Tiré de Revue relations - Vivre ensemble, Webzine : DOSSIER : - L’accueil comme enjeu démocratique
L’actualité des derniers mois, pendant lesquels on a constaté une hausse des traversées irrégulières à la frontière canado-étasunienne, a permis de faire connaître l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis. Comme le rappelait un récent article du webzine[1], cet accord s’inscrit dans une stratégie plus vaste d’externalisation des frontières qui a pour objectif principal d’empêcher l’arrivée de personnes migrantes jugées indésirables au Canada, au premier chef les demandeurs d’asile et autres personnes migrantes non autorisées.
Invoquant le besoin, voire l’urgence, d’un meilleur contrôle des frontières afin d’assurer la sécurité des Canadiens et de l’État, cette stratégie a pour effet paradoxal d’encourager les migrants à déjouer ces mêmes contrôles frontaliers pour parvenir dans les pays de destination, favorisant du coup les migrations irrégulières. La hausse du nombre de passages irréguliers à la frontière à la suite de l’élection de Donald Trump peut en effet être vue comme une conséquence de l’Entente sur les tiers pays sûrs, les demandeurs d’asile voulant échapper à son application qui leur interdirait de chercher refuge au Canada.
À ces mesures dites préventives, qui visent à empêcher les migrants de parvenir dans les pays de destination, s’ajoutent des mesures dissuasives, qui ont pour objectif de rendre les coûts de la migration si élevés, et les bénéfices si bas, qu’elles découragent les migrants[2]. En d’autres termes, on cherche à détériorer les conditions d’accueil à un point tel que les migrants n’entreprendront pas le voyage.
Pensons aux mesures telles que la réduction de l’aide juridique, l’élimination de certaines procédures d’appel ou, plus récemment, aux coupes faites en 2012 par le gouvernement conservateur au Programme fédéral de santé intérimaire, dont la couverture intégrale a été rétablie depuis[3]. Parmi cet arsenal de mesures mises en place par les États de destination figure la détention administrative des migrants, qui serait en hausse au Canada[4] et dans le monde[5].
Comment une personne migrante se retrouve-t-elle en détention ?
La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) prévoit qu’un agent d’immigration peut arrêter et détenir un étranger pour trois principaux motifs : s’il constitue un danger pour la sécurité publique, s’il présente un risque de fuite (c’est-à-dire qu’il « se soustraira vraisemblablement » à une procédure prévue par la loi, comme le renvoi) ou si son identité n’a pas été prouvée[6]. Il existe deux autres motifs plus spécifiques : on détient une personne si elle est déclarée être un étranger désigné ou si elle est visée par un certificat de sécurité.
Un étranger peut par exemple être détenu lors de son arrivée afin que son identité soit établie, à la suite d’une décision négative qui a pour conséquence son renvoi ou lorsqu’il se trouve au Canada sans statut migratoire. La loi laisse à l’agent une marge discrétionnaire dans l’appréciation de ces circonstances, discrétion dont l’exercice est entre autres guidé par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés[7i] et par le guide opérationnel consacré à la détention[8].
Sauf dans le cas des étrangers désignés et des personnes visées par un certificat de sécurité pour lesquels d’autres mesures sont prévues, le contrôle des motifs de la détention se fait par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, d’abord après 48 heures, puis sept jours, et enfin tous les trente jours.
Il existe trois établissements servant spécifiquement à la détention des migrants, euphémiquement appelés Centres de surveillance de l’immigration, qui se trouvent à Laval, à Toronto et à Vancouver et qui comprennent respectivement 109, 195 et 24 places. Plusieurs personnes, parfois jusqu’aux deux tiers des migrants détenus[9], se retrouvent toutefois dans des prisons provinciales à sécurité maximale en vertu d’ententes avec les gouvernements provinciaux.
Dans un reportage récent, le Toronto Star rapporte que 6596 migrants (dont 201 enfants[10]) ont été détenus pour l’année 2015-2016. La durée moyenne de détention a été de 23 jours, mais 114 personnes ont été détenues pendant plus de trois mois et 33 pendant plus d’un an, sans avoir été accusées ou condamnées[11].
Un pouvoir souverain…
Sur le plan juridique, du moins dans les pays de common law (ex. : Canada, Royaume-Uni, États-Unis, Australie), on considère que cette forme de détention est légale parce qu’on la conçoit comme étant accessoire au pouvoir des États d’admettre, d’exclure et d’expulser les étrangers de leur territoire, vu comme un élément central de la souveraineté étatique, et non comme une privation de liberté. Un motif complémentaire parfois évoqué est la responsabilité qu’a l’État de protéger ses citoyens. C’est un pouvoir qui relève d’abord du gouvernement et non des tribunaux[12]. Certaines décisions de l’Administration en matière d’immigration échapperont d’ailleurs à l’examen des cours jusqu’en 1973. Si elles supervisent maintenant l’exercice de ce pouvoir, elles tendent à faire preuve de déférence envers les décisions de l’Administration.
De plus, la détention des migrants est prévue par le droit administratif, qui comprend moins de protections pour la personne détenue que le droit criminel. Plusieurs dénoncent d’ailleurs la tendance des États à importer dans le droit de l’immigration des mesures de type pénal, sans toutefois y adjoindre les garanties procédurales plus robustes qui accompagnent normalement ce type de mesures. Cette convergence du droit administratif et du droit pénal dans le domaine des frontières constitue un des aspects de ce qu’on appelle la criminalisation des migrations[13i].
Par exemple, les critères qui prévoient la détention d’un migrant pour raisons de sécurité ne seraient presque jamais acceptés pour un citoyen. Un migrant ayant purgé une peine d’emprisonnement à la suite d’une condamnation criminelle pourra ensuite être détenu en vertu de la LIPR parce qu’on le considère désormais, en raison de ce crime, comme une menace à la sécurité publique. Il a pourtant déjà purgé sa peine.
Sur le plan politique, c’est l’argument sécuritaire qui domine les débats sur la question. La construction de certains migrants comme menace multiforme vient justifier leur incarcération[14]. Pour Wilsher, c’est justement cette présentation des migrants irréguliers comme constituant intrinsèquement une menace à la sécurité qui explique « la création d’établissements non pénitentiaires permanents à grande échelle, sans précédent en temps de paix »[15]. Ce sont pourtant des personnes qui n’ont commis aucun crime que l’on prive de leur liberté. En matière de sécurité, un agent d’immigration peut détenir un étranger sur la base de motifs raisonnables de croire qu’il présente un danger, et non sur la base d’une preuve l’établissant hors de tout doute raisonnable. La différence est majeure.
… aux graves conséquences
Au-delà des justifications politico-juridiques, la première conséquence pour le migrant est d’être privé de sa liberté. Des plaintes fréquemment exprimées par les migrants détenus concernent par ailleurs le fait d’être traités comme des criminels (ex. : usage de menottes et de fourgon cellulaire pour le transport, emprisonnement avec des prévenus et condamnés) et l’incertitude quant à la durée de la détention[16].
La détention pose aussi des obstacles supplémentaires aux demandeurs d’asile dans la préparation de leur audience de détermination de réfugié, notamment depuis que des délais plus courts (45 ou 60 jours) sont prévus entre le dépôt de la demande et l’audience. On mentionne entre autres la difficulté à rassembler les preuves, remplir les formulaires et communiquer avec son avocat[17]. Des chercheures ont documenté les nombreux impacts négatifs que la détention entraîne sur la santé mentale des demandeurs d’asile. Au Canada, on rapporte que les demandeurs détenus sont plus susceptibles d’éprouver un « niveau clinique » de stress post-traumatique et de souffrir de dépression ou d’anxiété que les demandeurs non détenus[18].
Conclusion
Si la sécurisation des migrations justifie la mise en place de mesures de contrôle des frontières, la mise en œuvre de certaines de ces mesures, au premier chef la détention, contribue à construire certains migrants en tant que menace. Un peu à la manière de l’Entente sur les tiers pays sûrs qui favorise les migrations irrégulières, l’usage plus fréquent de la détention des migrants renforce la perception de la menace, appelant davantage de restrictions. Selon Delphine Nakache, la détention participe ainsi à la marginalisation des migrants, ainsi qu’à leur ségrégation spatiale et juridique[19].
Quelle représentation des migrants les images montrant ces mêmes migrants menottés par des agents de la Gendarmerie royale du Canada après leur passage de la frontière véhiculent-elles ? La détention fait partie de ces mesures qui nourrissent et renforcent la sécurisation et qui normalisent ce type de traitement envers les migrants. Un candidat à la chefferie du Parti conservateur du Canada n’a-t-il pas récemment suggéré le déploiement de l’armée aux frontières[20] ?
Le droit de l’immigration s’est construit sur des fondements voulant que l’État souverain ait un pouvoir quasi illimité sur les étrangers. Bien qu’il soit aujourd’hui davantage soumis à l’examen des cours et au respect des droits fondamentaux, la déférence des tribunaux envers les décisions de l’Administration et du pouvoir exécutif fait en sorte que les considérations politiques du moment – la sécurité publique et nationale – pèsent plus lourd que les droits des migrants. La pratique des États occidentaux, qui se drapent souvent d’être d’ardents défenseurs des droits et libertés, démontre que ceux-ci ne sont manifestement pas suffisants pour contrer l’augmentation du recours à la détention.
Si on peut saluer les initiatives comme la stratégie « Au-delà de la détention » du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, qui vise entre autres à promouvoir les alternatives à la détention et à mettre fin à la détention des mineurs[21], la solution semble plutôt se trouver sur le plan politique, notamment au chapitre des discours concernant les migrants.
L’auteur est doctorant en droit de l’immigration au Département des sciences juridiques de l’UQAM.
Notes
[1] Mouloud Idir, « Entente sur les tiers pays sûrs et institution frontalière », Webzine Vivre ensemble, Vol. 24, no 84, Hiver 2017, en ligne : /fr/ve/article.php ?ida=3960&title=entente-sur-les-tiers-pays-srs-et-institution-frontalire.
[2] François Crépeau et Delphine Nakache, « Controlling Irregular Migration in Canada-Reconciling Security Concerns with Human Rights Protection » (2006) 12:1 IRPP Choices 1.
[3] Gouvernement du Canada, « Avis – Changements au Programme fédéral de santé intérimaire », 11 avril 2016, en ligne : http://www.cic.gc.ca/francais/ministere/media/avis/2016-04-11.asp.
[4] Delphine Nakache, The human and financial cost of detention of asylum-seekers in Canada, Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, 2011, en ligne : http://206.155.102.64/pdfid/4fafc44c2.pdf.
[5] Daniel Wilsher, Immigration Detention. Law, History, Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
[6] Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27, art 55.
[7] Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, art 244-250.
[8] Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, « ENF 20. Détention », Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, 22 décembre 2015, en ligne : http://www.ci.gc.ca/francais/ressources/guides/enf/enf20-fra.pdf.
[9] Brendan Kennedy, « Caged by Canada », Toronto Star, 17 mars 2017, en ligne : http://projects.thestar.com/caged-by-canada-immigration-detention/part-1/.
[10] Deux récents rapports de l’International Human Rights Program de l’Université de Toronto indiquent que les statistiques officielles sous-estiment le nombre d’enfants détenus puisque certains, dont des enfants qui possèdent la citoyenneté canadienne, accompagnent leurs parents qui sont formellement détenus en vertu de la LIPR. Voir Hanna Gross et Yolanda Song, « No Life for a Child » : A Roadmap to End Immigration Detention of Children and Family Separation, Toronto, 2016, en ligne : http://ihrp.law.utoronto.ca/news/no-life-child-roadmap-end-immigration-detention-children-and-family-separation#overlay-context=hero/children et Hanna Gross, Invisible Citizens. Canadian Children in Immigration Detention, Toronto, 2017, en ligne : http://ihrp.law.utoronto.ca/utfl_file/count/PUBLICATIONS/Report-InvisibleCitizens.pdf .
[11] Brendan Kennedy, « Caged by Canada », Toronto Star, 17 mars 2017, en ligne : http://projects.thestar.com/caged-by-canada-immigration-detention/part-1/
[12] Ce pouvoir se consolide seulement à partir de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Au Canada, il est articulé pour la première fois en 1906 par la plus haute instance judiciaire du pays, qui spécifie qu’il s’agit d’un des attributs du pouvoir suprême de chaque État. Il est depuis rappelé périodiquement par la Cour suprême qui, dans l’affaire Chiarelli, souligne que le « principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer au pays ou d’y demeurer ».
[13] Voir à ce sujet Delphine Nakache, « Détention des demandeurs d’asile au Canada : des logiques pénales et administratives convergentes » (2013) 46:1 Criminologie 83, en ligne : http://id.erudit.org/iderudit/1015294ar. Ce numéro de la revue Criminologie porte justement sur ce phénomène.
[14] Une analyse des débats parlementaires relatifs au projet de loi C-31 menée par S. Huot et al démontre que le migrant y était construit comme étant une menace pour la sécurité nationale, l’intégrité du système d’immigration et l’économie : Suzanne Huot et al,« Constructing undesirables : A critical discourse analysis of ‘othering’ within the Protecting Canada’s Immigration System Act » (2015) 54:2 International Migration 131.
[15] Daniel Wilsher, Immigration Detention. Law, History, Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 311.
[16] Voir par exemple le reportage du Toronto Star : Brendan Kennedy, « Caged by Canada », Toronto Star, 17 mars 2017, en ligne : http://projects.thestar.com/caged-by-canada-immigration-detention/part-1/.
[17] Tyler Goettl et Jenny Jeanes, Detained in the New Refugee Determination System, Montréal, Action Réfugiés Montréal, 2015.
[18] Janet Cleveland, Véronique Dionne-Boivin et Cécile Rousseau, « L’expérience des demandeurs d’asile détenus au Canada » (2013) 46:1 Criminologie 107.
[19] Delphine Nakache, « Détention des demandeurs d’asile au Canadaâ ?¯ : des logiques pénales et administratives convergentes » (2013) 46:1 Criminologie 83.
[20] Mélanie Marquis, « Course PCC : les passages illégaux à la frontière comme ultime argument de vente », La Presse Canadienne, 27 mars 2017, en ligne : http://www.lapresse.ca/actualites/politique/politique-canadienne/201703/27/01-5082819-course-pcc-les-passages-illegaux-a-la-frontiere-comme-ultime-argument-de-vente.php.
[21] UN High Commissioner for Refugees (UNHCR), Beyond Detention : A Global Strategy to support governments to end the detention of asylum-seeker and refugees, 2014-2019, 2014, en ligne : http://www.refworld.org/docid/536b564d4.htm (en anglais).
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