Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Asie/Proche-Orient

La Syrie, la gauche et le piège des alternatives infernales

On partira de cette citation, lue dans La Libre Belgique : « Le pouvoir syrien est en butte à une révolte populaire déclenchée début 2011. Cette dernière s’est militarisée et a dégénéré en guerre civile qui a fait plus de 100.000 morts selon l’ONU » (28/8/2013).

A propos de « médiamensonges », en voici un beau ! En effet, ce n’est pas la révolte populaire qui s’est militarisée, mais la dictature qui a tenté – et tente toujours – d’écraser la révolte populaire – pacifique au départ – avec ses tanks, ses avions de combat, ses missiles et ses armes chimiques, et en jouant la carte confessionnelle. Elle est déjà responsable directement de plus de 80% des victimes du conflit, des centaines de milliers de prisonniers, de blessés, et de 1,5 à 2,5 millions de réfugiés et quatre millions de déplacés (chiffres du HCR) dont un tiers est en situation critique pour sa survie.

La nuance est plus qu’importante. Car parler d’une « révolte populaire qui se militarise » d’elle-même pour déboucher quasi naturellement sur une « guerre civile » contribue à disqualifier les luttes des peuples contre leurs despotes, à présenter ces luttes comme une menace, et en fin de compte à renforcer des préjugés racistes sur « les Arabes (ou les musulmans) violents ». Tellement « violents » et « sauvages » qu’il faudrait des dictatures pour les mater… Cette lecture néo-orientaliste a d’autant plus d’écho que l’Occident est soumis depuis deux décennies à une déferlante politique et médiatique raciste et islamophobe.

Dans le mouvement « anti-guerre », l’extrême-droite en invitée surprise

Le Pen soutenait Saddam en Irak. Sa fille dénonce les préparatifs de bombardements en Syrie. L’ex-président du Vlaams Belang, Filip Dewinter, était à Damas en juin, à l’invitation du régime (tous les détails sur le site du VB), « pour se faire une idée objective du conflit ». Cette « objectivité » ne l’a évidemment pas conduit à parler avec l’opposition ! Par contre, il a rencontré certains représentants de la communauté chrétienne que le régime instrumentalise pour donner un tour communautaire au conflit… En évitant soigneusement le père Paolo Dall’Oglio, qui soutient la révolution.
Dewinter s’est aussi spécialement intéressé aux combattants belges en Syrie.

« La guerre civile est exportée en Europe à cause de la politique défaillante de nos autorités », a-t-il déclaré. Il s’agit évidemment, dans son esprit, de la »politique défaillante« vis-à-vis des »allochtones" (ce terme !), des musulmans en général (du voile en particulier, car les femmes sont dans le collimateur des fascistes) et de l’asile, entre autres. La NVA joue un peu sur le même registre, et concrétise cela en coupant l’aide sociale aux familles des jeunes partis en Syrie. Côté francophone du pays, Nation, petite formation néonazie, a également à plusieurs reprises montré son soutien à Bachar Al-Assad « contre les USA alliés à l’islamisme ».

Les mouvements d’extrême-droite redoublent de créativité sur Internet pour suggérer que tout ceci ne serait qu’un complot « américano-sioniste », et que les massacres et autres tueries au gaz sarin seraient des « inventions » ou des « crimes perpétrés par l’opposition » (contre elle-même, donc !). L’extrême-droite négationniste de l’Holocauste reste donc fidèle à elle-même à propos de la Syrie.

Non au « campisme », cette alternative infernale

La gauche doit donc faire très attention. Plus encore que des partis d’extrême-droite, il convient de se méfier en particulier de certaines mouvances pseudo-intellectuelles qui, sous couvert d’information « alternative et indépendante », œuvrent délibérément à brouiller les lignes avec l’extrême-droite. Il y a sur la toile une foultitude de sites s’ingéniant très habilement à faire passer pour anti-impérialisme un projet de repli national-identitaire qui refuse les solidarités et cherche à nouer des alliances géostratégiques avec des régimes en place… notamment pour maintenir la « stabilité » et contrôler « l’afflux de demandeurs d’asile » vers les pays « développés »…

De nombreuses prises de position face à l’attaque chimique du 21 août et aux préparatifs impérialistes montrent que ce brouillage fait des dégâts. En effet, au lieu de raisonner en termes de luttes des opprimé-e-s et de bataille pour l’hégémonie politique de la gauche au sein de ces luttes, quantité de courants qui se disent de gauche prennent position pour un des « camps » étatiques en présence, en le parant de vertus qu’il n’a pas. La gauche court ainsi le risque d’être prise au piège d’alternatives infernales (pour reprendre l’expression d’Isabelle Stengers).

D’un côté, il y a ceux qui soutiennent l’intervention en affirmant qu’elle permettra d’empêcher plus de massacres. C’est ce que disent par exemple Hollande, le PSOE en Espagne et Isabelle Durant, la vice-présidente verte du Parlement Européen. Inutile de perdre du temps ici à discuter cette prise de position. Son seul intérêt est de rappeler à quel point la social-démocratie et les verts sont intégrés à la « gouvernance » capitaliste du monde.

D‘un autre côté, il y a ceux qui condamnent les bombardements impérialistes, mais sans rien dire du fait que Bachar bombarde son propre peuple depuis deux ans ! Et sans se demander pourquoi les Etats-Unis l’ont laissé faire et ne manifestent pas une envie particulière de le déboulonner… Revenant sur une phrase du discours d’Obama le 29 août, le Parisien résume fort bien : "Pour Washington, Paris ou Londres, il ne s’agit pas de renverser le régime, mais de « dissuader » le président syrien de recourir de nouveau aux armes chimiques... ». Quant aux autres moyens de répression, silence !

Pour le coup, et dans la perspective d’une troisième guerre mondiale dont ils prédisent qu’elle est sur le point d’éclater, certains, à l’instar de Michel Collon, exhortent tout un chacun à se ranger dans un « camp » mondial peu ragoûtant, qui regrouperait l’Iran des ayatollahs, la Russie de Poutine et la Chine des bureaucrates capitalistes. Un « camp » dont ils seraient les représentants au cœur de la citadelle occidentale et dont ils veulent croire que la vigilance aurait réussi, jusqu’à présent, à retenir le bras assassin de l’impérialisme...

Cette vision « campiste » des choses escamote complètement l’élément déterminant de la situation : le processus révolutionnaire qui secoue tous les régimes du Proche et du Moyen-Orient. Ce processus est très diversifié mais il a partout les mêmes causes fondamentales : le refus des inégalités sociales croissantes, de la corruption et de l’absence de droits démocratiques. C’est sa puissance et sa profondeur qui s’expriment à travers l’âpreté des luttes, de la Tunisie au Bahrein, de l’Egypte à la Syrie.

Oser la révolution

Comme tout processus révolutionnaire, celui-ci s’accompagne de la montée de forces hostiles, contre-révolutionnaires. A l’extérieur et à l’intérieur. Elles sont de différents types parce que les classes dominantes sont divisées sur la marche à suivre. D’autant plus divisées que le leadership US est affaibli suite aux échecs des interventions en Afghanistan, en Irak, en Libye. C’est pourquoi il est moins que jamais pertinent de tenter de tout expliquer par la mainmise de Washington…

Il est n’est pas toujours simple, d’ici, de connaître exactement l’état des rapports de forces sur le terrain en Syrie. Les activistes syrien(ne)s, des chercheurs et journalistes et les courants démocratiques et de gauche (dont nos camarades du Courant de la Gauche révolutionnaire syrienne) nous fournissent des informations pour savoir globalement où on en est. La seule manière de s’orienter dans cette situation terriblement complexe est de prendre comme repère le soutien à la révolution et la lutte contre ses ennemis. Tous ses ennemis. L’impérialisme et ses alliés, bien sûr. Mais aussi et avant tout Bachar et ceux qui le soutiennent ! Sans oublier les djihadistes, toujours largement minoritaires malgré un armement et des fonds supérieurs aux brigades de l’ASL, et qui, en matière de crimes, n’ont de leçon à recevoir de personne.

Perdre ce repère de vue risque de provoquer une véritable déroute idéologique de secteurs de la gauche – y compris de la gauche « radicale » - face à des éléments clés du projet de la droite, voire de l’extrême-droite. Sur les réseaux sociaux, le brouillage des repères bat son plein. Comme le dit le communiqué de la LCR : « La prise de position du Front National en France contre l’intervention montre que le refus des bombardements impérialistes et le rappel des mensonges américains qui ont servi à justifier la guerre en Irak ne suffisent pas à tracer une orientation de gauche face au conflit en Syrie. » C’est le moins qu’on puisse dire.

Il s’agit de refuser l’intervention impérialiste à partir d’un point de vue internationaliste de solidarité avec les justes revendications démocratiques et sociales de la révolution syrienne contre le régime de Bachar, y compris son droit à l’auto-défense. En étant conscients que l’écrasement de la révolution favoriserait non seulement Bachar et l’impérialisme, mais aussi les djihadistes. C’est compliqué ? Sans doute, mais il n’y a pas d’autre voie digne de la gauche. Cela risque d’échouer ? Peut-être, mais il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de certitude quant à l’aboutissement victorieux d’une révolution en marche.

Mauro Gasparini

Auteur italien de romans (“Dammi un bacio ”, publié aux
éditions LeBolleBlu et “Veleno ”, publié chez Scritturapura Editore) et auteur dM=’un article conjoint avec Daniel Tanuro La Syrie, la gauche et le piège des alternatives infernales.

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