25 juin 2018 | tiré de mediapart.fr
Istanbul (Turquie), de notre correspondant.- Ils se sont battus jusqu’au bout. Dans les bureaux de vote, devant les représentations locales du Conseil supérieur de l’élection (YSK), des centaines de milliers de citoyens turcs ont monté la garde dimanche jusque tard dans la nuit pour que le double scrutin présidentiel et législatif ne leur soit pas confisqué par les fraudes.
La nouvelle a pourtant fini par tomber. « Bien sûr, il ne s’agissait pas d’une compétition équitable, mais je reconnais qu’Erdogan a gagné. » Dans un message adressé à un présentateur de la chaîne Fox TV, le principal rival du Reis dans la course à la présidence, Muharrem Ince, admettait sa défaite. Le candidat du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) devait s’adresser plus longuement à la presse lundi dans la journée.
Selon les résultats provisoires publiés par l’agence officielle Anatolie (AA) après le dépouillement des votes de 99 % des urnes, Recep Tayyip Erdogan l’emporte dès le premier tour avec 52,5 % des suffrages devant Ince (30,7 %), Selahattin Demirtas (8,4 %, Parti démocratique des peuples, HDP, gauche et pro-kurde), Meral Aksener (7,3 %, Bon Parti, IP, nationaliste), Temel Karamollaoglu (0,9 %, Parti de la félicité, SP, islamo-conservateur) et Dogu Perinçek (0,2 %, Parti de la patrie, VP, nationaliste).
Alors qu’en début de soirée, les chiffres donnés par la Plateforme pour des élections justes (ASP), mise en place par les principales formations d’opposition et une quinzaine d’organisations de la société civile afin d’assurer un comptage des votes indépendant des institutions et médias progouvernementaux, donnaient Erdogan largement sous la barre des 50 %, ils ont fini par converger avec ceux d’AA.
Le président du YSK, Sadi Güven, a également confirmé la victoire du président sortant dès le premier tour, sans donner de chiffres, et annoncé que les résultats définitifs seraient publiés vendredi.
Le Reis l’emporte au terme d’une campagne inéquitable. Mis en place le 20 juillet 2016, quelques jours après une tentative ratée de coup d’État imputée aux réseaux du prêcheur islamiste Fethullah Gülen (qu’Ankara désigne par le sigle FETÖ), l’état d’urgence a été mis à profit par le gouvernement pour faire obstacle aux déplacements et aux réunions des candidats d’opposition, en particulier du HDP.
Dans les régions kurdes, des urnes ont été déménagées d’une circonscription à une autre au motif d’inquiétudes sécuritaires, obligeant 144 000 électeurs à un déplacement de plusieurs kilomètres pour aller voter. Le candidat du HDP, Selahattin Demirtas, a fait campagne depuis sa prison d’Edirne, où il est détenu depuis novembre 2016 pour des accointances supposées avec la rébellion kurde.
Bénéficiant de tous les moyens de l’État et de nombreuses mairies – notamment les bus et autres véhicules municipaux pour le transport des militants –, le Parti présidentiel de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), a aussi pu compter sur le soutien d’une presse largement asservie au pouvoir politique depuis le rachat, en avril, de l’empire médiatique Dogan par un homme lige du président.
Au 22 juin, le temps d’antenne cumulé d’Erdogan et de l’AKP sur les trois chaînes publiques TRT-1, TRT Haber et TRT-6 était de 181 h 08, contre 15 h 41 pour Ince et le CHP, 3 h 38 pour Aksener et l’IP, 1 h 20 pour Karamollaoglu et le SP, et à peine 32 minutes pour Demirtas et le HDP, selon les chiffres communiqués par le représentant du CHP auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel turc (RTÜK).
Les nombreux observateurs déployés par l’opposition dans les bureaux de vote n’ont cependant pas constaté dimanche de fraudes de grande ampleur.
Plusieurs incidents ont certes été rapportés dans différents départements : interpellation à Suruç (département de Sanliurfa, sud-est) des trois passagers d’un véhicule transportant quatre sacs remplis de bulletins de vote déjà tamponnés ; passage à tabac d’observateurs du CHP à Haliliye (Sanliurfa) ; agression contre le vice-président de l’IP, Ümit Özdag, dans un bureau de vote à Istanbul ; fusillade entre familles rivales devant un bureau à Karaçoban (Erzurum, nord-est), causant la mort de deux personnes ; brève arrestation de 12 observateurs étrangers non accrédités, dont trois représentants du Parti communiste français.
Mais ceux-ci n’ont apparemment pas eu l’ampleur des fraudes survenues lors du référendum constitutionnel du 16 avril 2017, remporté de justesse par le gouvernement. Le YSK avait alors, en plein milieu du scrutin, décrété que les enveloppes non tamponnées par les comités électoraux locaux étaient valides, contredisant la loi et laissant planer le doute sur plusieurs millions de bulletins. Le chef d’État semble ainsi avoir retrouvé un peu de la légitimité électorale perdue un an plus tôt.
Suppression du poste de premier ministre
D’une pâleur sépulcrale au sortir du référendum, Erdogan est apparu décontracté et souriant dimanche soir devant la foule venue le saluer au kiosque Huber, au bord du Bosphore. « Aujourd’hui, dans toute la Turquie, notre peuple est allé voter en toute liberté. (…) Le message est assez clair. Avec un taux de participation approchant les 90 %, la Turquie a donné une leçon de démocratie au monde entier », s’est félicité le chef de l’État, soulignant sa « détermination à développer les droits et les libertés ».
Puis, de retour à Ankara, le Reis a annoncé lors de son désormais traditionnel « discours du balcon », depuis la terrasse du siège de l’AKP à Ankara, les grandes lignes de son nouveau mandat. Après les promesses stambouliotes de tempérance démocratique, Erdogan est revenu à ses antiennes sécuritaires, justifiant depuis 2015 toutes les restrictions aux libertés. « La Turquie a fait le choix d’une lutte déterminée contre toutes les organisations terroristes, du PKK à FETÖ », a-t-il souligné.
Pour la politique étrangère, il a indiqué que « ces résultats expriment aussi [une volonté] de poursuivre la libération des terres syriennes et de permettre le retour en toute sécurité vers leurs maisons de nos frères invités dans notre pays ».
Mais la première urgence pour le chef de l’État est la mise en œuvre du système politique inédit adopté lors du référendum. « Tout de suite après la cérémonie du serment, nous allons désigner nos ministres et nos bureaucrates et nous allons mettre notre programme en pratique », a insisté Erdogan.
Réclamée depuis plusieurs années par le maître de la Turquie, la réforme est tout entière consacrée à la transformation de la présidence de la République en une institution détentrice de l’essentiel du pouvoir exécutif, débarrassée, au mépris du principe de séparation des pouvoirs, d’un certain nombre de mécanismes qui permettaient jusque-là au Parlement et à la justice de contrôler l’activité gouvernementale.
La principale innovation consiste en la suppression du premier ministre et de son cabinet, dont les pouvoirs sont confiés au président. En chemin, le Parlement perd des instruments de contrôle sur l’exécutif puisque dans cette nouvelle organisation, le président n’a pas à répondre aux questions orales ou écrites des députés, comme devait le faire le chef de gouvernement. Le vote de confiance est quant à lui abrogé.
Le chef de l’État se voit en outre confier le droit de légiférer par ordonnances présidentielles dans tous les domaines qui n’ont pas été expressément réservés au Parlement, comme les droits fondamentaux individuels et politiques. Les amendements présentés portent également un coup à l’indépendance, déjà toute relative, du système judiciaire. Le président peut désormais nommer, directement ou par le biais de son parti, lors d’un vote au Parlement, 12 des 15 membres de la Cour constitutionnelle et 9 des 13 membres du Conseil de la magistrature (HSYK), qui gère les carrières des juges et des procureurs.
La réforme permet à Erdogan, en cas de réélections successives, de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2029. Elle le met aussi largement à l’abri des poursuites judiciaires puisqu’elle conditionne ces dernières à un vote du Parlement à la majorité des deux tiers des députés, aussi bien pendant qu’après la fin du mandat présidentiel.
Le succès de Recep Tayyip Erdogan ce dimanche n’a cependant pas été complet. Dans le second volet du scrutin, les législatives, son parti n’est pas parvenu à préserver sa majorité absolue à l’Assemblée. Avec 42,5 % de suffrages, selon les chiffres provisoires donnés par Anatolie, il ne s’arroge « que » 293 des 600 sièges parlementaires. Même si la réforme constitutionnelle a dévalué le rôle du Parlement, l’AKP sera donc sans doute contraint de former une coalition.
Le candidat le plus vraisemblable pour cette entente sera le Parti de l’action nationaliste (MHP, extrême droite), avec qui le parti présidentiel a mené une campagne conjointe et qui détient 50 sièges après avoir récolté 11,1 % des voix – un résultat bien supérieur aux prévisions des instituts de sondage, qui a surpris nombre d’analystes et soulève leur inquiétude.
La place prise par le MHP est inquiétante, elle atteste que le jeu politique turc a été tiré vers l’extrême droite par la politique de tension du gouvernement » commente le chercheur français Jean-François Pérouse, ex-directeur de l’Institut français d’études anatoliennes, à Istanbul.
Après avoir perdu la majorité absolue à l’Assemblée lors des législatives de juin 2015, le pouvoir AKP a relancé le conflit kurde et s’est lancé dans une politique d’exaltation nationaliste, encore en vigueur aujourd’hui, qui lui a permis de reprendre le contrôle du Parlement dès novembre 2015. Le bon score du MHP intervient alors même que celui-ci a dû faire face à la défection d’une partie de ses cadres, partis avec Meral Aksener former l’IP (10,0 % des voix et 44 sièges).
Cela nous promet des années de maintien du style actuel de gouvernement, basé sur une criminalisation de l’opposition » poursuit M. Pérouse, qui conclut, la mort dans l’âme « Une fois encore, Erdogan a bien senti la situation. Le MHP l’a sauvé. »
Il s’en est fallu de peu que la victoire du Reis soit totale. Si le HDP n’était pas parvenu à franchir le seuil de 10 % des voix au niveau national, l’AKP, seule autre formation vraiment représentée dans les régions kurdes, aurait pu y récupérer plus de 60 sièges laissés vacants par le parti de Selahattin Demirtas et s’assurer, seul, la majorité absolue au Parlement. Le HDP a cependant recueilli, en dépit des obstacles, 11,6 % des voix et devrait avoir 67 élus dans l’hémicycle.
Le CHP a pour sa part obtenu 22,7 % des suffrages et 146 députés, un chiffre bien inférieur à celui de son candidat à la présidentielle (30,7 %), Muharrem Ince, en la personne de qui il s’est peut-être découvert un nouveau leader.
Si l’humeur n’était guère aux réjouissances lundi dans les rangs de l’opposition, certains voyaient dans la mobilisation citoyenne qui a accompagné le scrutin une raison d’espérer. « Nous pouvons dire que la culture de la démocratie participative a pris racine dans une grande partie de la population, après 200 ans d’un processus de réforme qui a eu ses moments de blocage ou de recul », écrivait ainsi l’éditorialiste du quotidien d’opposition Cumhuriyet Kadri Gürsel. « On ne peut pas faire d’élections démocratiques en Turquie mais ce peuple a passé avec succès le test de la maturité démocratique. »
Nouvellement élu député avec le HDP à Istanbul, le journaliste d’investigation Ahmet Sik, plusieurs fois emprisonné pour ses enquêtes sur les dérives du pouvoir, a pour sa part appelé à la résistance : « Ne perdez pas espoir, une élection qui manquait de justice et de transparence a eu lieu dans des conditions inéquitables. Ce pays a montré une grande résistance face à un réseau criminel organisé. Les résultats n’appellent pas au désespoir, nous allons résister jusqu’au bout. »
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