Je me suis retrouvé dans une file d’une vingtaine de personnes qui n’avançait pas. Les quatre derniers semblaient s’être donné rendez-vous. Ça jasait déjà pas mal quand je les ai rejoints.
Est arrivé un monsieur derrière moi qui s’est exclamé, taquin :
– Héhé, on ne parle pas de politique dans le bureau de vote !
Les autres se sont tournés vers lui en riant.
– On parle pas du municipal, Bernard, on parle plus général, a répondu une dame avec un imper.
– Ouais, on parle du général. Du général Barrette ! ajouta celle avec un parapluie rose, faisant s’esclaffer le petit groupe.
– Encore ? demanda Bernard.
– Ben, comment veux-tu faire autrement ? dit la dame à l’imper. L’as-tu vu, c’te semaine, à la télé ? Fier comme un paon, venir dire que si ça va mieux dans les urgences, c’est grâce à ses lois…
– Même qu’il riait !, ajouta la dame au parapluie, mécontente.
– Mais tout le mérite en revient au personnel du réseau, ajouta ironiquement la plus jeune du groupe.
– On l’sait ben que c’est grâce au personnel, fit la dame en secouant son parapluie. Si ce n’était pas d’eux autres, j’te dis que ça irait ben plus mal. Y sont en train d’y laisser leur santé, à force de courir comme des bons pour les patients.
– 5108 ! cria une voix à l’avant. 5108, y’a personne ? Vous autres, là-bas…
– Non, nous-autres, ici, c’est le 5112, répondit la plus jeune.
L’homme qui avait un manteau de cuir dit :
– Y paraîtrait que le temps d’attente à l’urgence a diminué de 15%.
– Le temps d’attente sur civière, corrigea la plus jeune. Si t’es pas sur civière, ça peut être plus long !
– En tout cas, il a dit qu’il avait investi 100 millions $ pour ça, reprit l’homme, pis qu’il n’y a personne qui avait fait ça avant lui !…
– Ça, c’est vrai, lâcha la dame au parapluie, y’a personne avant lui qui avait coupé comme ça !
– Comment c’est qu’il a dit ça, déjà ? ajouta la plus jeune. Ah oui : il a parlé de la fluidité de ses réformes ! Il a dit que son objectif, c’était que les patients aient les soins dans le délai requis.
– Délai requis, lâcha Bernard derrière moi. Checke ben, fille : mon beau-père, 80 ans passés, il a une bosse qui lui poussait dans le cou. Son médecin de famille lui dit qu’il devait voir un spécialiste pour décider s’il fallait une opération. Pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste dans le public, ça prenait plus qu’un an. Qu’est-ce que tu penses qu’il a fait ?... Il est allé au privé ! Le spécialiste l’a examiné 15 minutes, puis il a appelé l’hôpital et lui a trouvé un trou pour l’opérer. Un fast-track qui lui a coûté 250$ !
– C’est ça, sa feludidi… sa feluidité, s’accrocha la dame au parapluie.
– Fluidité, reprit la jeune en souriant.
– Feluidité, fluidité, en tout cas, son délai requis, y passe par le privé !
Et elle ajouta, un peu plus bas :
– Moi, y m’donne le fluide !, ce qui fit s’esclaffer le groupe.
– 5114, cria encore la voix en avant. 5114 et 5108 !
Tout le monde regarda son papier au cas où leur numéro aurait changé. La file avança d’un pied.
– Mais avez-vous vu, reprit le monsieur au manteau de cuir, quand l’animateur lui a montré les chiffres sur les urgences qui débordaient ? Ah, ah, là, il pavanait moins !
– Oui, mais il a dit que bientôt, là-dessus aussi, il y aurait des améliorations pareilles, répliqua la jeune.
– Comment tu veux qu’y fasse ça ? demanda la dame à l’imper. Le docteur, dans le reportage, y disait qu’ils ne pourraient pas faire mieux s’il n’y avait pas plus d’argent d’investi, ils étaient au bout du rouleau.
– À moins qu’il désassure des soins ou services, dis-je tranquillement.
Le groupe se tourna vers moi.
– Une désassurance de soins et services, ça peut faire baisser l’affluence dans les urgences, ajoutai-je.
– C’est vrai, je me souviens, dit la plus jeune qui semblait avoir une bonne mémoire des déclarations du ministre. Il avait dit ça, au début, qu’il n’y aurait pas plus d’argent dans la Santé, pis qu’à un moment donné, il faudrait faire des choix.
– Ben là ! s’exclama la dame à l’imper. Y vont faire des surplus comme ça s’peut pas, y’ont juste à les réinvestir dans la Santé !
– Oui, mais comment vous pensez qu’ils les ont faits, ces surplus-là ? demandai-je.
– C’est vrai, dit l’homme en déboutonnant son manteau de cuir. Y’ont pas arrêté de couper depuis qu’y sont là ! À force de couper…
– Pis les élections s’en viennent, ajoutai-je. Ils vont probablement annoncer des baisses d’impôt. Ça, ça va être populaire !
– Des baisses d’impôt, des baisses d’impôt, si y faut qu’on aille au privé à 250$ d’la shot, ça va en prendre pas mal, des baisses d’impôt, dit la dame au parapluie. On n’est plus jeune, là.
– 5111, 5114 et 5108, cria la voix en avant. La file progressa d’une autre place, pendant que deux personnes derrière nous s’avancèrent.
Tout le monde regarda à nouveau son papier.
– En tout cas, reprit la dame au parapluie, dans moins d’un an, on va être encore icitte pour voter. Faudrait ben qu’on vote contre lui.
S’en suivit un silence, comme de découragement, aurait-on dit, interrompu seulement par la voix à l’avant.
– 5115 !
5115, répondis-je en levant mon papier, prêt à m’avancer.
Au moment où je quittais le groupe, j’entendis le monsieur au manteau de cuir dire :
– Ouais, ben c’est pas fait, ça ! Barrette pis Couillard à Québec, c’est comme Coderre à Montréal : c’est pas débarquable !...
Jacques Benoit.
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