutine – en particulier depuis son annexion de la Crimée et son incursion dans le Donbass ukrainien en 2014, suivis de son intervention meurtrière dans la guerre de Syrie à partir de 2015. Une illustration particulièrement grossière de ce néo-campisme est une conférence organisée en Allemagne en janvier 2022 – après plusieurs mois de mouvements de troupes russes vers les frontières de l’Ukraine et moins de deux mois avant qu’elles n’envahissent ce dernier pays – sous le mot d’ordre « Bas les pattes devant la Russie et la Chine » !

L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a toutefois eu un effet symétrique à celui de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Elle a provoqué une révulsion dans les pays du Nord mondial où aucune guerre de cette ampleur n’avait eu lieu depuis 1945. Du coup, le campisme pro-occidental de la Guerre froide s’en trouva relancé dans une partie de la gauche au sens large : atlantisme pro-OTAN parmi sociaux-démocrates et Verts en particulier, ainsi que dans des sections du mouvement ouvrier. L’invasion russe a également favorisé une version opposée du néo-campisme, caractérisée par une perception du régime de Poutine (et, de plus en plus, du gouvernement chinois également) comme danger principal, avec une tendance concomitante à être peu critique, ou à peine, des actions entreprises par les puissances occidentales contre la Russie en Ukraine (ou contre la Chine sur la question de Taïwan).

La Grande-Bretagne offre une bonne illustration de la nouvelle polarisation dans les rangs de la gauche et du mouvement ouvrier entre les deux types de néo-campisme, anti-occidental et antirusse. Les milieux néo-campistes anti-OTAN en Grande-Bretagne sont pour la plupart actifs au sein de la Stop the War Coalition (StWC). Depuis février 2022, cette coalition a reconnu pour la forme la justesse de la cause ukrainienne en condamnant tièdement l’invasion russe et en appelant au retrait des troupes russes sur les positions où elles se trouvaient avant cette dernière invasion, sans pour autant entreprendre la moindre action dans ce but.

En même temps, la StWC a déployé le gros de ses efforts pour exiger l’arrêt des livraisons à l’Ukraine d’armes britanniques ou d’autres pays de l’OTAN, arguant que la guerre en Ukraine est une guerre par procuration entre deux camps impérialistes. En se focalisant exclusivement sur une seule dimension de la guerre en cours et en minimisant, voire en niant carrément, l’autonomie des Ukrainien.ne.s dans le combat pour la défense de leur peuple et de leur territoire, la StWC a pu présenter son inclination néo-campiste comme un rejet des deux camps. Cela s’est traduit par une attitude incohérente au plus haut point, proclamant l’opposition à l’invasion russe tout en déniant aux Ukrainien.ne.s le droit d’obtenir les armes nécessaires pour y résister.

Une illustration récente de cette incohérence est la motion soumise par les membres du StWC au congrès de la University and College Union (UCU, l’équivalent britannique du SNESUP français) qui s’est tenu fin mai. Intitulée « Stop the war in Ukraine—Peace Now », la motion a été adoptée par une courte majorité de 9 délégué.e.s (130 contre 121 et 37 abstentions). Elle fait feu de tout bois : combinant pacifisme intégral (« les guerres sont menées par les pauvres et les chômeurs d’un pays tuant et mutilant les pauvres et les chômeurs d’un autre ») et euphémisme maladroit (« l’OTAN n’est pas une force progressiste »), elle appelle le syndicat à « être solidaire des Ukrainien.ne.s ordinaires et exiger un retrait immédiat des troupes russes » pour finir par demander « à la Russie de retirer ses troupes et au gouvernement [britannique] de cesser d’armer l’Ukraine », comme si l’invasion de l’Ukraine par la Russie et les livraisons d’armes britanniques à l’Ukraine étaient également condamnables.

Pour la StWC, « l’alternative » à la capacité de l’Ukraine de résister à l’invasion russe est « un cessez-le-feu et des pourparlers de paix ». Une des composantes clés de la coalition a éprouvé le besoin de formuler une autre alternative, afin de montrer plus de considération pour la population ukrainienne. Elle a prôné la combinaison de quatre éléments : « mouvement anti-guerre en Russie, mutinerie de l’armée, résistance ukrainienne par le bas, agitation anti-guerre dans les pays de l’OTAN ». Les Ukrainien.ne.s auraient dû peut-être laisser la Russie envahir leur pays afin de mener une « résistance par le bas », en misant sur une réédition de la Révolution russe de 1917. Pareil fantasme peut difficilement masquer l’incohérence flagrante de la position.

À l’opposé sur l’éventail de la gauche, des sections clés du mouvement ouvrier britannique ont ressuscité le type d’atlantisme de Guerre froide qui caractérisait le parti travailliste et que la direction de Keir Starmer a ravivé au point de s’identifier à la fanfaronnade des Conservateurs. Ainsi, lors de son dernier congrès tenu en octobre dernier, le Trades Union Congress (TUC, la centrale syndicale majoritaire d’Angleterre et du pays de Galles) a adopté une motion en rapport avec l’Ukraine intitulée « Reprise économique et emplois industriels ». Comme son titre l’indique, la motion relève davantage d’une préoccupation sectorielle étroite pour les emplois que d’une solidarité internationaliste avec les Ukrainien.ne.s. Elle glorifie l’industrie de la défense comme « essentielle » et déplore le fait qu’elle ait été restreinte au cours des dernières années, en prétendant que « les coupes dans l’industrie de la défense ont entravé la capacité du Royaume-Uni à aider le peuple ukrainien contre l’assaut brutal du régime de Poutine ». Affirmant que « le monde devient de moins en moins sûr », la motion soutient « des campagnes pour des augmentations immédiates des dépenses de défense du Royaume-Uni ».

La principale fédération syndicale active dans le complexe militaro-industriel britannique, la GMB, a été la principale promotrice de cette ligne. En septembre dernier, elle avait appelé le chancelier de l’époque (et maintenant premier ministre) Rishi Sunak à « augmenter massivement les dépenses de défense ». Lors de son récent congrès tenu début juin, la GMB a adopté une motion défendant le droit de l’Ukraine à l’autodéfense et réfutant les arguments opposés aux livraisons d’armes par le gouvernement britannique tels que ceux de la StWC :

Le Congrès considère que les allégations selon lesquelles une telle réponse du gouvernement britannique équivaut à du bellicisme, qu’elle prolongera la guerre ou risquera une escalade de la guerre avec la Russie, sont en fait des arguments détournés afin de laisser l’Ukraine se débrouiller toute seule et subir l’annexion forcée de grandes parties de son territoire. Affubler ces revendications d’appels à des pourparlers de paix ne change rien au fait que la politique qu’elles incarnent est en réalité un acquiescement face à l’attaque russe et une politique d’apaisement à son égard.

Cependant, la motion GMB ne se limite pas à soutenir la fourniture à l’Ukraine de moyens de légitime défense. Elle poursuit en déclarant :

L’Ukraine est également pleinement en droit de chercher à importer les systèmes d’armes les plus modernes et technologiquement avancés du monde entier pour résister aux attaques et recouvrer son territoire. Le Congrès considère que les gouvernements du Royaume-Uni et d’autres nations dotées d’industries de défense avancées ont le devoir de répondre positivement en fournissant à l’Ukraine les armes dont elle a besoin pour se défendre.

Cela revient à soutenir des livraisons d’armes illimitées, quantitativement aussi bien que qualitativement, qui permettraient à l’armée ukrainienne d’intensifier la guerre et partant d’augmenter les risques pour la population ukrainienne ainsi que pour le monde entier. La motion GMB affirme en outre que « le fondement de la politique de sécurité nationale et de défense du Royaume-Uni continue d’être l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), qui fut fondée par le gouvernement travailliste après la Seconde Guerre mondiale ». Elle conclut, par conséquent, qu’« il n’y a pas d’alternative […] à des forces armées britanniques bien entraînées et équipées dans le cadre de l’OTAN », en s’opposant aux « efforts visant à diversifier les emplois en dehors de l’industrie de la défense » car ils « sapent notre sécurité et notre défense nationale vitales ». La cause légitime de l’Ukraine est ainsi utilisée pour ennoblir ce qui est dans le fond une position foncièrement militariste pro-OTAN.

La guerre d’Ukraine a conduit des militant.e.s anti-Poutine de la gauche radicale britannique à ne pas s’opposer énergiquement à de telles positions droitières. Engagé.e.s dans le travail de solidarité avec l’Ukraine, et maintenant à cette fin un contact étroit avec des syndicalistes et socialistes ukrainien.ne.s, ces militant.e.s ont tendance à s’adapter à la perspective maximaliste qui prévaut au sein de la population ukrainienne, ce qui se comprend bien. Ils/elles s’abstiennent donc de positions et d’activités telles que l’opposition au bellicisme du gouvernement britannique et à de nouvelles augmentations des dépenses militaires, pour un pays dont les dépenses militaires étaient les troisièmes du monde en ordre d’importance en 2021. Le journaliste issu de la gauche radicale Paul Mason est probablement l’exemple le plus connu à cet égard. Il est même allé jusqu’à appeler à soutenir « l’augmentation des dépenses de défense, le maintien du soutien à l’armement de l’Ukraine, le renforcement de l’OTAN et de la dissuasion nucléaire », tout cela sous couvert d’opposition au « campisme » défini de manière à ne s’appliquer qu’aux positions anti-OTAN.

Le néo-campisme anti-Poutine conduit de nombreux partisan.e.s de la cause ukrainienne à se tenir à l’écart des appels à un cessez-le-feu (qui ne doit pas nécessairement être inconditionnel) et à des négociations de paix, en pensant que le temps joue en faveur de l’Ukraine. Ils/elles permettent ainsi au camp adverse de se projeter comme le seul tenant des valeurs anti-guerre et pacifistes, comme l’illustre la motion UCU décrite ci-dessus. Certains partisan.e.s de l’Ukraine ont en outre tendance à faire écho à l’extension croissante de l’OTAN pour viser la Chine en plus de la Russie, en soulignant une similitude présumée entre les cas de l’Ukraine et de Taïwan – au lieu de comparer l’assaut russe à des invasions et occupations réelles, telles que celles du Vietnam ou de Palestine.

La gauche doit éviter les écueils que représentent ces attitudes campistes et néo-campistes symétriques. Une attitude anti-impérialiste cohérente envers l’Ukraine doit combiner les positions et revendications suivantes :

1. Opposition à l’agression russe et dénonciation de son assaut criminel en cours ;

2. Soutien au droit légitime de l’Ukraine à l’autodéfense et à l’acquisition de moyens défensifs auprès de n’importe quelle source disponible ;

3. Retrait immédiat et inconditionnel des troupes russes du territoire envahi depuis février 2022 ;

4. Rejet des appels bellicistes à une escalade de la guerre sur le territoire russe, qui mettrait le monde et le peuple ukrainien en grand danger ;

5. Soutien à des négociations de paix sous l’égide de l’ONU sur la base des principes de la Charte des Nations Unies ;

6. Soutien à un règlement pacifique et démocratique du différend sur la Crimée et les parties du Donbass identifiées par les accords de Minsk de 2015, au moyen de référendums organisés par l’ONU pour l’autodétermination des populations pré-invasion de ces territoires sous la protection de troupes de l’ONU ;

7. Opposition à l’élargissement de l’OTAN et soutien au remplacement de l’OTAN et autres alliances militaires par des organisations de sécurité collective telles que l’OSCE et l’ONU ;

8. Opposition à toute augmentation des dépenses militaires et soutien continu à une réduction drastique des dépenses militaires mondiales ;

9. Soutien aux organisations ouvrières et progressistes d’Ukraine contre leur gouvernement droitier ;

10. Soutien à l’opposition antiguerre et démocratique de Russie contre le régime de Poutine.

Gilbert Achcar

Originaire du Liban, professeur à l’Ecole des études orientales et
africaines (SOAS) de l’Université de Londres. (https://gilbert-achcar.net/
— @gilbertachcar)
Auteur de plusieurs ouvrages, dont *Le Choc des barbaries* (3e édition,
2017), *La Poudrière du Moyen-Orient *(avec Noam Chomsky, 2007),* Les
Arabes et la Shoah* (2010), *Le Peuple veut* (2013), *Symptômes morbides*
(2016) et *La Nouvelle Guerre froide* (2023).

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